Centre-Val-de-Loire : le pari citoyen des Verts et Insoumis pour gagner la région

jeudi 20 mai 2021.
 

Alors que les gauches se divisent en vue des régionales, des citoyens du Centre-Val-de-Loire jouent les passeurs entre EELV et LFI pour faire liste commune. En face, un président socialiste sortant, une droite désunie, une extrême droite puissante et le risque de l’abstention.

14 mai 2021 Par Mathilde Goanec

Blois (Loir-et-Cher), Tours (Indre-et-Loire).– Devant le portail du pavillon aux murs pâles, elle hésite. Delphine Benassy, candidate non encartée, fait du porte-à-porte à Blois pour la liste « Un nouveau souffle » à l’élection régionale, soutenue notamment par Europe Écologie-Les Verts (EELV) et La France insoumise (LFI). L’action débute par la maison du premier adjoint du maire de Blois, un socialiste, dont le parti s’engage sur une liste concurrente soutenue par le parti communiste et les radicaux. Toute la géographie complexe des alliances locales à gauche résumée en une seule adresse… Finalement, la candidate glisse simplement son tract dans la fente de la boîte aux lettres, histoire d’« éviter la provocation ».

Delphine Benassy travaille dans le secteur associatif, ce qui a longtemps tenu lieu pour elle d’engagement. En 2017, elle est séduite par le projet présidentiel porté par Benoît Hamon, sans pour autant sauter le pas. Sa participation comme candidate aux élections régionales est son tout premier engagement politique et électoral. « À l’écologie, j’y suis arrivée par l’alimentation, et peu à peu toutes les pièces du puzzle se sont mises en place : il fallait que je sorte de mon canapé. »

Cheminant à ses côtés, Reda Belkadi, membre actif de La France insoumise et conseiller municipal de la commune de Vineuil (Loir-et-Cher). Ces deux-là ne se connaissaient pas il y a encore deux mois. Ils ambitionnent désormais de ravir, avec leurs 87 autres colistiers, la région au président sortant, le socialiste François Bonneau.

Avec une singularité de taille pour la liste « Un nouveau souffle » : 40 % des places ont été réservées à des citoyens en dehors de toute affiliation partisane, le plus souvent sans aucun mandat local. « Au début, ça m’a un peu étonné d’être l’un des militants les plus expérimentés à 23 ans », note Reda Belkadi, un sourire en coin.

La démarche a été lancée par la tête de liste Charles Fournier, membre d’EELV et actuel vice-président délégué à la région. Les Verts ont également mis leurs moyens financiers, l’infrastructure du parti et des salariés à disposition de la campagne. Environ 600 habitants rassemblés dans des « comités d’initiative » locaux ont planché depuis juillet dernier autour du programme, puis choisi le mode de désignation des candidats potentiels, pour enfin faire remonter fin décembre leurs propositions pour arbitrage.

En Indre-et-Loire par exemple, la méthode choisie était l’élection sans candidat, que Frédéric Nobileau, un agent immobilier tourangeau, a découvert à cette occasion. « Le résultat était étonnant, des profils très atypiques sont ressortis qui n’auraient sûrement jamais émergé dans un processus classique. » Militant de l’éducation populaire, passé un temps par La France insoumise, l’homme a également été frappé « par la fraîcheur des échanges, le plaisir trouvé » dans une campagne menée jusque-là essentiellement par écrans d’ordinateurs interposés et « visio », Covid oblige.

Charles Fournier, infatigable militant de la démocratie directe au sein de son parti, ne nie pas l’impression de déjà-vu, l’adjectif « citoyen » ayant été accolé à peu près à toutes les sauces ces dernières années dans le champ politique, pour tenter de ramener les électeurs égarés aux urnes. « Des personnalités en dehors des formations partisanes que l’on va chercher pour former des listes électorales, il y en a toujours eu, mais d’ordinaire, à mesure que l’échéance approche, la place des uns et des autres se règle par des coups de fil entre partis. D’ailleurs, quand notre commission électorale interne a rendu sa première version, c’était le tollé. »

Le travail de cette commission électorale, également paritaire entre citoyens engagés et militants politiques, a nécessité un vrai « travail de la dentelle », confirme Gaëlle Lahoreau, candidate en tête de liste pour l’Indre-et-Loire et dont c’est également la première véritable aventure politique : « Il fallait faire de la place aux citoyens, mais en même temps marier la représentation des bassins de vie, des professions, faire de la place aux partis qui étaient sourcilleux sur ce point. Nous avons reçu une première version, et ça a un peu râlé. On a fait nos remarques, c’est reparti et on a abouti à cette liste. »

Cela n’a effectivement pas été sans heurt, ni sans départs fracassants : Christelle de Crémiers, membre d’EELV, elle aussi vice-présidente déléguée de la région, a quitté fâchée l’aventure pour fonder une seconde liste d’inspiration « démocratique et écologique » avec notamment un certain nombre de gilets jaunes. L’une d’entre eux, rencontrée sur un marché dans la ville de Sainte-Maure-de-Touraine (37), a eu cette curieuse formule : « Je ne vote plus. Mais j’ai des idéaux ! À quoi ça sert de jouer le jeu ? »

Quant au socialiste François Bonneau, qui vise un troisième mandat, il a présenté une liste dont la moitié des candidats n’ont jamais été élus, avec une prise de choix en la personne de Témanuata Girard, agricultrice et secrétaire nationale de la Confédération paysanne.

Le cheminement lancé par EELV reste atypique, inédit à l’échelon régional par son ampleur et l’importance qu’il accorde aux tuyaux et boulons de la décision démocratique. Expliquer tout cela en quelques minutes, porte après porte dans les rues de Blois, n’en est pas moins une gageure.

« Je n’aurais jamais pensé finir candidate mais je me suis retrouvée en tête pour le Loir-et-Cher, chemin faisant », explique Delphine Benassy à un parent d’élève de son quartier. Quelques numéros plus loin, quand la porte s’ouvre, Reda Belkadi donne le budget de la région, et parle d’agir « sur la sortie de crise ». L’homme en face de lui tient son chien par le cou, la main bandée. Il a d’autres soucis : « Je suis maçon, j’ai repris une entreprise en plein Covid, et mon stagiaire m’a cassé les doigts, c’est la galère », explique-t-il d’une traite.

« C’est la région qui contribue à la formation professionnelle, donc on peut agir là-dessus », réplique Reda. Le maçon prend le tract, il va regarder. Son voisin n’est lui-même pas inscrit sur les listes électorales. En 2015, lors des dernières élections, plus de 50 % des électeurs s’étaient abstenus dans la région. Aux européennes de 2018, 53 % seulement des inscrits du Centre-Val-de-Loire se sont déplacés.

Dans la maison d’en face, l’octogénaire qui ouvre à « ses convictions », et c’est sur la coloration écologique qu’il attaque bille en tête. « Une plante, de gauche comme de droite, il faut l’arroser. Moi je suis pour l’écologie à condition que ce ne soit pas politique. » Au fond d’une impasse, un jeune homme boit son café dans son petit jardin, et embraye immédiatement : « Les partis sont avec vous ? EELV et LFI ? Alors, oui, je voterai pour vous. »

Depuis Tours, Frédéric Nobileau confirme ce sentiment, dans une campagne commencée timidement sous la cloche du Covid : « Ceux qui suivent un peu veulent savoir si notre démarche est sincère. La notion de rassemblement à gauche, même sans le PS, ça marque aussi. Mais la plupart des gens ne savent même pas qu’il y a des élections régionales… »

Sur le marché de Sainte-Maure-de-Touraine, Gaëlle Lahoreau est une figure connue. Cette rédactrice scientifique, qui a écrit une thèse sur la « survie des jeunes arbres en Savane », a posé ses valises dans la campagne de l’Indre-et-Loire pour élever ses enfants au vert et changer de rythme. Puis est arrivé l’élargissement de l’autoroute A10, à quelques mètres à vol d’oiseau de son « coin de paradis ». Déterminée à freiner Vinci dans ses plans, elle a bataillé des mois durant au sein de l’association Agir A10 contre les nuisances sonores du chantier, en attente désormais d’une décision du tribunal administratif. Son éveil écologique est ancien, son réveil politique vient de là.

Elle intègre d’abord, par curiosité, le comité local d’En marche, en amont des législatives de 2017. « Tu appuyais sur un bouton, le lendemain tu recevais cinq SMS et quasi dans l’heure tu te retrouvais à accompagner la candidate pour aller dans le département faire campagne… J’ai bien vu la dynamique, les boucles Telegram, ça bruissait de partout mais cela s’est vite effondré après l’élection. »

Gaëlle a repris du service au sein des comités d’initiative locaux lancés par EELV, l’an passé. Sur le marché, elle discute désormais sous sa casquette de candidate avec le maire actuel, qui promet, bien qu’à droite, de voter pour elle, puis avec l’ancien maire socialiste, très actif dans la mobilisation contre l’autoroute : « Moi, je suis encarté au PS et ça ne m’empêche pas d’avoir une liberté de ton ! La carte, ce n’est pas Moscou non plus ! Et je ne vois pas de différence majeure entre la liste de Bonneau et la vôtre. Résultat, on a deux listes à gauche ! »

Emmanuel Bonin, candidat avec Gaëlle Lahoreau sur la liste du département, ne voit pas les choses ainsi. Ce fonctionnaire fut lui aussi dix ans durant militant au parti socialiste. « Un gros parti, qui mobilisait beaucoup ses militants mais élections après élections, les élus décidaient seuls et rendaient peu compte. Trois mois après la victoire de Hollande, je suis parti. » Il a rejoint À nous la démocratie !, jeune mouvement politique qui revendique une poignée d’élus depuis les dernières élections municipales.

« On peut demain faire un catalogue brillant de cent idées géniales, ça ne va pas le faire si on ne réfléchit pas sérieusement à la manière d’impliquer les citoyens, insiste Emmanuel Bonin. C’est ce qui est arrivé à l’écotaxe [en 2013, abandonnée à l’issue du mouvement des « bonnets rouges » – ndlr]. Un travail formidable, réunissant plein d’associations, des experts et, au bout du compte, ça part à vau-l’eau. Pourquoi ? Parce que les institutions telles qu’elles sont conçues créent de la résistance. »

A priori en position non éligible, Emmanuel Bonin se voit comme une mouche du coche dans cette campagne pour les régionales. Sur le programme, d’abord : « À la campagne, les gens qui prennent leur bagnole tous les jours pour aller bosser, ils penseront quoi de notre super plan vélo ? » Sur le fonctionnement démocratique de l’institution, ensuite : « On devra mettre en place des outils suffisamment sophistiqués pour que ça tienne le long du mandat. Pas question de faire bosser les citoyens dans le vide et de brandir son joker à tout bout de champ, comme Macron face à la Convention citoyenne pour le climat. »

Ces outils – votations, référendum d’initiative citoyenne local, conventions citoyennes, etc. – existent mais Charles Fournier sait bien à quel point cela s’avère difficile de les imposer, une fois le train lancé. Dans le précédent mandat, il a « ramé à contre-courant », pour imposer la « démocratie permanente » à l’échelon régional. « Il faut systématiser, massifier et reconnaître cette compétence dans le budget. Sinon à chaque fois, il faut se battre pour garder l’enveloppe ! » Il reconnaît aussi des erreurs : « Lors du précédent mandat, nous étions très tournés vers l’extérieur et pas assez vers l’interne, l’administration. Mais c’est d’autant plus dur que la région est une collectivité de back-office qui gère des fonds, elle existe très peu en tant que service public reconnu pour le grand public. »

Betsabée Haas, membre d’EELV et adjointe au maire de Tours, faisait partie des « cogitations citoyennes » ayant largement œuvré à la victoire du maire écologiste Emmanuel Denis à Tours l’an dernier. Un an après, également candidate pour les régionales, elle ne cache pas l’aspect délicat de l’exercice : « Il faut garder ces collectifs de campagne actifs, et ils doivent nous interpeller tout le long du mandat. Mais ce sont des compagnons de route, des partisans. Une fois élus, on doit élargir ces allers-retours avec l’ensemble de la population. »

Aux dernières municipales, Cédric Hounsou, professeur de sciences économiques au lycée, avait lui aussi tenté de construire une liste « d’inspiration citoyenne » face à la baronnie socialiste locale : à Nogent-le-Rotrou (Eure-et-Loire), les hommes de la famille Huwart dirigent la ville depuis… 1965. « Les partis m’ont toujours semblé assez caricaturaux, confie Cédric Hounsou. Ils promettent la sécurité, de raser gratis... C’est normal, ce sont des instruments de conquête du pouvoir. Ils sont d’ailleurs très bons pour le conquérir, moins pour l’exercer. »

À la première réunion avec les membres des partis alliés dans le mouvement « Un nouveau souffle » dans l’Eure-et-Loire, son impression s’adoucit et il veut désormais y croire : « Au début, entre eux et nous, c’était houleux. Les militants professionnels veulent convaincre et se placent parfois comme des “sachants”, les citoyens engagés sont plus dans une culture de la discussion, du doute. Mais j’ai aussi rencontré des gens qui ont la pleine conscience des enjeux du combat politique qu’ils mènent avant d’être des politiciens, et cela m’a réconforté. »

Tout comme Saffran Espouy, candidate du Loir-et-Cher, venue de Sologne, qui se voit quelque part au milieu des « ces tree hugger écolos, parfois trop tendres », et les militants « plus rebelles » de La France insoumise. « Les non-encartés font le liant entre ces formations politiques, complète Cédric Hounsou, mais le plus important est d’être parti à la pêche aux idées depuis l’endroit où l’on se trouvait, de nos territoires, et pas en fonction d’une doctrine toute faite. »

Avoir « tant de gens qui veulent sauter le pas » et qui sont « au même niveau d’implication » que les militants traditionnels ou les élus, « je ne l’ai pas souvent vécu », concède Karin Fischer, l’une des deux chefs de file de La France insoumise dans la région. Son parti a rejoint EELV, Génération.s, Nouvelle Donne (la liste complète des partis associés ici) en Centre-Val-de-Loire après avoir fait le deuil d’une alliance nationale avec les écologistes pour les élections régionales. « Quand on monte des programmes, bien sûr que nous parlons avec le monde associatif, les experts, mais ils ne sont pas dans la machine. À l’inverse, les citoyens nous voient souvent comme des vieilles choses. Je crois que cette démarche a permis qu’ils reconnaissent ce que nous portons. »

Quelle cohérence à l’arrivée, et comment éviter que la quête de consensus et la lente discussion démocratique n’écrasent la politique sociale, économique et environnementale ? « Il y a avait un appel sur des valeurs communes à signer pour s’engager dans cette campagne, je suis un écolo et le programme est sans ambiguïté là-dessus, insiste Charles Fournier. Il faut cependant convaincre que ce n’est pas un attelage de façade à gauche. L’union annoncée comme par miracle, ça ne marche pas, c’est la politique des années 80. »

Dans une élection très favorable au sortant, surtout vu le contexte sanitaire, la possibilité d’une alliance avec la liste PS au deuxième tour est d’ailleurs déjà discutée, à condition que la place des citoyens sur la liste s’impose comme une « ligne rouge ». « Il y a une réorientation de fond à mener sur le plan écologique à la région que le PS ne veut pas forcément porter, regrette de son côté Karin Fischer. Mais si on est derrière au premier tour, nous agirons en conséquence, pas question de laisser la région à la droite. »

Une droite elle-même divisée : le ministre chargé des relations avec le Parlement, Marc Fesneau (Modem), se présente comme candidat pour la majorité, mais peine à constituer sa liste ; Nicolas Forissier embarque pour Les Républicains en compagnie de l’UDI et des centristes ; et le tout jeune Aleksandar Nikolic avance sous les couleurs du Rassemblement national.

La région n’est d’ailleurs pas à l’abri d’une bascule vers l’extrême droite : en 2015, le Front national était au premier tour au coude à coude avec la droite, et à cinq petits points de la liste socialiste, partie avec EELV cette fois-là. Le parti frontiste y a remporté les européennes de 2018.

Dans cette région rurale modelée au doigt mouillé à l’occasion de la réforme de 2016 et à la sociologie électorale plutôt défavorable, « notre cible, ce doit être les abstentionnistes de gauche », martèlent donc les petites mains de la campagne d’« Un nouveau souffle ». Lors de la dernière marche pour le climat, le 9 mai dernier, le cortège où étaient présents de nombreux candidats de la liste s’est élancé, fait inhabituel, non pas de la bourgeoise préfecture du Loir-et-Cher, mais des quartiers nord de Blois. « Des quartiers populaires, il était temps », glisse Reda Belkadi.


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