Par une circulaire, le Ministre de la Justice a demandé aux procureurs et présidents de tribunaux de condamner les appels au boycott de produits israéliens, pour cause de « discrimination à l’égard d’une nation ».
Parce qu’un peuple entier – le peuple palestinien – est bel et bien « privé de ses droits les plus fondamentaux », un ensemble de personnalités s’élève contre le « mépris » du ministre pour un peuple ghéttoisé et colonisé par Israël ainsi que ceux qui le défendent, alors même que la CEDH a légitimé l’appel au boycott pour des raisons politiques.
Vous avez récemment diffusé une circulaire (« dépêche ») à l’attention de tous les procureurs et des présidents de tribunaux, dans laquelle il leur est demandé de condamner les appels au boycott des produits israéliens qui correspondraient à une « provocation à la discrimination à l’égard d’une nation », et cela en dépit de l’arrêt du 11 juin 2020 de la Cour Européenne des Droits de l’homme (CEDH).
Cet arrêt a pourtant clairement légitimé l’appel au boycott d’un État et de ses produits pour des raisons politiques, et a détaillé les raisons de sa légalité, au visa de l’article 10 de la CEDH, en tant que modalité d’expression protestataire, interdisant une restriction de la liberté d’expression dans ce cas. Il a même condamné l’État français à verser plus de 100 000 euros de dommages et intérêts à des militants de Mulhouse qui avaient été sanctionnés en raison de leur appel au boycott d’un régime d’apartheid et des produits qu’il exporte.
Les quelques précautions de rédaction contenues dans votre circulaire (où vous conseillez notamment aux magistrats de « mieux motiver » leurs condamnations) cachent mal le fait que vous revenez à la charge en tentant d’assimiler le boycott d’Israël à de l’antisémitisme, comme le réclament des groupes de pression pro-israéliens.
Et vous en apportez la preuve en recommandant aux magistrats, dans le paragraphe sur les pénalités, d’obliger les boycotteurs (« sauf comportement réitéré ») à effectuer un « stage Shoah » !
Non content de faire peu de cas de l’indépendance de la magistrature – en vous adressant aux présidents des tribunaux – et des jugements de la CEDH auxquels la France a pourtant l’obligation de se conformer, en tant que membre de l’Union européenne, et a fortiori du Conseil de l’Europe [1], vous venez, Monsieur le Ministre, quand on veut se porter au secours du peuple palestinien sous occupation, colonisé, ghettoïsé, martyrisé, nous parler des persécutions subies par les Juifs ? C’est une démarche absolument abjecte, c’est une insulte.
Vous montrez par là, non seulement votre mépris pour un peuple opprimé, mais aussi pour les femmes et les hommes de conscience qui sont contraints de recourir, comme l’ont fait Gandhi, Martin Luther King ou Mandela, à l’appel au boycott, parce que nos gouvernants n’ont aucun respect pour les résolutions et conventions qu’ils ont signées en matière de droits de l’Homme et de droit international, dès qu’il s’agit d’Israël.
Ignorez-vous par ailleurs qu’il y a de nombreux juifs au sein du mouvement international BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions), et parmi eux des enfants et petits-enfants de déportés qui pourraient vous donner quelques leçons en matière de génocide des juifs, y compris par la France, cette France où en 1941 un seul magistrat a refusé de prêter serment de fidélité à Pétain (les magistrats juifs ayant déjà été écartés). Et bien peu de gens ont malheureusement retenu le nom de Paul Didier, quasiment jamais cité dans les hommages qui sont rendus à ceux qui ont résisté à la propagande ambiante.
L’État français est déjà tombé bien bas en inquiétant des personnalités comme Stéphane Hessel, Edgar Morin ou Daniel Mermet pour leurs critiques sur la politique israélienne. S’ils vivaient en France, il en serait sans doute de même pour Noam Chomsky, Norman Finkielstein, Ken Loach, Roger Waters, Desmond Tutu, Ronnie Kasrils et bien d’autres, qui appellent au boycott d’Israël et sont qualifiés d’antisémites par Israël.
Et pensez-vous qu’un « stage Shoah » pourrait convenir aux Israéliens juifs qui, eux aussi, appellent au boycott de ce même État, comme l’historien Ilan Pappé (Ilan Pappé à la BBC, traduction ici), le journaliste Gideon Levy ou encore la présidente de l’association israélienne des Médecins pour les Droits de l’Homme, Ruchama Marton ? Que feriez-vous de l’ancien président du parlement israélien, Avraham Burg, qui a tellement honte de la politique israélienne qu’il a demandé à ce que sa « nationalité juive » soit supprimée ? Quelle sentence pour les jeunes Israéliens juifs, ces refuzniks, qui préfèrent aller en prison, plutôt que de servir dans une armée d’occupation ?
Monsieur Dupond-Moretti, ce serait une grave erreur de penser que tous les juifs sont coulés dans un même moule, et qu’ils soutiennent tous un État qui commet des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, uniquement parce qu’il se prétend juif.
Ce n’est pas parce qu’on ne leur donne jamais la parole que les juifs sachant reconnaître l’injustice et l’oppression n’existent pas.
Ils sont heureusement nombreux – et même de plus en plus nombreux – en Europe, aux États-Unis et même en Israël, à s’élever contre l’occupation, la colonisation israélienne et son cortège d’atrocités, telles que les bombardements de populations civiles, les démolitions d’écoles et de cliniques, la détention et la torture des enfants, les ghettos privés d’électricité, d’eau potable, de soins et de nourriture comme à Gaza.
Vous osez parler de « discrimination à l’égard d’une nation », quand un peuple entier est privé de ses droits les plus fondamentaux, dont sa liberté de mouvement, depuis des décennies, par un occupant brutal, qui viole en permanence les droits de l’homme et le droit international, en remettant au goût du jour la notion de race supérieure [2] ?
Monsieur Dupond-Moretti, attention à ne pas contribuer au développement de l’antisémitisme en France.
En érigeant Israël au-dessus des lois, en lui garantissant l’impunité, en envoyant aux magistrats une circulaire qui ne traite que du boycott d’Israël, et d’aucun autre pays, en vous soumettant aux volontés d’un lobby pro-israélien sans scrupules, qui encourage en France les agissements violents des nervis d’extrême-droite de la « Ligue de Défense Juive », on répand l’idée malsaine, et au final antisémite, que les juifs forment une catégorie de gens à part, au-dessus des lois.
Au lieu de vouloir nous bâillonner parce que nous appelons à des sanctions contre Israël visant à donner du sens à vos « Plus jamais cela » de façade, vous devriez comprendre, Monsieur le Ministre, que les actions BDS, qui réunissent des personnes de toutes confessions (y compris juive) et athées, sont au contraire de nature à lutter contre le racisme, dont l’antisémitisme.
[1]L’adhésion des États à la Conv. EDH a pour conséquence l’obligation pour ces États de se conformer aux arrêts définitifs de la CEDH dans les litiges auxquels ils sont parties (Conv. EDH, art. 46, 1°). Ces arrêts doivent être exécutés. Afin de se conformer aux arrêts de condamnation de leur États, les juridictions nationales intègrent directement la jurisprudence européenne dans leur interprétation. Au sein de la hiérarchie des normes de leur ordre interne, les États européens doivent même accorder une valeur supra-législative à la Conv.EDH. Mais sur le plan législatif, comme il n’existe aucune loi en France, interdisant l’appel au boycott d’un État pour des raisons politiques, la France n’a donc pas à modifier sa législation dans le cas présent.
[2]Voir la Loi sur l’État-Nation votée le 19 juillet 2018 qui définit Israël comme « foyer national du peuple Juif » et stipule que « le droit à l’autodétermination nationale est unique au peuple juif ».
Ludivine Bantigny (historienne)
Saïd Bouamama (sociologue et militant du FUIQP)
Janos Borovi (militant antiraciste ; enfant caché rescapé de la Shoah. Grand-mère fusillée en 1944 à Budapest)
Sohil Budjellal (avocat)
Jacques-Marie Bourget (journaliste, écrivain)
Alain Brossat (universitaire)
François Burgat (politologue, Aix en Provence)
Dominique Cochain (avocate)
Christine Delphy (sociologue, féministe)
Christophe Denantes (médecin anesthésiste, Hôpital Avicenne Bobigny)
Georges Yoram Federmann (psychiatre gymnopédiste, Strasbourg)
Mgr Jacques Gaillot (évêque de Partenia)
Claire Gaillard-Strauss (biologiste, chargée de recherche au CNRS)
François Gèze (éditeur)
Sefen Guez Guez (avocat)
La Troupe artistique JOLIE MOME
HK (artiste, musicien, auteur)
Sarah Katz (participante à la flottille de la liberté de 2018)
Olivier Le Cour Grandmaison (universitaire)
Adrien Nicolas (militant anti-guerre)
Roland Nurier (réalisateur)
SIDI WACHO (artistes)
Pierre Stambul (fils d’un membre du groupe Manouchian, déporté à Buchenwald)
Odile Tobner (écrivain et essayiste)
Bérenger Tourné (avocat)
Françoise Verges (politologue, féministe décoloniale)
Olivia Zémor (militante antiraciste, pour une Palestine libre)
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