Le nouveau gouvernement israélien ouvre une nouvelle ère d’incertitudes au Moyen-Orient

mercredi 11 janvier 2023.
 

L’Otan du Moyen-Orient que voulait créer Donald Trump, en réunissant Israël et les monarchies arabes du Golfe contre l’Iran, n’a pas survécu aux rivalités et aux contradictions d’une région historiquement instable. Et où le gouvernement de Netanyahou, présenté le 29 décembre, ajoute un détonateur supplémentaire.

« Il y a ce que nous savons que nous savons. Il y a aussi ce que nous savons que nous ne savons pas. Et il y a enfin ce que nous ne savons pas que nous ne savons pas. Et c’est là que nous attendent les problèmes les plus difficiles. »

L’ancien diplomate israélien Alon Pinkas, devenu analyste politique, a exhumé la célèbre « matrice d’estimation des risques stratégiques » de Donald Rumsfeld, secrétaire à la défense de Gerald Ford, puis de Georges W. Bush, pour évaluer les perspectives stratégiques au Moyen-Orient en 2023 et au-delà. Autant dire que son analyse comporte davantage de questions que de réponses. Et n’incite pas à l’optimisme.

Il y a d’abord, constate-t-il, la possibilité d’une reprise de la guerre en Syrie, où le régime de Bachar al-Assad contrôle, avec l’aide de ses alliés russes et iraniens, les deux tiers du pays, tandis que le reste est aux mains de forces rebelles. Il y a aussi le risque d’explosion d’une guerre civile en Irak. Ou l’hypothèse d’un embrasement des territoires occupés palestiniens et d’un soulèvement allant jusqu’au démantèlement par les Palestiniens de l’autorité de Ramallah.

Il y a encore la révolte populaire qui gronde en Iran depuis la mort en détention de Mahsa Amini, en septembre dernier, et la décision du régime de Téhéran de franchir le « seuil nucléaire » et de développer une « option atomique militaire ». Même s’il s’agit d’un développement délibérément limité, il y a là un risque réel de déstabilisation régionale.

Il y a ensuite, aux yeux d’Alon Pinkas, un débat stratégique propre à Israël. Celui qui s’impose à un pays engagé, sinon piégé, dans deux triangles géopolitiques très instables. Un triangle États-Unis/Iran/Israël et un triangle États-Unis/Israël/Arabie saoudite. Auxquels on peut même ajouter un triangle Israël/Palestine/États-Unis si, comme on peut l’imaginer, Washington tente une fois encore de jouer les médiateurs et d’offrir son aide aux deux camps. À supposer que ceux-ci aient l’intention de négocier, ce qui est loin d’être le cas en ce moment.

À la surprise de ses porte-parole à l’étranger, le Qatar, dont les ambitions de médiation diplomatique sont connues, et devaient être promues par l’organisation de la Coupe du monde de football, n’a pas réussi à s’insérer dans l’un de ces triangles. Son image internationale a au contraire été écornée par les accusations de corruption portées par l’Union européenne.

Mais pour Alon Pinkas, comme pour nombre d’analystes et d’observateurs de l’actualité internationale, le retour au pouvoir de Benjamin Netanyahou à la tête du gouvernement le plus à droite et le plus religieux de l’histoire d’Israël est indiscutablement, bien avant le Mondial qatari et ses diverses retombées, l’un des événements les plus importants et les plus porteurs de risques de déstabilisation, voire de conflits, que la région ait connus au cours de l’année qui vient de s’achever.

« Tous les composants d’une crise majeure sont réunis, note un diplomate européen spécialiste de la région. Pour la première fois dans l’histoire du conflit du Proche-Orient, les territoires palestiniens seront administrés par des colons et des politiciens issus des organisations de colons les plus extrémistes. »

Une situation explosive et jugée tellement inacceptable par l’ambassadrice d’Israël en France, Yael German, qu’elle a présenté jeudi 29 décembre sa démission à Netanyahou. « Votre politique, les déclarations des ministres de votre gouvernement et les intentions de législation sont contraires à ma conscience, à ma vision du monde et aux principes de la déclaration d’indépendance de l’État d’Israël », écrit-elle dans la lettre qu’elle a adressée au premier ministre.

Le suprémaciste juif Itamar Ben Gvir, de la colonie de Kyriat Arba, condamné en 2007 pour soutien à une organisation terroriste et incitation à la haine, est désormais ministre de la sécurité – devenue sécurité nationale, avec un périmètre étendu.

Cet avocat, chef du parti Force juive, dont le dossier de sécurité était si chargé qu’il n’a pas été autorisé à servir comme soldat, contrôlera la police et sera donc responsable du maintien de l’ordre sur le mont du Temple, où se trouvent le Dôme du Rocher et la mosquée al-Aqsa, troisième lieu saint de l’islam avec La Mecque et Médine.

Il entend retirer à l’armée l’autorité sur la police des frontières, déployée et active dans les territoires palestiniens occupés.

Le risque de prochaines annexions de territoires palestiniens

Également avocat, raciste anti-arabe lui aussi, Bezalel Smotrich, de la colonie de Kadoumim, près de Naplouse, responsable du parti Sionisme religieux, a obtenu le ministère des finances ainsi qu’un autre portefeuille, au sein du ministère de la défense, qui lui donnera autorité sur l’« Administration civile », c’est-à-dire sur la branche de l’armée chargée de gérer la population palestinienne et le développement des colonies.

Selon l’ancien directeur du Shin Bet (la sécurité intérieure israélienne), Ami Ayalon, ce transfert délibéré du pouvoir aux colons, ajouté au discrédit dont souffre l’Autorité palestinienne de Mahmoud Abbas, jugée incompétente, illégitime et corrompue, « ne peut conduire qu’à un renforcement de la lutte armée palestinienne ».

Un sondage rendu public le 13 décembre 2022 indique d’ailleurs que 72 % des Palestinien·nes sont désormais favorables à la résistance armée. Et cela au moment où la cause palestinienne, délaissée par les régimes arabes, retrouve un certain soutien parmi les peuples, ainsi que l’a montré l’apparition des couleurs de la Palestine dans les gradins du Mondial au Qatar.

Grisés par leur succès électoral, confortés par l’impunité dont bénéficient l’armée et les colons, responsables de la mort de près de 140 Palestiniens en 2022, les nouveaux dirigeants israéliens risquent fort de ne pas résister à la tentation de mettre en œuvre sans attendre leur projet idéologique en annexant manu militari des territoires palestiniens et en expulsant leurs habitant·es.

Les lignes directrices du nouveau gouvernement indiquent d’ailleurs qu’il « encouragera et développera l’expansion de la présence juive dans toutes les parties de la terre d’Israël, en Galilée, dans le Néguev et en Judée-Samarie [Cisjordanie, dans le langage des colons – ndlr] ».

Smotrich, Ben Gvir et leurs alliés risquent d’aller d’autant plus loin dans la réalisation de leur programme de colonisation et de « nettoyage ethnique » qu’ils sont protégés par l’arme absolue de propagande que constitue le chantage à l’accusation d’antisémitisme utilisé massivement par Netanyahou et les siens, à l’intérieur et à l’étranger, à l’encontre de ceux qui dénoncent l’occupation et la colonisation, ou qui critiquent la dérive d’Israël vers l’apartheid et l’illibéralisme.

Les réticences de l’Arabie saoudite

Dans le climat actuel du monde arabe, l’explosion éventuelle d’un conflit armé en Cisjordanie et à Jérusalem ne pourrait pas rester un conflit étroitement israélo-palestinien, comme le furent les dernières opérations de l’armée israélienne à Gaza. Elle ne manquerait pas, pour commencer, d’avoir des conséquences spectaculaires sur l’équilibre, voire l’existence des « triangles géopolitiques » qui devaient fonder, selon la Maison Blanche, la nouvelle stabilité de la région.

« Nous considérons Israël comme un allié potentiel, déclarait, en mars dernier, le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane (MBS). Mais ses dirigeants doivent d’abord résoudre leur problème avec les Palestiniens. »

La réserve n’est pas nouvelle. Mais les dirigeants israéliens d’aujourd’hui peuvent-ils l’entendre ? En 2020, Riyad avait refusé de rejoindre les Émirats arabes unis, Bahreïn et Israël au sein des accords d’Abraham patronnés par Donald Trump. Les dirigeants saoudiens redoutaient qu’un tel rapprochement avec Israël, alors que les Palestiniens ne disposent toujours pas de leur État, provoque des réactions violentes parmi la population du royaume.

Israël avait donc discrètement vendu aux Émirats un système de défense antiaérienne de haute technologie, fourni à Bahreïn des batteries antidrones, conclu avec les deux monarchies arabes des accords de libre-échange, et noué avec Oman et le Qatar des relations sécuritaires « sous les radars ». Mais le projet américano-israélien d’un « Otan du Moyen-Orient » face à l’Iran était resté dans les tiroirs.

Même Manama et Abou Dhabi manifestaient des réticences face à cette alliance militaire avec Israël contre l’Iran. Les dirigeants du royaume de Bahreïn et des Émirats craignaient qu’un tel dispositif stratégique ne finisse par provoquer une guerre ouverte avec la République islamique.

Un conflit dont les bénéfices, pour leurs États, auraient été, jugeaient-ils, très limités. Avec la défaite de Trump et l’arrivée à la Maison Blanche de Joe Biden, le rôle des « triangles géopolitiques » anti-Iran dans la stabilité et la sécurité de la région est devenu de plus en plus discuté. De moins en moins évident.

La Chine et la Russie se placent

Sous Trump, déjà, les capitales arabes du Golfe avaient constaté que la stratégie de la « pression maximum » revendiquée par les États-Unis à l’encontre de Téhéran avait échoué à mettre le régime iranien « à genoux ». Riyad et Abou Dhabi avaient ensuite déploré la réponse pour eux beaucoup trop timorée de Washington lorsque des groupes armés tenus pour des alliés de l’Iran avaient attaqué des installations de la compagnie pétrolière saoudienne Aramco et des navires de commerce arabes dans le Golfe.

Par la suite, l’implication de MBS dans l’assassinat à Istanbul, en 2018, du journaliste Jamal Khashoggi, la décision de Joe Biden de marginaliser le prince saoudien puis, plus récemment, le refus saoudien d’augmenter sa production de pétrole comme le réclamait Washington, pour répondre aux mesures prises par Poutine, ont encore alourdi le climat entre les États-Unis et Riyad.

Aux accusations d’ingratitude adressées par la Maison Blanche à des monarchies pétrolières devenues prospères à l’abri du parapluie américain, mais désormais tenues pour des alliés capricieux, répondent les griefs de Riyad ou d’Abou Dhabi reprochant notamment à leur « protecteur » américain de tenir en réalité Israël pour un allié privilégié. Au point d’hésiter encore à leur livrer l’avion de combat de dernière génération F-35, dont l’armée israélienne dispose déjà depuis des années.

Ce climat d’acrimonie réciproque, aggravé par la priorité accordée par Washington au brûlant conflit ukrainien aux dépens de la crise récurrente, mais tiède, entre l’Iran et ses voisins, explique en partie pourquoi le président chinois Xi Jinping a reçu début décembre à Riyad un accueil beaucoup plus « démonstratif », diplomatiquement parlant, que celui réservé l’été dernier à Joe Biden.

Et pourquoi une « alliance stratégique » et des accords de coopération économique et militaire s’élevant à plusieurs dizaines de milliards de dollars ont été conclus entre Pékin et plusieurs monarchies du Golfe. Dont l’Arabie saoudite, avec laquelle les échanges ont progressé de 380 % entre 2016 et 2020 et où la Chine va construire au moins un réacteur nucléaire et une usine de désalinisation.

La prolifération nucléaire sera en 2023 et au-delà l’un des principaux sujets d’inquiétude au Moyen-Orient.

Et Pékin n’est pas le seul partenaire vers lequel Riyad est prêt à se tourner pour remplacer, si besoin était, l’allié américain défaillant ou pas assez respectueux de son indépendance. La firme russe Rosatom est aujourd’hui également candidate à la construction d’un réacteur nucléaire aux conditions fixées par Riyad. C’est-à-dire en s’engageant à ne pas exercer de contrôle sur la production d’uranium enrichi. Ce que Washington a du mal à admettre, même dans le cas d’un transfert de technologie à usage strictement civil.

Ces projets, comme la construction par Moscou de réacteurs nucléaires en Égypte et en Turquie, indiquent que la prolifération nucléaire sera en 2023 et au-delà l’un des principaux sujets d’inquiétude au Moyen-Orient.

Barack Obama avait tenté d’endiguer ce péril en signant en 2015, à Vienne, avec Téhéran, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies (Chine, États-Unis, France, Royaume-Uni, Russie) plus l’Allemagne et l’Union européenne, un accord international de non-prolifération. Il permettait à l’AIEA, l’agence spécialisée de l’ONU, de contrôler le programme nucléaire iranien en échange de la levée des sanctions économiques imposées à Téhéran depuis 1995.

Sous l’influence de Netanyahou, hostile à l’accord depuis le premier jour, Donald Trump avait décidé, en 2018, d’en retirer les États-Unis, détruisant de fait tout l’édifice diplomatique mis sur pied par Obama et ses partenaires. Et fournissant aux dirigeants iraniens un prétexte pour reprendre le programme d’enrichissement de leur stock d’uranium.

Peut-être parce que ses conseillers jugent que l’accord international est le meilleur moyen de s’informer sur le développement du programme nucléaire iranien et éventuellement de le contrôler, Joe Biden semble décidé à reprendre les négociations pour tenter de ressusciter l’accord de Vienne. Même si les approches tentées depuis 2018 ont été décevantes. Et si l’hostilité de l’allié israélien reste vigoureuse.

La Maison Blanche ne l’ignore évidemment pas : Netanyahou proclame depuis près de 20 ans qu’une arme nucléaire entre les mains du régime iranien constituerait pour Israël un « péril existentiel » et qu’Israël ne laissera pas l’Iran atteindre ce seuil. Menace parfois accompagnée de fuites sur la date de l’offensive israélienne et ses cibles.

Face à l’Iran, l’alarmisme rhétorique de Netanyahou

Mais jusque-là, le premier ministre israélien s’est gardé de lancer son armée dans cette aventure. Les seules opérations militaires israéliennes contre l’Iran, ces dernières années, ont été des frappes aériennes contre des bases ou des entrepôts de matériel de guerre iranien en Syrie ; des liquidations ponctuelles de scientifiques liés au programme nucléaire en Iran et des intrusions de « sabotage informatique » dans le réseau du programme nucléaire.

Des voix au sein des services de renseignement et même de l’armée israélienne le répètent : l’alarmisme du premier ministre est surtout rhétorique. La dénonciation du danger nucléaire iranien a essentiellement pour but de détourner l’attention de la situation d’oppression dans laquelle vivent les Palestiniens.

Agrandir l’image © Illustration Justine Vernier / Mediapart Et la critique de l’accord de Vienne vise moins le contrôle trop laxiste du programme nucléaire que la levée des sanctions, qui permettrait à l’Iran de récupérer une bonne partie de ses fonds, gelés à l’étranger, pour financer les groupes armés à son service : le Hezbollah au Liban, les houthis au Yémen et certaines des milices chiites en Irak.

Porté au pouvoir grâce au soutien de l’extrême droite religieuse et des colons, Netanyahou n’a rien à leur refuser. Surtout tant qu’ils n’ont pas voté à la Knesset les textes qui devraient lui permettre d’échapper aux poursuites pour corruption engagées contre lui. Mais le premier ministre israélien ne peut ignorer que l’Arabie saoudite et les Émirats, ses principaux partenaires arabes dans le projet d’alliance régionale anti-Iran, ont changé de stratégie face à Téhéran.

Déçus par le manque d’empressement de Washington à épouser leur cause, ils se sont désormais lancés dans un dialogue approfondi avec l’Iran. « Nous ne voulons pas la guerre ni une confrontation avec l’Iran. Absolument pas, déclarait récemment un officiel saoudien. La dernière chose que nous voulons est d’être entraînés dans une guerre entre Israël et l’Iran. »

À LIRE AUSSI Accord sur le nucléaire iranien : Israël implore les États-Unis de ne pas signer 27 août 2022 Abou Dhabi, de son côté, a nommé en août un ambassadeur à Téhéran. Le premier depuis six ans. Quant au régime iranien, il a indiqué qu’il était disposé à « tolérer la normalisation des relations de ses voisins avec Israël. À condition qu’ils ne permettent aucune opération de renseignement contre l’Iran à partir de leur territoire ».

Faute de revenir au projet d’« Otan du Moyen-Orient » disparu avec Trump, Joe Biden pourrait peut-être trouver dans ce climat d’ouverture diplomatique une « fenêtre d’opportunité » pour tenter de ressusciter l’accord de Vienne.

Car l’Iran a aussi d’autres perspectives diplomatiques. Allié de Moscou en Syrie, fournisseur privilégié de l’armée russe en drones d’attaque depuis le début de la guerre en Ukraine, Téhéran s’est tourné, comme Riyad, vers Pékin et ses moyens financiers démesurés pour trouver les investissements nécessaires au développement de ses infrastructures, de son industrie et de ses services publics pour le prochain quart de siècle. Un accord de « coopération stratégique » de 400 milliards de dollars aurait déjà été signé.

Même si les détails du document n’ont pas été entièrement publiés, on sait déjà qu’il garantirait à Pékin un quasi-monopole sur le pétrole et le gaz iraniens. Et qu’il permettrait à la Chine d’établir des bases militaires pour protéger les installations gazières.

Mais Pékin aurait mis une condition à la conclusion de cette alliance économique : le renouvellement de l’accord de Vienne, dont la Chine, comme les quatre autres membres du Conseil de sécurité, est partenaire. Pékin apportant de fait son soutien à Washington pour convaincre Téhéran. L’Orient est décidément un monde complexe.

René Backmann


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