Crimes sexuels : faut-il les rendre imprescriptibles ?

jeudi 28 janvier 2021.
 

Depuis plusieurs jours, les réseaux sociaux sont le lieu de nombreux témoignages sous le hashtag #MeTooInceste. Et le débat sur l’imprescriptibilité des crimes sexuels, notamment lorsque la victime était un enfant, est relancé.

En 1989, le délai de prescription pour les crimes sexuels sur mineurs était de 10 ans. Il a été allongé à 20 ans en 2004, puis à 30 ans en 2018, délai qui court à partir de la majorité de la victime.

En ce début d’année, le débat est à nouveau relancé. Au commencement, le livre de Camille Kouchner, La Familia grande, où elle dénonce l’inceste dont son frère a été victime de la part de son beau-père, Olivier Duhamel. Faut-il dès lors allonger le délai de prescription, voire rendre imprescriptibles les crimes sexuels commis sur mineurs ?

Avant toute chose, c’est quoi une prescription ?

Sur le site service-public.fr, on définit la prescription comme étant « la période au-delà de laquelle l’auteur d’une infraction ne peut plus être poursuivi, c’est-à-dire jugé par un tribunal. Le délai varie selon l’infraction. Le point de départ du délai est le jour de l’infraction, mais il existe des exceptions. »

Il y a une multitude de prescriptions et d’allongements exceptionnels. Les délais vont de un an pour les infractions à 30 ans pour certains crimes graves. [1] Seuls les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles – ainsi que les fautes disciplinaires des avocats, une « aberration » pour ces dernières, selon l’avocate au barreau de Paris Caroline Mecary.

Historiquement, la prescription a toujours été un principe fondateur du droit, depuis l’époque romaine. En France, elle est inscrite sous Napoléon dans le code d’instruction criminelle de 1808. À quoi ça sert la prescription ?

En 2019, Le Monde avait déjà répondu à cette question avec une grande clarté. Nous en recopions ici les grandes lignes :

[La prescription] repose sur plusieurs fondements, comme le détaille le rapport d’information parlementaire publié en 2014 par les députés Alain Tourret et Georges Fenech.

Des positions de principe :

le « droit à l’oubli », pour préserver la paix sociale, car « le trouble causé s’apaiserait progressivement avec le temps » ;

le « pardon légal », considérant qu’une personne peut changer, et que le temps qui passe a soumis le coupable présumé à d’« incessants remords » et « angoisses liées à la crainte d’être condamné » ; comme l’explique Me Emmanuel Daoud (membre du collectif Les Surligneurs), la difficulté est de « concilier deux objectifs pouvant paraître antinomiques : réparer les troubles à l’ordre public et assurer la réinsertion sociale de l’auteur de l’infraction » ;

la proportionnalité entre la gravité des faits et la durée de poursuite.

Des risques sur la qualité du procès :

le dépérissement des preuves : les éléments matériels susceptibles de prouver la culpabilité ou l’innocence d’une personne risquent de se dégrader avec le temps ;

la fragilité des témoignage s anciens : le risque d’erreur judiciaire augmente aussi à mesure que les témoignages perdent de leur acuité et s’enrichissent de rumeurs ou d’inexactitudes ;

le risque de déception pour les victimes si une plainte trop ancienne, même pour des infractions graves, n’aboutit pas (non-lieu, relaxe, acquittement) par manque de preuves.

Des questions pragmatiques liées à l’institution judiciaire :

l’efficacité de la réponse pénale : la prescription sanctionne l’inertie de la justice et appuie le droit à être jugé dans un délai raisonnable, inscrit dans la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme (CESDH) ;

la régulation du nombre d’affaires à traiter : la prescription permet aussi d’écluser le stock, alors que la justice manque de moyens humains et matériels

Mais, en 2020, l’argument du « droit à l’oubli » ou encore celui des preuves trop anciennes pour être exploitées ne suffisent plus à endiguer la colère des victimes et de leurs proches. L’impunité est trop grande, l’injustice aussi. Alors, beaucoup de gens demandent l’imprescriptibilité pour les crimes sexuels.

L’imprescriptibilité, une fausse bonne idée ?

« Je milite pour que ces crimes soient imprescriptibles », a ainsi lancé Roselyne Bachelot, la ministre de la Culture. À RTL, Isabelle Aubry, présidente de l’association Face à l’inceste, argue : « La prescription c’est un passeport pour le viol ». Pour Céline Piques, d’Osez le féminisme, « il y a des systèmes d’omerta, de verrouillage du secret, surtout au sein des familles. Puis le secret finit par exploser mais c’est souvent trop tard : il y a prescription ». De son côté, Sandrine Rousseau – l’écologiste qui avait poursuivi Denis Baupin pour agression sexuelle –, déclare sur Europe 1 : « La justice doit s’adapter [...] il faut inscrire dans la loi l’imprescriptibilité des crimes sexuels, notamment sur mineur ».

L’argument majeur mis en avant est celui de l’amnésie traumatique dont peuvent souffrir les victimes. Il peut se passer jusqu’à plusieurs décennies pour que les victimes de viol ou d’inceste prennent conscience du traumatisme qui leur a été infligé, expliquant ainsi une prise de parole, publique ou non, souvent tardive.

Mais tout le monde n’est pas de cet avis. Pour Caroline Mecary, contactée par Regards : « Aujourd’hui, on peut poursuivre des auteurs pour des faits qui remontent à 48 ans. C’est extrêmement large. Plus on allonge la durée de la prescription, plus c’est compliqué de trouver des preuves, des témoins. À part l’aveu de l’auteur… Et puis, avec le temps, il y a une déperdition de l’effectivité de la poursuite judiciaire. On ne peut pas dire que le système actuel protège les agresseurs sexuels. Et si on prend "l’affaire" Duhamel, la principale victime n’a pas souhaité saisir la justice (même si je sais que c’est compliqué). En 2005, Évelyne Pisier avait déjà écrit un livre sur cette histoire. En 2008, il y a une enquête suite au décès de Marie-France Pisier et, en 2011, le parquet avait ouvert une procédure pour agression sexuelle sur mineur, mais les faits étant prescrits depuis 2003, l’affaire avait été classée sans suite. C’est l’omerta qui a prévalu et pour combattre cela il faut de la prévention, de la prévention et encore de la prévention, dès l’école maternelle. »

Étendre le délai pour mieux protéger les enfants ?

Le Sénat doit examiner ce jeudi un texte de loi qui vise à allonger à 40 ans le délai de prescription pour les crimes sexuels sur mineurs. Une proposition qui ne sera pas forcément adoptée par les parlementaires car, comme l’explique la députée Alexandra Louis au Figaro : « Sur ce point, la loi Schiappa en 2018 avait déjà été une avancée majeure, repoussant le délai de 20 à 30 ans après la majorité de la victime. À ce jour, seuls les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles. L’abus sur mineur est un crime scandaleux, mais il faut savoir garder une hiérarchie de valeurs. »

Là aussi, Caroline Mecary appelle à la prudence : « Il ne faut jamais légiférer dans l’urgence et dans l’émotion. Nous avons un arsenal juridique très complet. Ça ne veut pas dire qu’il ne peut pas être amélioré, mais à la marge et pas sur la question d’une énième augmentation du délai de prescription. Faire encore une loi ne résoudra pas la question de fond des moyens humains et matériels donnés de lutte contre les violences intra-familiales et sexuelles. »

Que faudrait-il faire alors ?

Écoutons la réponse de Caroline Mecary : « La première chose à faire pour améliorer la situation de tout ce qui relève des infractions sexuelles, c’est de faire de la prévention et de l’éducation. À l’école, il faut très tôt expliquer aux enfants ce qu’est un comportement inapproprié. Ensuite, il faut plus de moyens humains et matériels au premier stade, c’est-à-dire au niveau des plaintes, notamment afin d’améliorer la formation des policiers et des gendarmes. Puis il faut plus de moyens pour instruire les plaintes. Car il ne suffit pas de déposer plainte, encore faut-il que la plainte soit instruite. Voyez cette femme tuée par son compagnon après avoir déposé 22 plaintes… Tout ceci met le doigt sur l’ineffectivité de la machine, qui dysfonctionne par défaut de moyens. »

L’avocate voit dans ce débat avant tout celui d’un problème systémique. Dans Libération, l’anthropologue Dorothée Dussy définissait l’inceste comme un « mécanisme structurant de l’ordre social » : « Depuis soixante-dix ans en Amérique du Nord, en Europe, en France : il y a toujours la même prévalence d’abus sexuels sur mineurs au sein de la famille, qui va de 5% à 10% des enfants selon les enquêtes. Ce n’est pas une succession de petites conjonctures qui s’accumulent [...] Il repose sur le silence autour des pratiques incestueuses : les enfants – et leurs proches avec eux – sont socialisés avec cette injonction au silence et la perpétuent une fois adultes. Elle se transmet ainsi de génération en génération. »

Loïc Le Clerc


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