Affaire DSK : le fait divers, c’est du politique

mardi 31 mai 2016.
 

Cinq idées, cinq bornes sur le chemin du politique contemporain. La spectaculaire « affaire DSK » est ici centrale et non périphérique… Tel est mon propos, ma proposition de réflexion.

L’histoire du service, du service domestique, vient en amont de notre démocratie. Que devient cette situation ancestrale après la Révolution française ? Il est toujours utile de rappeler que Proudhon, penseur du mouvement ouvrier, classait les femmes en « courtisane ou ménagère ». Or la citation se complète d’un « et non pas servante ». Dans son monde de l’égalité sociale, il y aura du sexe et du ménage, mais pas de domestique ! Or le troisième terme, « la servante », disparaît dans la saga socialiste : « putain ou maman », mais pas domestique, cela ferait désordre dans l’attribution des places sexuées du monde à venir. Les femmes, avant d’être des personnes (travailleuses ou citoyennes), ont un statut : ménagère, prostituée, servante. Au XXe siècle, la servante laisse place à l’emploi de service, à la « femme de ménage ». On passe donc du statut à la fonction. Mais de la femme et du ménage, qu’en dit la pensée démocratique ? Le service implique la hiérarchie. On en pense quoi, en politique ?

L’histoire du consentement de l’individu contemporain se pense au présent de notre démocratie : la généalogie politique du citoyen, avec la volonté d’adhérer au contrat social et la reconnaissance du consentement mutuel pour se marier, et surtout pour divorcer. Il y a bien là une personne juridique, celle qui contracte, qui dit oui ou qui dit non. Personnage abstrait, abstrait de toute contingence de sexe, de classe, de race, d’emploi. Or la position juridique de la personne qui consent se double, n’en déplaise au libéralisme politique, d’une situation donnée. Alors le consentement individuel (pas seulement sexuel) apparaît dans une complexité remarquable et qui prend la forme d’un cube : trois histoires possibles, l’union sexuelle ou conjugale, le contrat social dans son ensemble, et l’individu contemporain dans son autonomie. Et à chaque fois deux possibilités à ce consentement : libre ou éclairé, tacite ou explicite ; et puis une alternative toujours présente : donner ou arracher un consentement, choisir ou accepter le rapport à l’autre… Consentir : nous n’avons pas fini d’en parcourir les arcanes ; nous n’y trouverons aucune vérité (le bon ou le mauvais consentement…) mais nous comprendrons que ce mot ne saurait suffire à donner une bonne ou une mauvaise conscience politique. Dire oui ou dire non, c’est bien ; mais à qui, à quoi ?

L’histoire de la frontière privé-public, fil rouge passé, présent ou futur, dans la dynamique démocratique. Que cachent les cris de celles et ceux qui défendent une frontière entre les deux espaces, les deux vies ? Une réalité simple, et visiblement dérangeante : les deux lieux, privé et public, marchent ensemble, dans un régime démocratique comme dans un régime monarchique. Mais la démocratie fait rupture dans ce qu’elle rend possible, à savoir l’égalité, l’égalité sociale certes, mais aussi l’égalité entre les femmes et les hommes.

Or cela change tout : la notion d’égalité peut s’introduire jusque dans la chambre à coucher. Peu importe que cela soit visible ou pas, ou que le privé se confonde avec l’intime. Penser l’égalité sexuelle est un enjeu important. On comprend que le penseur du Contrat social veuille tenir hors d’atteinte du politique l’espace conjugal et domestique. Le geste de Rousseau est limpide : l’analogie entre famille et cité (père et roi) est obsolète. En effet si père et monarchie vont tranquillement de pair, on ne saurait imaginer, à l’inverse, que l’égalité citoyenne inspire et produise de l’égalité conjugale. Tocqueville, puis Alain diront de même. Or, la démocratie n’a pas à maintenir une frontière entre privé et public, mais à établir une cohérence entre les deux.

L’histoire de la France sert d’argument au présent féministe : on aime le jeu de positions entre les deux côtés de l’Atlantique, avec distribution des cartes de la radicalité de l’émancipation des femmes (modérée ou intransigeante). Il y aurait un féminisme français adossé à une galanterie politique, sociale, domestique, légendaire, et un féminisme anglo-saxon fait d’affrontement catégoriel de sexe à sexe. Il y aurait une mixité de bon aloi, opposée à une logique clairement revendicative. Or le féminisme français, né à l’ère post-révolutionnaire, nous explique le mécanisme de la domination masculine comme un tout : la galanterie, ou mixité, est le contrepoint d’un pouvoir masculin fortement symbolique. Le réel de nos bonnes mœurs est comme la compensation d’un absolutisme marqué d’un seul sexe, le sexe mâle ; le réel convivial est la pratique d’une soumission à une domination masculine d’autant plus puissante. Symbolique et transcendance masculine ne sont supportées que par un jeu de rôles et d’agrément entre les deux sexes. En bref, il s’agit d’un recto verso de la domination, pas d’une tradition meilleure qu’une autre. L’intérêt de l’histoire ? Loin d’un service idéologique, la conscience d’un enjeu politique, celui de l’émancipation des femmes.

Un fait divers ne fait pas de la politique dit-on avec insistance. Deux remarques, pour finir : la reconnaissance du viol appartient à l’actualité de notre temps (la personne et son consentement ; le corps à soi, entre être et avoir). Oui, mais la sexualité se tient hors de la grande histoire, ajoute-t-on alors.

C’est peut-être vite dit. Je ne conteste pas la hiérarchie des affaires, affaires du monde, affaires de sexe. Mais l’économie qui pense les échanges, les moyens d’échange, les lieux de l’échange, ne saurait être indifférente à ce qu’un fait divers change la politique. On disputait jadis pour savoir si ce sont les hommes ou les structures qui font l’histoire. Que les sexes fassent l’histoire pourrait aussi être entendu sérieusement, politiquement. Ceux qui dénoncent une « instrumentalisation » de cette affaire sont sourds à l’histoire humaine : les sexes sont une monnaie d’échange, y compris en politique.

Geneviève Fraisse. Directrice de recherche CNRS

* Libération. 9 août 2011


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message