L’Europe veut s’extraire de la domination du dollar

mardi 26 janvier 2021.
 

C’est l’un des héritages laissés par Donald Trump. Fatiguée des menaces et des sanctions imposées par la présidence américaine, la Commission européenne entend renforcer le rôle de l’euro dans les échanges commerciaux internationaux.

est un étrange message que l’Europe a envoyé à la veille du début de la présidence de Joe Biden. Alors que les pays européens multiplient les déclarations de bienvenue à l’adresse du nouveau président américain, insistent sur la nécessité de renouer avec les formes anciennes de l’alliance transatlantique, les responsables européens, dans le même temps, réfléchissent aux moyens à mettre en œuvre pour affirmer leur indépendance monétaire face au dollar.

Comme l’a révélé le Financial Times, un projet de résolution a été mis en discussion le 19 janvier lors d’une réunion de la Commission européenne afin de renforcer les capacités d’attraction de l’euro, d’acquérir une puissance financière digne de la taille de la zone euro, et surtout de ne plus se retrouver à la merci des sanctions décidées unilatéralement par le pouvoir américain.

La Commission européenne souhaite ainsi imposer l’euro comme monnaie de référence alternative à la monnaie américaine dans les échanges commerciaux internationaux. À cette fin, elle entend renforcer le rôle de l’euro comme monnaie de réserve pour les banques centrales. Aujourd’hui, la monnaie européenne compte pour 20 % dans les réserves des banques centrales, face au dollar (62 %), l’or (autour de 10 %), le reste étant réparti dans des paniers de devises, le yuan ne comptant tout juste que pour 1 %. Enfin, l’Europe s’est fixé comme objectif d’imposer l’euro comme la monnaie de référence sur tous les produits financiers liés à la transition écologique.

La volonté européenne d’échapper à la domination du dollar est un des héritages de la présidence Trump. Pendant quatre ans, l’Europe s’est retrouvée piégée au gré des coups de colère, des coups d’éclats, des décisions imprévisibles du président américain. Ballottés entre les menaces de sanctions douanières, de représailles, d’interdiction, les pays européens ont vu les relations avec les États-Unis se déliter de façon dangereuse.

La rupture avec l’Iran, et l’embargo imposé par la suite par Donald Trump entraînant l’interdiction de toute relation commerciale avec Téhéran, a agi comme un révélateur de leur vulnérabilité. En dépit de leur désir de ne pas enterrer l’accord nucléaire avec l’Iran, les pays européens ont dû se rendre à l’évidence : ils ne pouvaient échapper au diktat de Donald Trump. Pour une seule raison : le dollar. Les lois d’extraterritorialité adoptées par les pouvoirs américains permettent de poursuivre toutes les entreprises dans le monde utilisant le dollar. En un mot quasiment tout le monde.

Le dollar est la seule monnaie internationale de réserve qui permet de régler tous les échanges internationaux. Il est aussi la référence pour le système financier mondial au travers du système Swift (Society for Worldwide Interbank Telecommunication), qui assure l’ensemble des transactions mondiales à travers un réseau de 3 500 banques dans le monde.

Ce pouvoir exorbitant du dollar a permis à la justice américaine de poursuivre et de sanctionner nombre d’entreprises européennes au cours de la dernière décennie. Au nom de cette extraterritorialité rendue possible par l’usage du dollar, BNP Paribas s’est notamment vu infliger une amende de 8,9 milliards de dollars et se trouve placée sous tutelle de la régulation américaine, pour avoir contourné l’embargo imposé sur le Soudan, État alors jugé terroriste. Dans les dernières semaines de son mandat, Donald Trump a sorti le Soudan de la liste des États terroristes, illustrant à nouveau la dépendance du monde du « bon plaisir » du président américain.

Pour contourner cette interdiction, les principaux pays européens ont créé un véhicule spécial Instex (Instrument in support of trade exchange – instrument en soutien des échanges commerciaux) afin de faciliter les échanges au moins humanitaires avec l’Iran, sans recourir au dollar, sans utiliser la plateforme Swift. Mais ces tentatives de contournement ont eu un effet très limité : nombre de multinationales redoutant de se voir sanctionner et exclure à la fois du dollar et des marchés américains n’ont osé utiliser le mécanisme européen.

Ce qui s’est passé par la suite lors du sommet de l’Otan en juillet 2018 a décillé totalement les responsables européens. Face à un Donald Trump impérieux, voire quasi insultant, l’Europe, à commencer par l’Allemagne, a pris la mesure du divorce avec les États-Unis. Remettant en cause la protection américaine sur le continent, qui semblait irrévocable depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, le président américain exigeait en contrepartie que l’Allemagne et l’Europe renoncent au projet du gazoduc Nord Stream 2, destiné à importer du gaz russe, et achètent du gaz américain. Depuis, le pouvoir américain n’a cessé de mettre tout en œuvre pour arrêter le Nord Stream 2, menaçant de sanctions toutes les entreprises qui participent à la construction du gazoduc.

À l’issue de ce sommet, tous les responsables européens, à commencer par Angela Merkel, ont dû se rendre à l’évidence, la mort dans l’âme, que les États-Unis n’étaient plus un partenaire fiable, que le temps des relations idylliques avait cessé. Et eux, dans ce rapport de force, étaient des nains de jardin.

C’est à partir de ce constat que Jean-Claude Juncker, alors président de la Commission européenne, a décidé en 2018 de lancer une réflexion sur les moyens pour l’Europe d’échapper à la domination du dollar. « La capacité des États-Unis à appliquer des sanctions internationales en raison de la puissance du dollar a gravement affecté la capacité de l’UE et de ses États membres à faire progresser les objectifs de la politique étrangère. La politique adoptée à Washington a parfois compromis le commerce et l’investissement légitimes des entreprises de l’UE », est-il écrit dans le document, selon Bloomberg. « L’Union européenne se doit développer des mesures pour protéger les opérateurs européens au cas où un pays tiers obligerait les infrastructures du marché financier basées en Europe à se conformer à ses sanctions adoptées unilatéralement », poursuit-il.

Construire un système monétaire plus stable

Toute une série de mesures sont envisagées pour éliminer ces risques. Pour l’Europe, cela passe d’abord par l’élimination du dollar au profit de l’euro dans un certain nombre des échanges commerciaux internationaux. À commencer par le pétrole et les matières premières, aujourd’hui quasiment toutes libellées en dollar.

Cela fait longtemps qu’un certain nombre de pays, à commencer par la Chine et la Russie, cherchent à échapper à l’emprise du dollar. Les deux pays ont notamment signé plusieurs conventions afin de faciliter le paiement de leurs échanges dans leur monnaie. Plus récemment, l’Arabie saoudite, qui a pourtant totalement lié son sort au dollar, a accepté de mettre en place des systèmes de compensation en dehors du dollar avec l’Inde, afin de lui vendre son pétrole.

Mais toutes ces tentatives sont restées d’une portée limitée. Si l’Europe se joint à ce mouvement et développe des transactions en euro, cela pourrait modifier en profondeur les rapports de force monétaires. Bruxelles semble vouloir s’en donner les moyens : dans le cadre du Brexit, l’Europe ne cache pas sa volonté de rapatrier nombre d’activités financières, aujourd’hui à la City, sur le continent, afin de consolider le système financier européen et le contrôle sur l’euro.

La Commission européenne se défend de toute conduite agressive envers les États-Unis dans cette approche. Le renforcement du rôle international de l’euro, explique le projet, permettrait de « protéger l’économie des chocs de change et réduire sa dépendance à l’égard d’autres devises ». « Cela aiderait également à atteindre des objectifs partagés au niveau mondial tels que la résilience du système monétaire international, un système monétaire mondial plus stable et diversifié et un choix plus large pour les opérateurs du marché, ce qui rendrait l’économie mondiale moins vulnérable », indique le texte.

Cette revendication d’un système monétaire international plus stable, plus diversifié, rejoint celle que la Chine avait présentée en 2010, après la crise financière, ou celle du FMI par la suite. Beaucoup de pays plaident en faveur d’une reconstruction d’un système monétaire qui ne reposerait plus uniquement sur le dollar. Car ils sont de plus en plus nombreux à vouloir en finir avec le « privilège exorbitant », selon l’expression de Valéry Giscard d’Estaing, dont disposent les États-Unis et qui les dispense de toute discipline.

Depuis des décennies, les gouvernements successifs américains ont fait le choix constant de gérer leur monnaie, en fonction de leurs seules priorités nationales, sans tenir compte des circonstances extérieures. « Le dollar est notre monnaie mais c’est votre problème », avait rétorqué le secrétaire du Trésor du gouvernement Nixon, John Connally, à des responsables européens qui s’inquiétaient de la dévaluation du dollar en 1971.

La position américaine n’a pas changé depuis. Mais au fur et à mesure que la globalisation des économies s’est étendue, cette suprématie du dollar est devenue de plus en plus problématique, voire dangereuse pour le système financier international. La Réserve fédérale se retrouve désormais dans l’obligation d’endosser un rôle démesuré : être la banque centrale du monde et devenir le garant en dernier ressort de tout.

En 2015, le resserrement de la politique monétaire décidée par la FED a eu pour conséquence de déstabiliser nombre de pays émergents et intermédiaires. Attirés par des rendements beaucoup plus élevés que dans les économies occidentales, les investisseurs, qui leur avaient apporté des capitaux en masse à partir de 2008, s’étaient empressés de rapatrier leur argent sur les marchés américains, dès que les taux d’intérêt avaient augmenté. Du jour au lendemain, nombre de pays s’étaient retrouvés asphyxiés financièrement. L’avertissement a porté partiellement. Depuis, la Fed infléchit sa politique monétaire avec d’infinies précautions et mesures.

Mais le Covid est en train de bousculer à nouveau les fragiles équilibres monétaires internationaux. Les plans de soutien massifs décidés par l’administration Trump, et appelés à être reconduits par Joe Biden, ont entraîné une dévaluation du dollar, les marchés financiers s’inquiétant des déficits budgétaires colossaux accumulés.

Pour contrer ce mouvement, le gouvernement chinois a décidé de laisser filer sa monnaie, afin de soutenir ses exportations. L’Europe, durement touchée par la pandémie, voit, elle, sa monnaie s’apprécier par rapport au dollar, au risque de pénaliser un peu plus ses entreprises. Une question qui va finir par devenir brûlante pour la Banque centrale européenne, même si officiellement elle dénie s’occuper des taux de change.

Si la volonté européenne de conforter le rôle de l’euro se confirme, il faudra cependant du temps, beaucoup de temps, pour en voir les réels effets. Cela aboutira-t-il à un système multi-devises, exprimant le nouveau rapport de force en faveur de la Chine ? la montée en puissance d’un monde multi-polaire ? Ou par d’autres mécanismes sous la tutelle du FMI ? Impossible à dire à ce stade. Une chose est sûre : les changements ne vont pas se faire sans heurts, sans crise, sans bataille.

Le texte de la Commission européenne marque cependant déjà une évolution profonde : à sa manière, il acte la fin du système monétaire, construit autour des piliers dollar et pétrole, après la fin de Bretton Woods en août 1971 – les États-Unis avaient abandonné la convertibilité du dollar en or. Les États-Unis sont alors devenus le centre mondial de recyclage des excédents pétroliers. De crise en crise (financière, sociale, climatique), ce monde est en voie d’épuisement.

Dès 2017, l’économiste Barry Eichengreen s’alarmait de la diplomatie hasardeuse de Donald Trump et des conséquences possibles sur le dollar. Les décisions erratiques du président risquaient de remettre en cause la suprématie du billet vert, prévenait-il. Donald Trump ne peut être tenu pour seul responsable de la remise en cause de la suprématie de la monnaie américaine. Il a cependant grandement accéléré le mouvement. C’est aussi cela que le texte de la Commission européenne vient rappeler.


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