Interpellé par les forces de l’ordre et plaqué au sol, un homme est violemment frappé par un policier qui lui assène un coup de pied dans la tête. Largement diffusée sur les réseaux sociaux, une vidéo révélant ces faits commis le 23 février 2019, à Paris, a permis l’identification de son auteur, le brigadier Alexis B., qui va être jugé ce 12 novembre pour des « violences par personnes dépositaires de l’autorité publique ».
Cette affaire illustre l’importance de pouvoir filmer et diffuser sur les réseaux sociaux et sans floutage les auteurs de violences policières afin d’en permettre l’identification et le cas échéant de les poursuivre.
Et, aussi étonnant que cela puisse paraître, c’est l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) qui le dit. En mars 2019, aux personnes qui lui signalent les violences commises ce 23 février, elle répond porter « une attention particulière aux vidéos diffusées sur des réseaux sociaux et montrant des agissements de policiers contraires au code de déontologie ou répréhensibles pénalement. Nous vous remercions pour la transmission de cette vidéo qui sera attentivement analysée afin d’en apprécier les suites à donner ».
L’IGPN qui cède à la pression populaire et qui se voit contrainte de retrouver l’auteur des violences au vu des images mises sur la place publique ?
Habitant dans le Pas-de-Calais, Frédéric fait partie de ceux qui ont alerté par mail la police des polices dès le 24 février, au lendemain de l’acte. « Je viens de voir une vidéo sur un compte Twitter. Sur cette vidéo, des policiers interpellent violemment un citoyen, le maîtrisant en l’immobilisant au sol. Puis alors qu’il est au sol, passif et ne représentant aucun signe de rébellion, un autre policier arrive et lui porte un violent coup de botte au visage. Le coup est porté violemment, sans raison, sans justification (…) Cette vidéo est choquante. Le comportement de ce policier est inexcusable et contribue à creuser le fossé d’incompréhension et de méfiance qui sépare les forces de l’ordre de la population. Merci de bien vouloir prendre en compte ce signalement et d’y apporter les suites nécessaires. Ci-dessous le lien vers cette vidéo. [1] »
Le 7 mars, un habitant de Roubaix envoie lui aussi à la police des polices un lien Facebook relayant la vidéo « montrant un de vos collègues abuser de bavure (coup de pied) dans la tête alors que le monsieur est déjà (…) à terre ».
Le 8 mars, c’est au tour de Jean-Luc, résidant à Paris, de signaler à l’IGPN « une action d’une brutalité inqualifiable très probablement de la part d’un agent de la force publique. Cet agent décrédibilise l’action de l’État et rend la haine possible face à un acte totalement illégal ». « Je sais que rien ne sera fait. Je ne me fais aucune illusion », conclut-il en joignant le lien de la page Facebook ayant relayé la vidéo.
Ces signalements émanent de personnes qui ne sont ni témoins des violences ni auteurs de vidéos, mais qui, choquées par les enregistrements diffusés sur les réseaux sociaux, ont tenu à en alerter l’IGPN.
La police des polices, souvent prompte à enterrer la responsabilité des forces de l’ordre, s’est, dans cette enquête, emparée des vidéos pour identifier le policier auteur du coup de pied, puis a avisé le parquet qui, le 8 mars 2019, a ouvert une enquête préliminaire.
Plusieurs vidéos circulent sur ces violences (l’une est relayée par une page Facebook soutenant les gilets jaunes [2], une autre sur le compte tweeter du média russe Sputnik [3]). Sur l’une d’elles le visage de l’un des responsables de cette unité apparaît nettement et permet alors aux enquêteurs de remonter à l’unité de police, la compagnie de sécurisation et d’intervention (CSI) à laquelle appartient l’auteur des violences. Avec la proposition de loi « sécurité globale » et le floutage quasi obligatoire des visages, une telle identification serait largement compromise.
Il y a encore plus étonnant dans cette affaire. L’auteur des violences, le brigadier Alexis B., qui a vu la vidéo de ses propres violences circuler sur les réseaux sociaux, a décidé de rédiger lui-même le 25 février un rapport à sa hiérarchie pour se justifier.
Sa hiérarchie n’a cependant pas donné suite au rapport de celui qui se présente comme « voltigeur, mission qui consiste à interpeller les fauteurs de troubles ainsi qu’à effectuer des charges et à utiliser tout moyen intermédiaire si nécessaire ».
Dans son rapport auprès de l’IGPN, il justifie ainsi le coup de pied porté sur le manifestant : constatant que celui-ci ne voulait « pas donner ses mains pour se faire menotter » et lui-même ayant « les mains prises par une grenade et mon bâton de défense. J’ai décidé donc de porter un coup de pied sur l’épaule gauche de l’individu au sol mais malencontreusement mon pied arrive sur sa joue gauche ».
L’IGPN le confronte à la vidéo, l’interpellant sur le caractère volontaire et non accidentel de son geste. « Au vu de la vidéo, on pourrait croire que mon geste était volontaire alors qu’il n’en est rien. Vu la journée que nous venions de passer et la fatigue, j’ai raté mon geste », conclut-il.
La victime, quant à elle, a été retrouvée par l’IGPN, sur le tableau des interpellations de cette journée. Léandro, métallurgiste de 53 ans, était venu participer à la mobilisation des gilets jaunes avec son frère Sandro, 51 ans. « Mon client a alors porté plainte le 30 mars 2019. Mais une enquête était déjà en cours », précise son avocate, Lucie Simon.
« Il n’a pu le faire avant parce qu’il a lui-même été accusé, à tort, par les policiers de “rébellion” et de “participation à un groupement en vue de commettre des violences ou des dégradations” », explique-t-elle.
Arrêté lors de la manifestation du 23 février et jugé deux jours après en comparution immédiate, Léandro a été condamné avec son frère à 8 mois de prison avec sursis, décision dont ils ont fait appel.
« Je me réjouis du renvoi devant le tribunal correctionnel de ce policier pour les violences commises, commente l’avocate de la victime, Lucie Simon. Mais cela aurait-il été possible avec la loi « sécurité globale » ? Le projet de loi sécurité globale organise l’impunité des policiers, non seulement il rendra quasi impossible leur identification – condition même de leur poursuite –, mais surtout nous avons tout à parier qu’il anéantira la possibilité même de filmer ces violences. En criminalisant la documentation des violences policières, le gouvernement organise leur invisibilité. Nous allons vers un État policier qui creuse de plus en plus le fossé entre la population et sa police. »
Cette affaire illustre comment de rares fois, lorsqu’elle accorde « une attention particulière aux vidéos diffusées sur des réseaux sociaux et montrant des agissements de policiers contraires au code de déontologie ou répréhensibles pénalement », l’IGPN a la capacité d’identifier le ou les auteurs et la volonté de déclencher des poursuites administratives ou judiciaires. L’article 24 de la proposition de loi balaie ainsi ce maigre espoir pour les victimes.
D’autres vidéos, plus connues, ne manquent pas d’alimenter le débat actuel. « Il nous a dit : “Je vais vous filmer.” Il a sorti son portable et a commencé à nous filmer. (…) Le contrôle a continué, toujours dans cette ambiance de provocation », raconte, lors de son audition par l’IGPN, la policière ayant participé, le 3 janvier, à la violente interpellation de Cédric Chouviat.
Les policiers n’aiment pas être filmés. La mort par asphyxie de Cédric Chouviat, à la suite de son interpellation, le 3 janvier, en est l’illustration la plus terrible. « Il filmait les policiers comme pour dénoncer un contrôle injustifié. De leur côté, les policiers le repoussaient de temps en temps pour éviter qu’il se rapproche de trop », précise quant à lui un témoin auprès de la police des polices.
Au cours de l’interpellation, le ton monte entre Cédric Chouviat et les quatre agents qui ne supportent pas d’être filmés. Les policiers perdent leur sang-froid, repoussent à plusieurs reprises Cédric Chouviat, ne supportant pas qu’il filme avec son téléphone. « J’ai le droit de filmer », leur rappelle le livreur.
La policière qui filme également la scène tente de l’en dissuader en lui lançant : « Vous avez le droit de filmer mais pas de diffuser. » Affirmation mensongère. Comme le prévoit la loi, tout citoyen est autorisé à filmer des policiers dans l’espace public et à diffuser également ces enregistrements, dans un but strictement informatif, sans diffamation ou injure. Dans certains cas, lorsqu’il y a un risque d’atteinte à la dignité de la personne, au secret de l’enquête ou encore si les policiers filmés appartiennent à des services spécifiques comme l’antiterrorisme ou la lutte contre le grand banditisme (listes des services concernés dans l’arrêté du 27 juin 2008 [4]), il est obligatoire de flouter le visage des policiers ou celui des personnes interpellées.
Ces nouveaux extraits vidéo enregistrés lors du contrôle de Cédric Chouviat, que Mediapart publie, témoignent de ces tensions.
Auditionnée par l’IGPN, une habitante du quartier témoin de l’interpellation explique avoir été « surprise » par « le fait que [la policière] saisisse le téléphone », alors que Cédric Chouviat était au sol. Sans comprendre pourquoi une telle « violence » était déployée pour ce qui lui semblait être une « histoire de téléphone », elle résume ainsi ce qu’elle a observé : « En voulant lui prendre son téléphone, ils lui ont ôté la vie. »
La vidéo que Cédric Chouviat enregistre de son interpellation, sans en imaginer la fin tragique, constitue l’une des preuves déterminantes de l’enquête. Comme nous le révélions (à lire ici), son exploitation a permis d’entendre les alertes lancées par le livreur, qui à sept reprises a dit « j’étouffe » alors que les policiers continuaient de le plaquer au sol, menotté et casqué.
Autres images capitales : celles enregistrées par des témoins qui montrent la disproportion et la violence de l’interpellation lorsque les quatre policiers se maintiennent sur le dos du livreur alors qu’il est ventre à terre, menotté et casqué.
Les vidéos des témoins, qui n’ont pas circulé sur les réseaux sociaux, ont été obtenues par l’un des avocats de la famille, Arié Alimi, à la suite de l’appel à témoins qu’il lance dans les premières heures suivant l’hospitalisation de Cédric Chouviat. Ainsi qu’il l’a expliqué auprès de Mediapart, « face à la communication officielle souvent mensongère, c’est déterminant de le faire pour éviter la perdition, voire la dissimulation de preuves, précise-t-il. Cédric Chouviat filmait parce qu’il estimait son contrôle injustifié. En réaction, les policiers ont eu des gestes de violence contre lui et l’ont violemment interpellé », commente l’avocat.
Dans les premières heures qui ont suivi le décès du livreur, le préfet de police de Paris a en effet communiqué de fausses informations selon lesquelles le livreur se serait montré agressif, et avait essayé de se soustraire à son interpellation, avant de succomber à un malaise cardiaque. Les vidéos des témoins ont permis de démentir cette communication mensongère dénoncée par les avocats de la famille Cédric Chouviat, Arié Alimi, William Bourdon et Vincent Brengarth, qui ont demandé depuis que soit auditionné Didier Lallement.
« Si c’était à refaire, je n’hésiterais pas, a expliqué auprès de Mediapart l’un des témoins auteur de vidéos, encore choqué par le drame auquel il a assisté. À la base, j’ai filmé parce que l’on ne sait pas ce qu’il va se passer et parce que, moi-même j’ai été victime d’abus lors de contrôles de police », raconte-t-il tout en tenant à préciser qu’il n’avait pas diffusé les vidéos sur les réseaux sociaux. « J’ai été contacté par l’avocat de la famille qui a repéré sur la vidéo d’un autre témoin le numéro de téléphone de mon entreprise inscrit sur mon camion de livraison », dit-il, avant de conclure : « Il est mort. Ne serait-ce que pour sa famille, je pense que c’est un devoir pour tout citoyen de veiller à ce que ça ne se reproduise pas en continuant à filmer et cela malgré les risques. »
« Cédric Chouviat a été tué parce qu’il filmait la police, conclut l’avocat Arié Alimi. Si cette loi passe, nous aurons encore plus de morts et de blessés, y compris des journalistes. »
Interrogé sur le sujet, l’avocat de la famille Traoré, Yassine Bouzrou, qui traite régulièrement de violences policières, est tout aussi pessimiste. Rappelant que la première affaire de violences policières révélée par une vidéo est celle de l’interpellation d’Abdoulaye Fofana, 20 ans, habitant la cité des Bosquets à Montfermeil (Seine-Saint-Denis). Dans la nuit du 14 octobre 2008, menotté, il reçoit plusieurs coups de matraque et un coup de crosse de pistolet, scène enregistrée par un voisin, le réalisateur Ladj Ly, auteur depuis du film Les Misérables, inspiré notamment de cet événement. « Ladj Ly a alors incité à filmer, la caméra devenant une arme contre les violences policières dans les quartiers. »
« Mais malgré cette vidéo, le procureur de la république de Bobigny, qui était alors François Molins, avait menti en affirmant que Abdoulaye Fofana que je défendais était défavorablement connu des services de police, ce qui était faux, déplore Yassine Bouzrou. Il a fallu trois ans pour obtenir une première condamnation et huit, pour que les deux policiers soient finalement condamnés en appel à quatre mois de prison avec sursis et 3 600 euros de dommages et intérêts. »
« Lorsqu’on a des vidéos, poursuit-il, soit le parquet les ignore, soit elles sont mal interprétées par l’IGPN. Grâce aux vidéos, on pouvait faire condamner 0,001 % des policiers français qui commettaient des violences. Si cette loi est adoptée, on passera de 0,001 à 0 % », conclut l’avocat.
Même pessimisme du côté de Taha Bouhafs, journaliste qui le 1er mai 2018 a filmé et diffusé les images d’Alexandre Benalla frappant un manifestant. Ce sont ces vidéos qui ont permis de révéler l’affaire. « Lorsque j’ai diffusé ce jour-là les images de Benalla, j’ai alerté le ministère de l’intérieur, la préfecture et les journalistes en commentant ainsi mon tweet : “Regardez bien sa tête”, ou “il a tabassé un manifestant à terre” », explique le journaliste auprès de Mediapart. « Je ne savais pas qu’il s’agissait de Benalla, un collaborateur de Macron, mais je voulais alerter sur les violences de ce policier en civil », poursuit-il.
« Aujourd’hui avec la proposition de loi, ce commentaire pourrait m’être reproché. Et si j’avais flouté, l’affaire Benalla n’existerait pas. » Le journaliste rappelle qu’il a déjà fait l’objet d’intimidations de la part de policiers qui se sont opposés à ce qu’ils filment lors de manifestations. « Cette loi intervient au bout de deux ans d’une guerre d’images que les policiers ont perdue. Et au lieu de dire “on va arrêter les violences policières”, le gouvernement préfère arrêter les vidéos les montrant. Il veut reprendre le contrôle des images en faisant taire une information libre et indépendante. »
Pascale Pascariello
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