Mandatés par le conseil des droits de l’homme, ces experts interpellent le gouvernement français sur un texte qui pourrait « porter préjudice à l’État de droit ». À Mediapart, un ancien rapporteur spécial des Nations unies, Michel Forst, confie que cette proposition de loi vient « aggraver le dispositif de répression policière ».
Les observations des rapporteurs du conseil des droits de l’homme de l’ONU, adressées au gouvernement français au sujet de la proposition de loi pour « une sécurité globale », sont sévères. Non seulement ce texte qui arrive mardi en discussion à l’Assemblée nationale porte « une atteinte disproportionnée aux libertés fondamentales », mais « dans le contexte général de la lutte antiterroriste », il est « susceptible de porter préjudice à l’État de droit ».
Dans leur avis daté du 12 novembre, les trois auteurs – des rapporteurs spéciaux mandatés par le conseil (en charge de la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste, du droit à la liberté d’opinion et d’expression, et du droit de réunion pacifique) – demandent à la France d’apporter des explications, sous soixante jours, sur trois dispositions en particulier.
La première concerne l’utilisation des images des caméras individuelles (caméras-piétons) de la police et de la gendarmerie. Actuellement, l’utilisation, la durée de stockage ainsi que les personnes habilitées à visionner ces images sont encadrées et délimitées (voir ici et là) afin de prévenir tout abus. Or la proposition de loi prévoit que les images enregistrées puissent être transmises en temps réel au commandement du service concerné ainsi qu’aux agents participant aux opérations. Les rapporteurs des Nations unies estiment « que la suppression de ces garanties [est] susceptible d’entraîner une atteinte disproportionnée au droit à la vie privée ».
L’autre disposition qui les préoccupe est l’utilisation des images provenant des drones, technologie susceptible d’être utilisée par l’État français pour « surveiller et maintenir l’ordre public ». Une dérive d’autant plus inquiétante que le recours aux drones implique « la reconnaissance faciale et la collecte massive et indistincte de données à caractère personnel ». Ainsi, le pouvoir exécutif pourrait ficher les manifestants en fonction de leurs opinions politiques. Mais les dangers, à leurs yeux, ne se limitent pas là. Les rapporteurs craignent que « leur usage […] en tant que méthode particulièrement intrusive, [soit] susceptible d’avoir un effet dissuasif » sur les citoyens, qui renonceraient ainsi à exercer leur droit de manifester. Non seulement le droit à la vie privée, mais aussi la liberté d’expression et de réunion seraient donc considérablement menacés.
Enfin, dernière semonce, et non des moindres, celle relative à l’article 24, qui pénalise la diffusion d’images non floutées des forces de l’ordre, représente une atteinte au « droit à la liberté d’expression, y compris le droit des journalistes et du public à l’information ».
Comme le relevait déjà la Défenseure des droits française dans un avis rendu le 3 novembre, filmer et diffuser les forces de l’ordre dans l’exercice de leur fonction est « non seulement essentiel pour le respect du droit à l’information », mais « l’information du public et la publication d’images et d’enregistrements relatifs à l’intervention de la police sont légitimes dans le cadre du contrôle démocratique des institutions publiques », écrivent les rapporteurs mandatés par le conseil des droits de l’homme de l’ONU.
« L’usage excessif de la force par les forces de l’ordre » doit être documenté, insistent-ils. Or pénaliser la diffusion de vidéos témoignant de ces violences pourrait dissuader tout citoyen de les filmer, privant ainsi les victimes de preuves nécessaires pour engager des poursuites. Cela contribuerait à renforcer « une certaine immunité ». Les rapporteurs rappellent que la recherche des infractions commises par les forces de l’ordre tout comme « les poursuites à leur encontre en vue de lutter contre l’impunité [sont] un tenant essentiel des valeurs démocratiques ».
Sollicité par Mediapart, l’ancien rapporteur spécial des Nations unies Michel Forst, chargé jusqu’en avril dernier de la situation des défenseurs des droits de l’homme, commente : « Filmer les violences policières et en diffuser les images est d’autant plus important que, comme nous l’avons constaté au cours de notre enquête, les organes de contrôle que sont l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) et l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) n’ont pas rempli leur mission. »
Dès le début du mouvement des gilets jaunes, des magistrats, des journalistes, des avocats et des manifestants ont saisi le rapporteur pour l’alerter sur les violences commises par les forces de l’ordre lors de mobilisations. Avec Clément Voule, rapporteur spécial sur les droits à la liberté de réunion pacifique et d’association, ils ont lancé une procédure spéciale, une enquête de plusieurs semaines, qui a conclu à un usage disproportionné des armes, portant atteinte au droit fondamental de manifester. « Sans les vidéos, nos enquêtes ne pourraient aboutir. C’est un élément de preuve indispensable. En les interdisant, on empêche la démocratie de s’exprimer librement », déplore Michel Forst.
Bien que les députés LREM ne cessent d’affirmer qu’il sera toujours possible de filmer et diffuser les images des policiers sans les flouter, seule l’intention de leur nuire étant pénalisée, Michel Forst n’est pas dupe. « C’est un leurre. Il y a un flou dans cet article qui conduit au final à laisser aux policiers l’appréciation de décider ce qui va ou non éventuellement porter atteinte à leur image. En face d’un policier lourdement armé qui vous menace d’être poursuivi, le simple citoyen donnera son téléphone ou effacera les images. Il y a une menace qui pèse, qui est tout à fait évidente. »
« Cet article 24 porte non seulement atteinte à la liberté d’expression, au droit de manifester, mais aussi au droit à l’accès à la justice pour les victimes de violences policières. Combien d’affaires ont pu être portées devant les tribunaux grâce à ces vidéos qui ont d’abord circulé sur les réseaux sociaux ? », questionne-t-il.
Interrogées par le rapporteur sur les enquêtes déclenchées à la suite de violences policières ainsi que sur l’existence ou pas de sanction disciplinaire, « l’IGPN et l’IGGN nous ont répondu : “des affaires sont en cours”, “vous verrez plus tard”. On attend toujours », souligne Michel Forst. « Cette loi vient aggraver le dispositif de répression policière […] et rappelle le déni du président Emmanuel Macron qui disait : “Ne parlez pas de violences policières” ».
D’un côté, « il défend la liberté de la presse, la loi de 1881, lorsqu’il est question de l’affaire des caricatures, et de l’autre, lorsqu’il est question de violences policières, il touche à cette pierre de l’édifice, ce trésor qu’est cette loi », constate l’ancien rapporteur spécial des Nations unies, qui s’inquiète fortement de « l’état des libertés en France ».
En conclusion, Michel Forst, qui travaille toujours pour l’ONU, rapporte le cas du Pérou, « où il y a des manifestations violentes et où le gouvernement a adopté en mars un décret ravageur pour la liberté de manifester, décret selon lequel le recours à la force par la police est considéré comme raisonnable jusqu’à preuve du contraire. La France n’est pas le Pérou. Mais pour autant, on est dans le même schéma. »
17 novembre 2020 Par Pascale Pascariello
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