« Charlie Hebdo » : « Nous ne vous laisserons pas seuls »

mercredi 16 septembre 2020.
 

Élisabeth de Fontenay, Elisabeth Badinter, Catherine Kintzler, Marcel Gauchet, Carlo Ginzburg et d’autres intellectuels saluent la décision du journal d’avoir republié les caricatures qui avaient fait de lui une cible des islamistes.

Tribune

« Car nous ne nous coucherons jamais. Nous ne renoncerons jamais. » Ces mots, d’une clarté sans fioritures, Riss, directeur de la publication de Charlie Hebdo, les écrit dans son édito du 2 septembre 2020, jour de l’ouverture du procès des tueries de janvier 2015.

Au cours de ces journées tragiques, furent assassinés : à Charlie Hebdo, Frédéric Boisseau, Franck Brinsolaro, Cabu, Elsa Cayat, Charb, Honoré, Bernard Maris, Ahmed Merabet, Mustapha Ourrad, Michel Renaud, Tignous, Wolinski. A Montrouge : Clarissa Jean-Philippe. A l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes : Philippe Braham, Yohan Cohen, Yoav Hattab, François-Michel Saada. D’autres furent gravement blessés, dans leur chair, et dans leur âme à jamais.

Riss écrit aussi : « Si le crime est si difficile à nommer, c’est parce qu’il fut commis au nom d’une idéologie fasciste nourrie dans les entrailles d’une religion. Et rares sont ceux qui, cinq ans après, osent s’opposer aux exigences toujours plus pressantes des religions en général, et de certaines en particulier. » Idéologie criminelle dont les victimes, connues et anonymes, ici et ailleurs, forment une interminable et sinistre liste.

Dignité et hauteur

Ce 2 septembre, Charlie Hebdo a republié en « une » les dessins « blasphématoires ». Si, immédiatement, l’université Al-Azhar du Caire qualifia d’« acte criminel » cette décision, qui signifiait à la face du monde le refus de renoncer à la liberté, le recteur de la Grande Mosquée de Paris, Hafiz Chems-Eddine, a publié, dans Le Figaro, une tribune d’une dignité et d’une hauteur de vue qui forcent le respect.

« Si je m’exprime aujourd’hui, déclare-t-il, c’est qu’il y a une raison qui me paraît essentielle : l’ouverture du procès des attentats des 7, 8 et 9 janvier 2015, celui des comparses présumés des criminels qui ont visé, tour à tour, la rédaction de l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo, des fonctionnaires de police et nos compatriotes juifs. Je veux avant toute chose m’incliner devant la mémoire de toutes les victimes de ces crimes abjects et condamner cette violence, les auteurs de cette barbarie et tous leurs complices opérationnels, idéologiques, politiques et médiatiques. »

« Et je le fais avec force, sincérité et conviction, poursuit-il : les terroristes peuvent se réclamer de l’islam – je n’ai aucun moyen de les en excommunier – car nourris par leur ignorance crasse, ils peuvent prétendre agir au nom de ma religion, car alimentés par des théoriciens haineux, ils s’autoproclament “vengeurs du Prophète Mohammed”, en aucun cas la religion musulmane, dans ses fondements, dans ses textes, hormis dans l’esprit étriqué de ceux qui font prévaloir le littéralisme, jamais, dis-je, l’islam ne pourrait cautionner des crimes. Il faut que tous les musulmans – et ceux qui cherchent à les infantiliser – comprennent les traditions culturelles de la satire et de l’espace démocratique qui permet toutes les expressions, même celles qui paraissent excessives. Dans notre pays, seule la loi fixe les limites. »

Courage civilisé

En rééditant ces dessins, Charlie Hebdo nous donne à tous une sublime leçon de courage. D’aucuns diront – comme ils le firent par le passé, imputant ainsi la responsabilité du crime aux victimes : « Témérité inutile, irresponsabilité bravache, provocation d’inconscients. Ces obstinés du crayon insolent n’ont-ils donc par retenu la “leçon” ? »

Refusons cette cécité. Seule la lâcheté collective opère la distorsion qui conduit à un jugement si aveugle : car si, dans une bataille, tous se terrent préventivement aux abris, les rares qui seuls montent au front passeront pour des fous furieux.

Alors nous disons ici à Charlie : merci pour votre courage, qui nous grandit tous. Pour le courage, après le crime, de ne pas renoncer, c’est-à-dire de ne pas laisser assassiner aussi la flamme de la liberté de conscience, de création, et de désaccord.

Pour le courage hautement civilisé de la satire. Car la satire, comme le disait Philip Roth (Pourquoi écrire ?, Gallimard, 2019), « c’est la colère qui se fait œuvre comique, comme l’élégie est la douleur qui se transmue en œuvre poétique. Ce qui est d’abord le désir de tuer votre ennemi en le rouant de coups (…), c’est dans l’art de la satire qu’on en trouve l’expression parfaitement sublimée et socialisée. Là jaillit dans le monde de l’imaginaire le besoin primitif de défoncer le crâne de l’autre. (…) Mais il n’en reste pas moins que les armes à feu tuent chaque année plus de personnes dans ce pays que les œuvres satiriques ».

Contraire du déni

Merci pour la confiance ainsi faite à l’intelligence de tous. Et merci pour l’honneur. L’honneur de ne pas vouloir se taire, c’est-à-dire disparaître, laissant le dernier mot aux porte-flingues de l’obscurantisme. Merci pour l’humour et le panache.

L’humour, « don précieux et rare » dont Freud, commentant son caractère « grandiose », soulignait l’éminente valeur morale, voyant dans l’humour « la contribution au comique par la médiation du surmoi » – notre intime sens éthique.

Car l’humour dit : « Regarde, voilà ce monde qui paraît si dangereux. Un jeu d’enfant, tout juste bon à faire l’objet d’une plaisanterie. » Le contraire d’un déni : l’alliance admirable et profonde entre l’inépuisable énergie ludique de l’enfance et la vision dessillée de l’adulte qui sait les dangers qui menacent, mais demeure, telle est la ressource vitale de l’humour, déterminé à agir face à la cruauté d’un réel en tout point insupportable. Alliance active, prête au combat.

Merci pour votre cadeau rude et magnifique de ce 2 septembre, pour cette générosité qui nous honore et nous bouleverse. Nous ne vous laisserons pas seuls.


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