« L’annulation de la dette publique détenue par la BCE libérerait les acteurs économiques de la crainte d’une future augmentation d’impôts »

mercredi 22 juillet 2020.
 

Tribune. La dépression économique dans laquelle les économies de la zone euro sont en train de sombrer promet d’être au moins aussi grave que celle des années 1930. La nécessité de recourir aux dépenses publiques pour y parer ne fait pas débat. Et c’est tant mieux. En revanche, les moyens d’éviter le « mur de la dette » ravivent les passions.

Faut-il annuler une partie des dettes ? La Banque centrale européenne (BCE) pourrait-elle faire grâce aux Etats de leur remboursement ? Nous sommes de ceux qui ont porté, dans le débat public, des propositions en ce sens (« Annulation de dette publique : possible juridiquement, nécessaire économiquement », par Nicolas Dufrêne et Alain Grandjean, Alternatives économiques, mai 2020 ; « Des annulations de dettes publiques par la BCE : lançons le débat », par Laurence Scialom et Baptiste Bridonneau, Terra Nova, 17 avril 2020 ; et « La “monnaie hélicoptère” contre la dépression dans le sillage de la crise sanitaire », par Jézabel Couppey-Soubeyran, Veblen, 17 avril 2020).

« Magie monétaire »

Les réactions que celles-ci suscitent sont révélatrices du trouble que produisent la dette (la faute, Schuld en Allemand) et son rachat (littéralement la « rédemption ») dans la psyché humaine, sur lequel ironisait déjà [l’économiste et sociologue] Max Weber (1864-1920). Révélatrices aussi, plus prosaïquement, du poids de l’inertie. Si faute il y a, elle tient dans le refus d’appliquer des solutions réalistes à la souffrance sociale et à la casse économique en cours. Et ces solutions, contenues dans nos propositions, renvoient à la réalité des mécanismes monétaires et comptables, n’en déplaise à nos pourfendeurs.

Dans une tribune au Monde du 16 mai, Jean Pisani-Ferry affirme ainsi qu’« annuler la dette, c’est toujours en transférer le fardeau à d’autres ». Dans la même veine, d’autres ne voient que « magie monétaire » dans la possibilité d’une création monétaire libre, c’est-à-dire sans endettement associé, pour réamorcer l’activité et financer la transition écologique. Ces objections puisent à la rhétorique bien plus qu’à l’argumentation économique.

Précisons d’emblée qu’il est ici question de l’annulation des dettes publiques rachetées depuis 2015 par la BCE via les banques centrales nationales qui constituent l’eurosystème, soit plus de 2 200 milliards d’euros pour l’ensemble de l’Union européenne (UE), dont 420 milliards d’euros pour la France. Et non pas d’annuler les titres de dette publique détenus par les banques, les assurances ou fonds de pension, ce qui déstabiliserait le système financier et appauvrirait les épargnants.

Monnaie qui ne coûte rien

S’il en va différemment pour une banque centrale, c’est que son passif est quasi exclusivement composé de monnaie centrale qu’elle crée ex nihilo, qui ne coûte rien et qu’elle ne doit à personne. Si la banque centrale annule une créance qu’elle détient, aucun fardeau n’est transféré sur quiconque puisque son passif n’est exigible par personne (ce qui n’est évidemment pas le cas d’une banque commerciale). Il n’y a pas ici de « mystification » ou de « tour de magie monétaire », seulement une réalité monétaire et comptable qu’aucun spécialiste ne conteste.

Prétendre que « les Etats ne seraient à l’arrivée ni plus riches ni plus pauvres » au motif qu’ils ne recevraient plus les dividendes que leur verse la banque centrale, c’est confondre l’essentiel et le dérisoire. En cas d’annulation, les Etats n’auraient plus à rembourser le principal (une dette ne se réduit pas à sa charge d’intérêts, surtout lorsque ceux-ci sont nuls !). Ils pourraient alors se réendetter pour un même montant afin d’investir dans des activités socialement et écologiquement utiles, au lieu de faire « rouler » la dette ad nauseam.

Techniquement, si la banque centrale s’engage à maintenir les taux d’intérêt à zéro, alors le ratio dette publique/produit intérieur brut (PIB) n’a pas de limite préétablie. Mais notre proposition vise justement à éviter que l’augmentation de ce ratio ne serve ensuite à justifier une austérité budgétaire qui ne ferait qu’aggraver la déflation.

En outre, à en juger par les difficultés juridiques que cela entraîne et l’imprécision des traités à ce sujet, il n’est pas garanti que la BCE puisse continuer son programme d’achat d’actifs ad libitum. S’il venait à s’interrompre et que les taux remontaient, les Etats seraient exposés à l’augmentation du coût du simple renouvellement de sa dette.

Effet libératoire

Certes, une annulation de dette ou une monétisation sans contrepartie feraient diminuer les fonds propres de la banque centrale, peut-être au point de les rendre négatifs. Mais cela ne l’empêcherait en aucun cas de fonctionner, comme l’a souvent expliqué la Banque des règlements internationaux (la banque centrale des banques centrales) et n’obligerait donc pas les Etats actionnaires à la recapitaliser.

De toute façon, seules les banques centrales nationales sont autorisées à recapitaliser la BCE (article 28 du protocole n° 4 annexé au traité sur le fonctionnement de l’Union européenne/TFUE) et cette dernière pourrait même les indemniser pour le faire (article 32.4 du même protocole).

Au final, l’annulation de la dette publique détenue par la BCE non seulement ne léserait personne, mais libérerait les acteurs économiques de la crainte d’une future augmentation d’impôts, tout en les encourageant à investir et en assainissant nos finances publiques. La monétisation sans contrepartie des dépenses publiques aurait le même effet libératoire.

Libérée de la contrainte du remboursement, par l’annulation des dettes ou la monétisation, la monnaie resterait disponible pour être investie et circuler dans l’économie réelle. En définitive, ces débats touchent à l’essence même de la monnaie, à sa création et à son rôle en tant qu’institution. Ce n’est pas de l’« économie vaudoue », mais une vision de la monnaie libre, aux antipodes de la morale sacrificielle du « demain, il faudra bien payer ».

Liste des signataires : Baptiste Bridonneau, doctorant à l’université Paris-Nanterre, EconomiX ; Jézabel Couppey-Soubeyran, maîtresse de conférences à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne ; Nicolas Dufrêne, haut fonctionnaire et directeur de l’Institut Rousseau ; Gaël Giraud, directeur de recherche au CNRS, professeur à l’Ecole des ponts ParisTech ; Alain Grandjean, président de la Fondation Nicolas-Hulot ; Aurore Lalucq, députée européenne (S&D) ; Laurence Scialom, professeure à l’université Paris-Nanterre, EconomiX.


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