CUB (Italie) : « Il est nécessaire que les organisations liées au mouvement ouvrier remettent dans le débat public la question du dépassement du capitalisme »

jeudi 14 mai 2020.
 

Quelle est la situation sanitaire du pays aujourd’hui ?

L’Italie est actuellement divisée : au nord, le virus s’est propagé de façon alarmante, surtout en Lombardie où l’on enregistre 50% des décès nationaux ; au centre et au sud, dans l’ensemble, les chiffres de la contagion sont encore relativement contenus. Pourquoi cette propagation particulière ? Divers facteurs ont joué un rôle, deux plus particulièrement.

Tout d’abord, ni le gouvernement ni la région de la Lombardie n’ont rapidement déclaré la fermeture en zone rouge de la région entre Nembro et Alzano Lombardo dans la province de Bergame. Une décision influencée par les associations patronales, étant donné qu’il s’agit d’une zone à forte concentration industrielle qui ressemble à une vaste coulée de béton, dans laquelle se succèdent les grandes villes avec leurs entreprises collées les unes aux autres, qui s’étendent depuis Milan vers le nord-ouest (à la frontière avec la Suisse) et vers le nord-est (les provinces de Bergame et de Brescia).

Le second facteur est dû au fait que le système de santé en Lombardie était devenu le centre d’essai des projets de privatisation de notre système national de santé (SSN). Les hôpitaux publics et les services de santé de proximité ont été fermés ou réduits, et, à la place, des cliniques privées, souvent liées à la droite catholique, n’ont cessé de proliférer. Face à la saturation immédiate des lits disponibles, la Région Lombardie a transféré les personnes infectées vers les résidences sanitaires pour personnes âgées (RSA), des structures gérées par des entreprises privées qui sous-traitent les services (infirmières, travailleurs et travailleuses sanitaires et sociaux, auxiliaires de vie sociale, nettoyage, blanchisserie, entretien, etc.) à des coopératives, afin de diminuer le coût du travail grâce à des services ultra-flexibles et précaires. Les RSA se sont immédiatement transformées en foyers de contagion et de propagation du virus.

Quelles dispositions ont été prises pour les travailleurs et les travailleuses ?

Tout d’abord, le ministère de la santé n’a jamais déclaré obligatoire l’utilisation des masques ; au contraire, dans les premières semaines, il a ouvertement découragé leur utilisation pour celles et ceux qui ne présentaient pas de symptômes du coronavirus. Le 11 mars, le gouvernement a adopté un décret invitant les entreprises à disposer de « protocoles anti-contagion » en rapport avec les spécificités de leurs activités. Des protocoles avec qui ? Bien sûr avec les responsables de la sécurité de l’entreprise mais aussi, lorsqu’il y en a, avec les représentants des travailleurs et travailleuses dans les commissions santé et sécurité (RLS).

Le RLS est une institution dont les procédures électorales et les activités sont régies par des accords signés entre les organisations patronales et CGIL, CISL et UIL, les trois confédérations syndicales traditionnelles, désormais ouvertement modérées et libérales. Ces élections ne sont pas vraiment libres puisque, dans la grande majorité des cas, les syndicats de base, malgré le suivi qu’ils assurent auprès des travailleurs et travailleuses, ne peuvent pas participer : seuls ceux qui ont signé les conventions collectives nationales peuvent y participer, c’est-à-dire CGIL, CISL et UIL quasi-exclusivement. En outre, le RLS n’a pas de pouvoirs réels ni de droit de veto, la plupart du temps le ou la RLS se contente de formuler des critiques. En réalité, ce n’est pas un organe indépendant de l’entreprise et il n’a pas de réel pouvoir.

Les « protocoles anti-contagion » ont donc été établis avec une totale liberté par les entreprises et de nombreux employeurs ont pu ne pas investir dans la protection des employé.es, en économisant sur les équipements de protection individuelle, à commencer par les masques jugés inutiles, sauf dans des cas très spécifiques.

Quelles sont les conséquences pour les travailleurs ? Pour la population la plus pauvre en général (chômeurs et chômeuses, sans-abri, secteur informel, etc.) ?

Il est maintenant clair pour tout le monde que ce sont les travailleurs et les travailleuses qui paieront cette crise. Quelques chiffres suffisent à le prouver : pour apporter de l’aide aux salarié.es et aux indépendant.es qui se retrouvent sans activité, le gouvernement a financé des subventions à hauteur, seulement, de 25 milliards d’euros. En revanche, les entreprises bénéficieront de 400 milliards d’euros de liquidités, qui seront fournies par les banques et garanties par les impôts des contribuables, principalement des salariés et des retraités. Les travailleurs et travailleuses dont le travail sera suspendu recevront une subvention appelée « fonds de licenciement », qui peut entraîner la perte de la moitié de leur salaire normal. Le versement de ces prestations se fait lentement et on estime qu’il y aura des retards de plus d’un mois dans la réception des paiements. Les « faux indépendants » recevront une prime dérisoire de 600 euros. La plupart des travailleuses et travailleurs précaires resteront sans travail et probablement sans revenu. Des milliers de soignant.es et d’aides à domicile se retrouveront aussi dans cette même situation.

Le « revenu de citoyenneté », le cheval de bataille du mouvement 5 étoiles, est très limité ; et pour beaucoup de personnes, ce revenu se traduira par le versement de seulement quelques centaines d’euros par mois, en raison des conditions extrêmement strictes qui sont nécessaires pour y prétendre. L’allocation de chômage (Naspi) dure deux ans, mais la plupart des personnes précaires en sont exclues ; par ailleurs, son montant diminue chaque mois, de sorte qu’il est pratiquement divisé par deux la seconde année. Depuis le début du mois d’avril, le gouvernement a promis de nouvelles aides en faveur des groupes les plus défavorisés, mais rien n’a encore été versé.

Quelle est la résistance organisée par les mouvements sociaux et syndicaux ?

Après le désastre en Lombardie, le gouvernement a décrété la zone rouge dans toute l’Italie : on ne peut pas quitter son domicile sauf pour des raisons de travail ou de santé ; on ne peut pas se déplacer d’une région à l’autre. Fin avril, la Commission de garantie des grèves, l’organe national qui réglemente l’exercice des grèves dans les services publics essentiels, a « invité » les syndicats à ne pas déclarer de grève avant le 30 avril, sous peine de sanctions.

Le 21 mars, le président du Conseil, tout sourire, en direct à la télévision a annoncé la fermeture des activités de production non strictement essentielles. Le lendemain, la liste des activités qui pouvaient rester ouvertes a été diffusée : outre les activités liées à la protection de la santé et à la distribution alimentaire, tous les secteurs industriels et leurs chaînes d’approvisionnement restaient ouverts. Par conséquent, presque rien n’avait changé : c’était une nouvelle capitulation honteuse face aux revendications de la Confindustria !

Dans les jours qui ont suivi, plusieurs grèves spontanées ont éclaté dans des entreprises industrielles en raison du manque d’équipements de protection individuelle et de l’absence de mesures de sécurité. Les confédérations CGIL, CISL et UIL, sollicités par le gouvernement et la Confindustria, se sont empressés de signer un accord de sécurité qui ne change rien dans la pratique, mais qui a réussi à temporiser les grèves. C’est pourquoi, jusqu’à présent, dans les entreprises ouvertes, le travail s’est poursuivi sans grande protestation.

La CUB fait campagne pour exiger que la réouverture, ou la continuité de la production, ne soit autorisée que pour les entreprises qui sont en mesure d’assurer la sécurité pleine et entière de leurs employé.es. Nous déposons donc des plaintes auprès des institutions publiques et, lorsque les conditions sont favorables, nous organisons des grèves. Dans la ville de Milan, qui représente le fer de lance du capitalisme financier et des projets de privatisation des services publics et de précarisation des vies, nous promouvons également, un 1er mai de lutte « virtuelle », sur une plateforme revendicatrice et de lutte, avec les mouvements sociaux et les organisations politiques et syndicales qui veulent s’opposer à cet état de fait.

Y a-t-il des demandes de réappropriation collective, d’autogestion, de contrôle des travailleurs et travailleuses ?

La réappropriation collective, l’autogestion, le contrôle de la part des travailleurs et travailleuses, doivent être la conséquence de vastes mouvements de lutte, dans un climat de participation décisionnelle des travailleurs et des travailleuses. Des luttes qui influencent matériellement et aussi culturellement les pouvoirs publics et la politique. En Italie, le rapport de force des travailleurs et travailleuses, et les luttes, se trouvent dans une situation d’extrême faiblesse. Depuis la fin des années 80, les gouvernements, le patronat et les confédérations CGIL, CISL et UIL ont construit un système de relations sociales visant à adopter des contre-réformes d’austérité qui introduisaient des mesures de flexibilité dans le monde du travail, des augmentations de productivité réparties en faveur des patrons, une réduction des salaires, des coupes dans l’État-providence, un allongement de l’âge de la retraite, etc.

La tâche de la CGIL, de la CISL et l’UIL était également de faire accepter docilement ces mesures aux travailleurs et travailleuses. Par conséquent, par le biais de lois et d’accords « triangulaires », ils se sont vus accorder le monopole de l’activité syndicale sur le lieu de travail : par exemple, elles seules peuvent convoquer des assemblées de travailleurs et travailleuses, publier des communiqués dans l’entreprise, s’asseoir à des tables de négociation, intervenir à des tables ministérielles en cas de crise de l’entreprise, faire reconnaître le paiement des cotisations syndicales, etc. Ce système leur a permis de garder le contrôle sur les travailleurs, les travailleuses et leurs représentant.es, en démobilisant le mouvement ouvrier et en étouffant dans l’œuf toute tentative de protestation.

Ce n’est pas un hasard si un véritable climat de paix sociale règne en Italie depuis de nombreuses années et si les « trois principaux syndicats » ne se sont même pas mobilisés face à des réformes telles que le « Fornero », qui a porté l’âge de la retraite à près de 68 ans et la loi sur l’emploi, qui a facilité les procédures de licenciement. Cette situation s’est encore aggravée lorsqu’en 2014, la Confindustria et les confédérations CGIL, CISL et UIL ont signé un accord appelé « Testo Unico sulla Rappresentanza (TUR) » (loi sur la représentation), par lequel elles ont étendu aux syndicats de base la possibilité de bénéficier de ces privilèges syndicaux : dans certaines entreprises, la CGIL, CISL et UIL réglementent les élections pour la représentation syndicale. Les syndicats de base qui ont adhéré au TUR peuvent également prendre part à ces élections, en échange de quoi ils déclarent accepter les conventions collectives, y compris les conventions régressives, signées par la CGIL, CISL et UIL et se soumettent, sous peine de sanctions, à de lourdes restrictions de leur droit de grève. Cela signifie que même une partie du syndicalisme de base a vendu son autonomie de lutte et de manifestation, en échange de quelques sièges.

Au mouvement syndical qui étouffe les pulsions antagonistes des travailleurs et travailleuses contre le système, s’ajoute une gauche radicale réduite à 0, puisqu’elle a abandonné la défense des droits sociaux en participant à la politique de boucherie sociale des gouvernements de « centre-gauche », et qu’à la protestation de rue elle préfère la présence dans les salons de la bourgeoisie ; ainsi que dans les médias (télévision, journaux, radio, maisons d’édition...) qui ont fait du trash leur marque de fabrique et qui sont aux mains de monopoles liés au berlusconisme ou au centre-gauche.

Nous avons ainsi identifié quelques éléments (et quelques responsables) de la situation des luttes en Italie qui ont tendance à être peu nombreuses et très isolées. Nous sommes donc très loin des conditions qui peuvent favoriser des expériences réelles de réappropriation collective, d’autogestion, de contrôle de la part des travailleurs.

La crise actuelle permet-elle de reproposer publiquement la question d’une rupture avec le capitalisme ; dans quelle perspective ? Avec quelles forces populaires ?

Cette crise sanitaire est survenue, sur notre continent, à un moment où les problèmes économiques vont croissant. À cet égard, même l’économie allemande, notamment dans le secteur de la production, commençait à montrer des signes de ralentissement au cours des mois précédents, en raison des effets de la guerre commerciale engagée entre les États- Unis et la Chine. Par ailleurs, tant le début des mobilisations syndicales en France, qui ont suivi celles des Gilets Jaunes, que le développement de mouvements sociaux de dimension mondiale comme « Pas une de plus » ou « Les vendredis pour le climat », ont marqué une prise de conscience des dégâts causés par les politiques néo-libérales et la logique plus générale du système capitaliste. Face à cette situation, cependant, dans les différents pays européens, des forces politiques d’extrême droite ont émergé ces dernières années, qui, tout en poursuivant leur politique d’attaque du monde du travail, ont réussi à détourner le mécontentement social vers des questions telles que la gestion des flux migratoires.

Il est donc nécessaire, surtout dans une période comme celle-ci, que les organisations liées au mouvement ouvrier remettent dans le débat public la question du dépassement du capitalisme. En même temps, ce mot d’ordre doit s’adapter à une réalité profondément changée : pensons à cet égard au développement des chaînes de production qui rendent désormais l’économie européenne (sinon mondiale) profondément intégrée et interconnectée, ou à la croissance massive de l’emploi dans le secteur des services. Ces deux exemples appellent une mise à jour théorique et pratique des modes d’action mis en œuvre jusqu’à présent par les syndicats. Cette réflexion globale doit servir de base à la construction de plateformes de revendication et d’action pour la transformation sociale, sur la base desquelles il est possible de construire des moments d’unité et de lutte entre les syndicats de différents pays, à commencer par les travailleurs des mêmes chaînes de production, et de dialoguer avec les principaux mouvements sociaux en cours.

Publié le 28 avril 2020

Marcelo Amendola, secrétaire national de la Confederazione unitaria di base (CUB), Italie


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