Outre-Rhin, la question de la pauvreté des retraités est au cœur du débat politique et a conduit à la correction d’un système de retraite à points qui, combiné aux réformes néolibérales du marché du travail, est à l’origine du phénomène. Une leçon pour la France.
Ce tournant de l’année 2020 a également été marqué en Allemagne par un vif débat autour de la question des retraites. Mais la nature de ce débat est sensiblement différente de celui qui agite la France. L’enjeu est en effet de combattre un des phénomènes qui inquiète le plus la population allemande : la pauvreté des personnes âgées. Après d’intenses discussions, les membres de la grande coalition qui regroupe la CDU chrétienne-démocrate, les Bavarois de la CSU et le parti social-démocrate (SPD) sont parvenus à se mettre d’accord à la mi-décembre sur une « retraite de base » (« Grundrente ») destinée à réduire le risque de pauvreté des seniors et qui sera financée par un impôt sur les transactions financières. Ce compromis est loin d’être idéal et les nouvelles mesures, prévues pour 2021, ne sont pas finalisées. Mais cet intense débat, qui a duré toute l’année 2019, et l’insistance sur le sujet d’un SPD aux abois électoralement devraient amener à bien des réflexions sur les conséquences de la réforme envisagée de ce côté-ci du Rhin…
En Allemagne, le système de retraite obligatoire (GRV) concerne tous ceux qui ont cotisé au moins cinq années. C’est un système à points fondé sur un référentiel qui est le salaire moyen : un point est attribué pour une année de travail payé au salaire moyen. Si l’on est payé davantage, on gagne plus de points, si l’on est payé en dessous, on gagne une fraction de point. Des points sont attribués par enfant élevé par un des membres du couple. Comme dans le système proposé par le gouvernement français, la « valeur du point » est donc là aussi fondée sur la croissance moyenne des salaires. Mais on verra comment l’exemple allemand montre les limites de cette garantie.
Pour convertir ces points en pension, on pratique un double calcul. Si l’on part à l’âge légal, on affecte au nombre de points un coefficient 1. Mais si l’on part avant, on applique une décote qui augmente tous les six mois et qui peut aller jusqu’à 14 % pour un départ anticipé quatre ans avant l’âge légal. Cet âge est établi en fonction de l’année de naissance et va de 63 ans, pour les personnes nées avant 1953 et ayant quarante-cinq années de cotisations, jusqu’à 67 ans pour ceux nés après 1963 avec moins de ces quarante-cinq années de cotisations. Une fois ce multiplicateur affecté, on convertit les points en euros. La valeur de conversion est de 31,89 euros pour les Allemands résidant en ex-RDA et de 33,09 euros pour ceux résidant dans les « anciens Länder ».
Un tel système assurait en 2018 un « taux de remplacement » moyen assez bas de 48,2 %, selon la GRV [1]. Ce qui, en théorie, permettrait à un travailleur de l’Ouest payé au salaire moyen pendant quarante-cinq ans et partant à l’âge légal de disposer d’une pension brute de 1 487 euros par mois, soit 1 327 euros net. Seulement voilà, la réalité est bien différente. Le montant moyen des pensions mensuelles versées aux retraités de l’Ouest est de 864 euros, avec une immense différence entre les hommes (1 130 euros) et les femmes (647 euros). Pire même, les nouveaux entrants font face à des pensions encore plus faibles. En 2018, et toujours d’après les chiffres de l’organisme gestionnaire de la retraite obligatoire, on partait en retraite dans les anciens Länder avec une pension moyenne de 750 euros, 928 euros pour les hommes et 675 pour les femmes.
Dans un pays où les loyers sont en nette hausse depuis plusieurs années, la situation devient naturellement préoccupante. Selon Eurostat [2], en 2018, 19 % des Allemands de plus de 65 ans sont en risque de pauvreté, ce qui est davantage que la moyenne de la zone euro, qui est à 17,4 %. Surtout, c’est trois points de plus qu’en 2009. À titre de comparaison, en France, le taux de personnes en risque de pauvreté chez les plus de 65 ans est de 9,9 %, alors qu’il était de 13,4 % en 2009. La France et l’Allemagne ont donc eu des évolutions opposées. Du reste, un seul pays de l’UE, le Danemark, affiche un taux de risque de pauvreté des plus de 65 ans plus bas que celui de la France, avec 9,6 %. Il y a donc bien un modèle français dans ce domaine, qui s’oppose clairement au modèle allemand.
Cette situation s’accompagne notamment d’un phénomène préoccupant : la progression de l’endettement des personnes âgées. En novembre dernier [3], l’institut Creditreform qui mesure l’endettement de la population dans un « atlas » annuel a décidé d’insister sur ce point. Depuis 2013, le nombre de plus de 70 ans en situation de surendettement a augmenté de 24,3 % et de 45 % sur la seule année 2019. Progressivement, la situation économique d’une partie des personnes âgées devient désespérée.
Or, comme on l’a vu avec la baisse des pensions entrantes, la situation menace de se dégrader encore dangereusement. Une étude de la Fondation Bertelsmann et de l’institut économique berlinois DIW est venue le confirmer cet automne, apportant de l’eau au moulin de ceux qui craignent un véritable « choc de pauvreté des seniors » dans les prochaines années outre-Rhin. Évidemment, ces calculs sont toujours soumis à la validité des modèles macroéconomiques et des méthodes statistiques d’évaluation de la pauvreté utilisés, mais ils permettent de pointer un risque qui est déjà présent au sein même de la société allemande. Or, l’étude est sans équivoque : « La pauvreté des personnes âgées va augmenter dans les prochaines années », indique-t-elle, et cela, quel que soit le scénario. Dans le schéma jugé le plus probable, le risque de pauvreté pourrait concerner près de 22 % des Allemands pensionnés d’ici à la fin des années 2030.
L’étude précise quelles seront les populations les plus concernées : celles qui entreront en retraite dans les années 2020 et, parmi elles, particulièrement les hommes peu qualifiés, les célibataires des deux sexes, les personnes issues de l’immigration. Autrement dit, les plus fragiles. La hausse du risque de pauvreté va donc s’accompagner d’un creusement des inégalités. Le système de retraite allemand est bien une bombe sociale à retardement qui se traduit dans l’inquiétude de la population vis-à-vis du grand âge. Pour preuve, la Société pour la langue allemande a décidé de faire du mot « Respektrente » (« retraite digne ») le « mot de l’année » 2019 [4], dévoilant les préoccupations de la population allemande (en 2018, le mot de l’année avait été « Heißzeit » ou « époque chaude »). Une étude de la Deutsche Bank révèle que la moitié des Allemands seraient « inquiets » quant au niveau de leur retraite et seulement 17 % d’entre eux sont certains de disposer d’assez de ressources pour vivre.
Comment en est-on arrivé là ? Le cas allemand ressemble à un condensé des effets négatifs de l’ensemble des réformes que louent tant les défenseurs de l’actuel gouvernement français. En mêlant flexibilisation extrême du marché du travail, modération salariale et mesures d’économies sur le système de retraite, les gouvernements allemands ont fait du système à points une machine à créer massivement de la pauvreté.
Premier élément : l’obsession de l’équilibre des comptes. L’Allemagne est un des pays occidentaux les plus concernés par la question des retraites, compte tenu de sa situation démographique. Le pays connaît depuis 1973 un solde naturel négatif (les naissances sont moins nombreuses que les décès) et l’arrivée d’immigrés à partir de 2015 n’a pas vraiment réglé le problème pour l’avenir. Dans ses plus récentes prévisions de population publiées [5], Destatis indique que la part des plus de 67 ans entre 2020 et 2040 passera de 16,2 % à 21,2 %, tandis que celle des 20-67 ans passera de 51,8 % à 47,3 % dans le meilleur des cas (44,8 % dans le pire). Il y aura donc à peine plus de deux actifs pour financer un retraité dans vingt ans.
Face à ce risque, l’Allemagne a fait le choix de l’austérité sur son système de retraite pour accumuler des excédents et des réserves. Un choix qui a aussi été pris en fonction de certaines priorités politiques, notamment celle des excédents des comptes sociaux pour rééquilibrer le budget de l’État. Reste que le système à points allemand a été un instrument parfait pour atteindre cette priorité. Ce sont les vertus de ce système à « cotisations définies » qui permettent de jouer sur le taux de conversion des points pour réduire le taux de remplacement du dernier salaire. Et de fait, selon les statistiques de la GRV, ce taux, qui était de 55,2 % en 1970, est passé à 52,9 % en 2005, à 51,6 % en 2010 et à 47,7 % en 2015.
Le tout sans toucher à la « valeur d’acquisition du point », qui a suivi l’évolution moyenne des salaires conformément à la règle décrite plus haut. Mais la conversion de ces points a, elle, été fortement comprimée, rendant plus faible la valeur des pensions. Dans le projet proposé par le gouvernement français, la garantie est la même : celle de lier valeur d’acquisition du point au salaire moyen sans donner aucune certitude sur le taux de remplacement futur.
Toutefois, la paupérisation des seniors allemands ne saurait s’expliquer par le seul fonctionnement du système des retraites. C’est aussi et surtout le fruit d’une politique de compétitivité menée depuis le milieu des années 1990. Cette politique a conduit à rejeter toute hausse des cotisations. Mieux même, on les a abaissées depuis 2000 de 25,6 % à 24,7 %, afin de réduire le coût du travail et d’inviter les syndicats à accepter la modération salariale. Dès lors, les deux seules mesures d’ajustement possibles étaient l’allongement de la durée du travail, décidée en 2005 mais sur un temps long, puisqu’il faudra attendre 2030 pour que l’âge légal soit fixé à 67 ans, et le niveau de vie des retraités. Et c’est donc sur ce dernier élément que l’on a surtout joué, conduisant à un appauvrissement d’une grande partie des pensionnés. Là encore, on perçoit les effets pervers d’un système à cotisations définies.
Mais au-delà du seul système de retraites, les réformes du marché du travail ont eu un effet désastreux sur la pauvreté des seniors. Car, comme le « vend » régulièrement le gouvernement français, le système de retraite à points a cette particularité de « traduire » dans la pension l’ensemble de la carrière. On prétend que cela permet de mieux prendre en compte les carrières hachées. Sauf que si les carrières hachées, heurtées ou partielles sont prises en compte, elles le sont précisément à leur seule mesure. Résultat : les vagues de libéralisation du marché du travail en Allemagne, avec notamment l’explosion du travail partiel, ont conduit à la réduction des pensions servies.
Car derrière l’apparence radieuse du marché du travail allemand, il y a une réalité : celle de la réduction du temps de travail subie [6]. Comme le rappelle le directeur de l’institut DIW Marcel Fratzscher dans une tribune publiée par Die Zeit [7], « il y a peu de pays du monde occidental où le temps de travail moyen a autant baissé qu’en Allemagne ». Aujourd’hui, précise-t-il, 16 millions d’actifs travaillent outre-Rhin à temps partiels sur 45 millions d’actifs, soit près de 36 %. La baisse du taux de chômage correspond donc moins à une hausse de l’activité qu’à un fractionnement du travail. Et ce fractionnement du travail se reflète précisément, par la vertu de la retraite à points, dans le montant des pensions. Plus on avance dans le temps, plus la génération du temps partiel arrive à la retraite et c’est pour cela que les retraites des nouveaux entrants baissent nettement, comme on l’a vu. C’est ce qui explique également en partie que les femmes, qui représentent 80 % des travailleurs à temps partiel, disposent de pensions inférieures de 43 % en moyenne à celles des hommes à l’Ouest.
Mais ce n’est pas la seule explication. La principale, ce sont les salaires. La politique de modération salariale allemande, notamment sur les bas salaires, a été très largement organisée légalement. On connaît évidemment les lois Hartz de 2002-2004, qui ont pesé sur la capacité de formation des salaires en réduisant les droits à l’assurance-chômage (à l’image de ce que vient de réaliser le gouvernement français) et en favorisant le travail partiel peu payé (les fameux « minijobs »). Mais cette modération a commencé dès le milieu des années 1990 et s’est appuyée sur l’approbation de syndicats soumis au chantage des délocalisations et à l’affaiblissement des accords collectifs à partir de la loi de 1994, qui a fait reculer la cogestion. Dès lors, l’individualisation de la relation de travail a progressé outre-Rhin, favorisant des salaires plus bas. Entre 1996 et 2017, la part des salariés couverts par un accord collectif à l’Ouest est passée dans le secteur privé de 66 % à 43 %. À l’Est, la proportion est passée de 48 % à 27 %.
Le résultat a été une évolution très modérée des salaires du milieu des années 1990 au début des années 2010. Au point que début 2016, le niveau des salaires réels était le même qu’en 1992 [8]. Dès lors, l’indexation automatique du point de retraite sur la moyenne des salaires a été un piège qui a fait perdre de la valeur aux futures pensions. Depuis 2014, les salaires réels allemands sont à nouveau en progression, mais pas suffisamment pour compenser l’effet de ces vingt années de vaches maigres. Ainsi, selon Destatis, les salaires réels étaient en hausse de 2,2 % entre 2016, leur niveau de 1992 donc, et 2018… Et comme la retraite est calculée sur l’ensemble de la carrière, les effets de la modération salariale vont se faire sentir sur l’ensemble des générations qui auront travaillé au cours de cette décennie.
D’autant que derrière ces chiffres globaux, il y a deux particularités qui augmentent le risque de paupérisation de certaines catégories. D’abord, le fait que les travailleurs à faible qualification ont vu leur salaire et leur temps de travail les plus mis sous pression. Fragilisés par les lois Hartz IV, ce sont ces travailleurs des services à la personne notamment qui ont dû accepter le plus de sacrifices salariaux. Entre 2007 et 2018, les salaires réels des travailleurs non qualifiés ont progressé de 15 %, tandis que ceux des cadres ont augmenté de 21,3 %, soit 42 % de plus.
L’autre facteur aggravant est que la différence de salaire entre les femmes et les hommes en Allemagne est une des plus importantes d’Europe. Elle se situe à 21 %, contre 15,4 % en France [9] (qui est une assez mauvaise élève pourtant, juste en dessous de la moyenne de l’UE, qui est à 16 %). Si le taux d’activité des femmes a donc progressé outre-Rhin, c’est principalement parce que les femmes, et souvent même des femmes qualifiées, ont dû accepter des emplois mal payés et à temps partiel.
Dès lors, la multiplication outre-Rhin des travailleurs pauvres a favorisé, par le miroir de la retraite à points, celle des retraités pauvres. Un miroir aggravé, comme on l’a vu, par l’obsession de l’équilibre financier. C’est ainsi que l’on a pu se retrouver devant ce paradoxe apparent : la hausse du taux d’activité et de l’emploi conduit à une hausse de la pauvreté des retraités. La situation alarmante des personnes âgées en Allemagne est donc le fruit des réformes combinées des retraites et du marché du travail. Autrement dit, de la politique menée actuellement en France depuis 2017 (et même depuis 2010). L’Allemagne paie sa politique unilatérale de compétitivité par le surgissement de cette pauvreté des seniors. Ce n’est d’ailleurs qu’un des aspects des effets négatifs de cette obsession de la compétitivité : le déficit d’investissement en est un autre et la fragilité économique actuelle du pays encore un autre [10].
L’exemple allemand montre donc la fragilité de plusieurs arguments du gouvernement français sur la retraite à points. L’indexation de la valeur d’acquisition du point sur les salaires moyens n’offre aucune garantie, dès lors que le marché du travail est flexibilisé, que la priorité est donnée à l’équilibre financier. Les femmes et les précaires ne sont, en réalité, pas davantage protégés avec ce régime par points, car la prise en compte d’une carrière entièrement hachée donne lieu à une retraite de faible qualité. L’illusion que véhicule actuellement le gouvernement français est celle dont les dirigeants allemands ont dû aujourd’hui se débarrasser.
L’introduction de la « Grundrente » permettra-t-elle d’éviter le choc de pauvreté à venir ? Son principe est complexe mais fondé sur l’idée que celui qui a cotisé trente-cinq ans ne doit pas disposer d’une pension inférieure à 1 250 euros pour un célibataire et 1 950 euros pour un couple, soit 80 % du revenu moyen. C’est un niveau qui est beaucoup plus généreux que les 85 % du salaire minimum promis par le gouvernement français. Entre 1,2 million et 1,5 million de retraités pourraient profiter d’un supplément à partir de 2021 (mais les éléments techniques pourraient repousser la mise en place). La proposition fait grincer des dents à droite, notamment au sein de la CDU, qui y voit une rupture du principe d’une retraite reflet de ce qu’on cotise, mais qui, surtout, s’étrangle de son financement par un impôt sur les transactions financières.
À gauche, chez les Verts et Die Linke, en revanche, on juge ce supplément largement insuffisant. De fait, ce système ne réglera pas tous les problèmes liés notamment au modèle économique allemand. Mais il permet de contrer en partie les effets désastreux du développement du travail partiel chez les femmes et les travailleurs les moins qualifiés. C’est au moins un filet de sécurité. L’étude Bertelsmann-DIW estimait qu’une version un peu plus généreuse de ce projet permettrait de réduire le taux de seniors en risque de pauvreté de trois points d’ici à 2040 et donc de maintenir le taux actuel. Mais le phénomène de pauvreté des personnes âgées resterait un problème crucial pour la société allemande.
En réalité, le système allemand de retraite à points dans un contexte néolibéral est un échec patent. D’abord, il ne règle pas le problème du financement futur : depuis des années, les milieux conservateurs (et encore récemment la Bundesbank [11]) réclament le report de l’âge légal à 70 ans. Ensuite, il fragilise les anciens comme les travailleurs en mettant la pression sur leurs revenus actuels et futurs. La seule sortie est alors, évidemment, le recours massif à la capitalisation. Mais favoriser l’épargne en période de taux bas et alors même que l’Allemagne dégage déjà un excédent d’épargne de 7 à 8 % de son PIB relève du suicide non seulement pour l’économie allemande, mais aussi pour l’économie de la zone euro. Face à la situation allemande, prétendre que la retraite à points propose une amélioration du système français semble une position difficilement défendable.
Romaric Godin
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