La révolution méconnue du Rojava

dimanche 10 novembre 2019.
 

Alors qu’Erdogan a lancé une offensive en Syrie à l’encontre des Kurdes (après le feu vert de Trump), on vous présente le Rojava, territoire d’une expérience politique singulière qui laisse la population s’auto-administrer... pour combien de temps encore ?

Que sait-on vraiment de ce qui se cache derrière le mot « Rojava » ? Pas grand-chose, en réalité. Pourtant, il s’agit d’une révolution spectaculaire, un basculement de civilisation là où précisément, en Mésopotamie, la civilisation est née il y a bien longtemps. Cette région située au nord de la Syrie et longeant la frontière avec la Turquie est peuplée majoritairement de Kurdes, mais aussi d’Arabes, de Syriaques, d’Arméniens, de Turkmènes, de Tchétchènes et de Circassiens. Elle constitue la partie ouest du Kurdistan, pays à cheval entre la Turquie, l’Iran, l’Irak et la Syrie.

En mars 2019, le dernier bastion territorial de Daech est tombé à Baghouz, en Syrie. L’alliance des FDS (Forces démocratiques syriennes) et du soutien aérien et matériel des pays occidentaux, en particuliers les États-Unis, la France et le Royaume-Uni, ont eu raison du « califat ». Les femmes combattantes kurdes, cheveux au vent et kalachnikov en bandoulière, des YPJ (Unités de défense des femmes) firent leur apparition sur le grand écran à la faveur de la lutte contre Daech. Mais, en général, les commentateurs se gardent bien de mentionner leur projet politique, qui est pourtant le fer de lance du Rojava.

Une vie politique décentralisée

Le confédéralisme démocratique est un nouveau paradigme pensé par le leader kurde Abdullah Öcalan, dit « Apo », depuis sa geôle turque. Le principal mouvement politique kurde de Syrie, le Parti de l’union démocratique (PYD) a adopté sa vision, notamment inspirée par l’intellectuel anarchiste Murray Bookchin. Le confédéralisme démocratique prône la mise en place d’un système décentralisé où les communes, petites unités à l’échelle de deux cents à trois cents familles, sont les principaux organes de décision dans la vie politique. Il ne s’agit plus de construire un État kurde pour les révolutionnaires kurdes, mais une organisation sociale fondée sur la société civile et non sur l’État. Un renouveau démocratique a fleuri, là où la dictature d’Assad opprimait le peuple kurde dans le sang. La langue kurde était interdite, et son usage réprimé par la torture. Il en allait de même pour les partis politiques d’opposition, seul le parti Baas régnait en despote. Un Kurde nous a confié ce à quoi il a été confronté sous Assad :

« Mon oncle a été arrêté et battu pour le seul crime d’avoir écouté une chanson en kurde. Une autre fois, j’avais quatorze ans, je me suis bagarré avec quatre Arabes et j’ai été le seul arrêté. On m’a mis en prison pendant trois jours et j’ai été torturé. Toutes les heures on me battait à coups de câble. Je n’ai pu sortir que parce que mon père a versé un pot-de-vin de mille dollars à mes geôliers ».

Autrefois l’État baasiste décidait de tout. Maintenant, ce sont les localités – à commencer par la langue dans laquelle elles désirent enseigner. Au Rojava, on peut même contester une amende de la police auprès de sa commune : l’assemblée de celle-ci a le pouvoir de l’abroger. Dans les rues d’Amouda, petite ville du Rojava que nous arpentons le soir à la fraîche, on aperçoit vite les signes d’une grande pluralité politique : des dizaines de bureaux de différents mouvements, du plus libéral au plus socialiste, occupent les rues autour des bâtiments gouvernementaux. Les chrétiens, en particulier les Syriaques, peuvent librement pratiquer leur religion. Leur langue dérivée de l’araméen est reconnue officiellement par l’auto-administration. Les habitants n’ont aucun mal à nous expliquer leurs positions politiques, bien loin des discours formatés. Récemment, nombreux furent ceux qui protestèrent contre le prix fixé par l’administration pour acheter le blé aux fermiers : cent cinquante livres syriennes par kilo. L’administration a cédé et a augmenté ce tarif. Certains font le ramadan, d’autres non et le revendiquent. Il n’est pas rare de voir un pratiquant servir à manger dans la journée à une personne ne pratiquant pas le jeûne. Le peuple du Rojava se montre très tolérant envers l’Autre, chose bien rare dans un Moyen-Orient gangrené par l’intégrisme.

Genre et justice

Mais cette révolution est d’abord la révolution des femmes. En première ligne contre Daech, leur présence fut décisive pour vaincre l’organisation. Comme nous l’a raconté autrefois un ancien légionnaire, Garbar, mort au combat à Raqqa au côté des Kurdes : « La guerre serait gagnée depuis longtemps si les hommes se battaient comme les femmes ». Leur efficacité n’est plus à prouver. Mais peut-être que le plus impressionnant, chez elles, est le poids politique qu’elles ont pris dans la société. Partout ont été bâties des maisons des femmes qui activent dans tous les quartiers la lutte contre les discriminations sexistes, en particulier les violences conjugales ou familiales. Chaque poste électif est coprésidé par une femme. Les assemblées d’élus fonctionnent dans une parité quasi parfaite. « Il faut avoir dans une main, l’égalité de genre, et dans l’autre main, la justice », nous déclare la porte-parole du Kongra Star, Evin Swed, l’organisation qui coordonne les associations de femmes du Rojava. Elle nous rappelle le principal slogan du Rojava : « Si l’on veut libérer la société, il faut commencer par libérer les femmes », une phrase d’Abdullah Öcalan. Elle nous raconte que le mouvement a commencé à se former dans la clandestinité sous le régime baasiste en 2005. Une vingtaine de femmes ont alors fondé ce qui est devenu le Kongra Star, une organisation de femmes, indépendante sur le plan politique, économique et social. Cette autonomie des femmes leur donne une très grande influence dans la société, au point d’avoir le droit de veto sur les décisions jugées sexistes.

Cela a pourtant des limites. Ainsi, le Kongra Star a voulu faire passer une loi contre la polygamie qui a provoqué de nombreuses réactions car « il est écrit dans le Coran qu’un homme peut avoir plusieurs femmes ». Les familles kurdes restent souvent très traditionnelles, les tâches y sont alors genrées à l’extrême. Difficile, pour les femmes, de sortir de leurs cuisines et des tâches ménagères dans de nombreuses familles. Et il est tout aussi difficile d’imaginer des rapports intimes hommes-femmes hors mariage. Les questions LGBT restent taboues dans de larges parts de la population et en poser peut facilement déclencher une vive hostilité. Il n’empêche que ces questions sont pensées par les partis les plus avant-gardistes du mouvement révolutionnaire du Rojava. Par exemple, les YPJ ont accepté des personnes transgenres dans leurs rangs, ou encore ont mené des stages de formation pour sensibiliser les hommes et les femmes au travail genré. Récemment une femme est devenue conductrice de bulldozer, métier traditionnellement réservé aux hommes.

L’économie est également en train de se transformer progressivement. Le Rojava était soumis à une politique d’arabisation forcée avec confiscation des terres par des colons arabes. Ces terres ont été municipalisées, mise sous contrôle des communes et, dans certains cas, redistribuées aux anciens propriétaires. Le reste du Rojava est dominé par la petite propriété, les villes sont remplies de petits ateliers et de petits commerces. L’auto-administration du Rojava encourage fortement la création de coopératives dans lesquelles les moyens sont mutualisés et partagés à parts égales entre les travailleurs et travailleuses. Les gestionnaires sont élus pour deux ans avec une limitation à deux mandats.

La crainte d’une invasion

La guerre civile en Syrie et la lutte contre Daech n’ont pas épargné le Rojava. On ne compte plus les milliers de martyrs morts pour la révolution. Au début limité à trois enclaves territoriales encerclées par des milices djihadistes, le Rojava s’est fondu dans une entité plus vaste : la Fédération démocratique de la Syrie du Nord et de l’Est. Elle occupe un territoire correspondant au tiers de la Syrie et s’étendant bien au-delà des territoires à majorité kurde. Ce territoire possède plus de 80% des réserves pétrolières syriennes. Il est aussi le grenier à blé du pays avec 40% de la production agricole avant-guerre, dont 60% de la production céréalière. Ces ressources attirent les appétits prédateurs des dictatures alentour. À commencer par la Turquie, l’Iran, ou encore le régime syrien d’Assad.

À l’intérieur de la Syrie, les milices islamistes et djihadistes se sont acharnées sur le Rojava : la célèbre ville de Kobané a été détruite à 80% par les combats, le quartier kurde de Sheikh Maqsoud à Alep a subi des dégâts équivalents de la part de milices salafistes financées par l’État turc. On ne compte plus les villages kurdes désertés à cause des mines laissées par les djihadistes de Daech. Reshan Shakr, un coordinateur pour le déminage, nous explique qu’il est extrêmement compliqué de faire son travail, car l’auto-administration n’a pas assez de moyens. Les mines feront des morts pendant encore des générations. La région est étranglée de l’extérieur, car elle est soumise à divers embargos par ses voisins qui voient d’un mauvais œil cette révolution d’inspiration socialiste rappelant à bien des égards la Commune de Paris.

Plus grave encore, en janvier 2018, la Turquie a envahi le canton d’Afrin et chassé brutalement ses habitants d’origine kurde pour les remplacer par des familles arabes islamistes venant principalement de la banlieue de Damas, de la banlieue nord de Homs ou encore d’Idlib. La région a été soumise à un pillage systématique par la Turquie et ses milices. Gulistan Sîdo, afrinoise et professeure de français, membre du comité des relations extérieures de son université, nous confie qu’elle a tout perdu lors de l’invasion turque : « Les djihadistes m’ont tout pris et ont brûlé tous mes livres, j’avais beaucoup de livres en français ». Des journalistes ont enquêté sur l’affaire, comme Jérémie André pour Le Point. Ils ont montré que le pillage avait été financé à hauteur de dizaines de millions d’euros par les consommateurs européens via l’Espagne.

Le président turc Recep Tayyip Erdogan ne cache pas ses ambitions à propos du Rojava, qu’il cherche à tout prix à envahir. Bachar El Assad déclare à son tour que les FDS devront déposer les armes ou affronter son armée. Pour survivre, le Rojava a dû tisser un réseau d’alliances complexe, fait de compromis et de rebondissements, à l’extérieur comme à l’intérieur de la Syrie. Les Forces démocratiques syriennes se sont alliées à de nombreuses tribus arabes, dont la plus connue est celle des Shammar, qui ne partagent pas toujours les mêmes espoirs démocratiques. La plupart d’entre elles étaient d’ailleurs alliées à Daech avant de retourner leur veste dès que les combats ont tourné au désavantage des djihadistes. Ces tribus sont pourtant un allié important dans les zones à majorité arabe, et permettent de stabiliser ces zones post-Daech.

Quelle mobilisation pour le Rojava ?

Pour éviter une invasion du territoire et l’aider dans la lutte contre Daech, les autorités du Rojava se sont alliées à la coalition dirigée par les États-Unis contre Daech à partir de la bataille de Kobané, premier coup d’arrêt en 2014 à l’organisation djihadiste. Cette collaboration n’est pas de tout repos. À ses débuts, les États-Unis refusaient de livrer du matériel de déminage, afin de ménager leur allié turc. Brett McGurk, alors envoyé spécial de la coalition, avait constaté que les forces du Rojava en étaient réduites à faire usage de troupeaux de moutons pour déminer.

Mais, bien vite, la réalité rattrapa les autorités américaines : la Turquie n’était pas un allié fiable contre Daech. Au contraire même, elle avait directement aidé cette organisation à tenter d’exterminer les Kurdes. L’État turc, aveuglé par sa haine des Kurdes fit là un pas de trop. La coalition internationale décida d’armer beaucoup plus massivement les FDS pour en finir avec Daech en Syrie, faute d’autre partenaire fiable pour accomplir la tâche. Cette alliance tactique est très fragile, comme l’ont montré les velléités de Trump de retirer les troupes américaines de la Syrie, malgré l’opposition de son administration et de ses alliés internationaux, à commencer par la France. Ce retrait pourrait ouvrir la voie à une invasion du Rojava par la Turquie et le régime syrien.

Dans l’espoir de faire son grand retour au Moyen-Orient, l’État français a largement soutenu militairement le Rojava. Des négociations sont en cours pour que la France reconnaisse le Rojava et le faire ainsi rentrer officiellement dans l’arène internationale. Une reconnaissance assurerait une assise plus stable, mais surtout limiterait les menaces qui pèsent sur le Rojava. Un facteur sera décisif pour aboutir à ce résultat : la mobilisation de l’opinion publique en France. Hélas, le Rojava, ou Fédération démocratique de la Syrie du Nord et de l’Est, demeure trop méconnu pour déclencher une mobilisation massive. L’engagement de la France pourrait décider de l’avenir du Rojava, comme autrefois il a poussé François Hollande dans un soutien décisif, entraînant dans son sillage les Américains pendant la bataille de Kobané. Le sursaut aura-t-il lieu avant qu’il ne soit trop tard ?

Raphaël Lebrujah


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