L’annonce de négociations entre Ankara et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) a créé la surprise. Elle confirme la place nouvelle prise par la « question kurde » pour tous les acteurs régionaux, place confirmée par l’insurrection en Syrie. Ayant échappé au contrôle de Bagdad depuis 1991, le Kurdistan irakien espère catalyser et concrétiser les revendications nationales d’un peuple oublié de l’histoire.
Erbil, capitale de la région autonome du Kurdistan, dans le nord de l’Irak, est une ville en pleine expansion. Les maisons en briques font place à des centres commerciaux, à des hôtels et à des immeubles d’habitation. La banlieue se couvre de quartiers à peine terminés ou encore en chantier pour accueillir les nouvelles couches moyennes. Les magasins proposent des matériaux de construction, des meubles, des appareils ménagers. Les larges avenues sont encombrées de 4 x 4. Des Irakiens de tout le pays viennent ici faire des courses ou passer du bon temps. Des hommes d’affaires libanais, des marchands turcs, des travailleurs indiens de l’hôtellerie s’installent pour faire fortune.
La sécurité et l’argent du pétrole ont transformé la province poussiéreuse qu’était naguère le Kurdistan irakien en un havre de paix, un endroit à la mode pour toute la région. Mais cette prospérité a aussi sa face cachée. La dépendance à l’égard de l’or noir a amené les autorités à négliger l’agriculture : la majorité des produits alimentaires sont désormais importés. Et les inégalités se creusent.
L’histoire a malmené les Kurdes. Après la chute de l’Empire ottoman, quand les puissances européennes ont dessiné de nouvelles frontières, ils ont été oubliés, privés d’Etat, et sont restés éparpillés entre quatre pays : l’Irak, l’Iran, la Syrie et la Turquie. A l’époque, leur mouvement national était faible ; mais la marginalisation, la discrimination et la répression allaient le faire progresser inexorablement, quoique non sans à-coups. « Les Kurdes eux-mêmes ont été en partie responsables des difficultés passées, rappelle l’historien Jabar Kadir. Leurs divisions sont le reflet d’anciens émirats kurdes et des affiliations tribales qui se sont maintenues dans les partis politiques. »
La querelle de Kirkouk pèse sur les relations entre Bagdad et Erbil
Or, « pour la première fois des temps modernes, se réjouit Kadir, l’histoire donne leur chance aux Kurdes. Tout a commencé avec l’invasion irakienne du Koweït, en 1990, et avec l’intifada [révolte] kurde qui s’en est suivie. L’interdiction de survol imposée par les Etats-Unis à l’aviation de Saddam Hussein a fait de la région kurde un refuge sûr, protégé des incursions du pouvoir central, et a rendu possible l’élection d’un Parlement dans des conditions pourtant difficiles, le régime de Hussein étant toujours en place ». Pour la première fois, les Kurdes irakiens ont eu pour alliée une puissance lointaine, et même une superpuissance : les Etats-Unis.
En 2003, l’invasion de l’Irak (1) et le renversement de la dictature baasiste ont permis aux peshmergas, les combattants kurdes, de faire mouvement vers le sud et de s’emparer d’une partie de l’arsenal de Hussein. La consécration du statut de région autonome du Kurdistan par la Constitution de 2005 a suscité espérances et revendications chez les Kurdes des pays voisins. La formation d’une région kurde, avec son autonomie, son Parlement et ses peshmergas officiellement reconnus, en a fait le centre de gravité de toute la politique kurde, et un acteur important sur la scène politique du Proche-Orient.
Au moment où les armées américaines renversaient le régime de Hussein, les Kurdes d’Irak disposaient de la seule force politico-militaire organisée. Ils ont donc pu fournir un appui important aux troupes d’invasion, et ont formé le noyau central de la nouvelle armée nationale. C’est pourquoi un grand nombre de hauts responsables en Irak sont d’origine kurde, à commencer par le président Jalal Talabani, le ministre des affaires étrangères Hoshyar Zebari et le chef d’état-major, le général Babaker Zebari.
Mais cette présence à Bagdad ne s’est pas traduite par une réelle influence politique. C’est ce qu’a révélé la crise qui a éclaté au mois de novembre 2012 entre le premier ministre Nouri Al-Maliki et les autorités kurdes. En juillet 2012, M. Al-Maliki avait créé une nouvelle force militaire dénommée Commandement des opérations Djila. A sa tête, le général Abdelamir Al-Zaydi a introduit des unités d’infanterie et de blindés dans les régions se trouvant au sud de Kirkouk, puis, en mars 2013, dans la province de Sinjar, dont la population est majoritairement kurde et yézidie (2). Les dirigeants kurdes s’en sont alarmés, et ont dépêché sur place des milliers de peshmergas. La crainte d’un nouveau conflit est réelle, et les pourparlers entre les deux parties n’ont rien résolu.
Les politiciens kurdes irakiens présentent leur région comme un refuge sûr pour les minorités ; une vision des choses quelque peu idyllique. A Erbil, dans le quartier d’Ainkawa, la population chrétienne a certes conservé son style de vie traditionnel. Alors que, par le passé, les peshmergas avaient combattu diverses communautés chrétiennes, la répression subie sous le règne du Baas a créé un sentiment de solidarité entre Kurdes, Assyro-Chaldéens (3) et yézidis. Mais, à Kirkouk, des tensions persistent entre l’administration et sa police — à dominante kurde — et les populations turkmènes et, surtout, arabes.
La querelle de Kirkouk est l’un des héritages de l’époque baasiste, quand Bagdad imposait une politique d’arabisation dans cette région stratégique dont le sous-sol recèle 10 % des réserves d’hydrocarbures du pays. Trois cent mille Kurdes, ainsi que des Assyro-Chaldéens et des yézidis, ont été chassés de leurs terres, et des tribus arabes installées à leur place. Certains des nouveaux habitants étaient originaires d’Anbar ; d’autres étaient des chiites du Sud. A la suite de l’invasion américaine, les peshmergas ont pris le contrôle de ces régions. L’article 140 de la nouvelle Constitution préconise la « rectification » des injustices en encourageant les colons arabes à regagner leur région d’origine, moyennant des compensations et une aide au retour. A l’issue de ce processus, un recensement devait être effectué, prélude à un référendum pour savoir si la région serait incluse ou non dans le Kurdistan. Celui-ci, initialement prévu pour 2007, a été reporté sine die.
La situation à Kirkouk illustre l’affrontement entre Arabes et Kurdes, entre Bagdad et Erbil (4). La ville fait partie des territoires disputés qui s’étendent vers le sud jusqu’aux provinces de Salaheddine et de Diyala. La police y est aux mains des Kurdes, et la région est contrôlée politiquement par l’Union patriotique du Kurdistan (UPK), dirigée par M. Talabani, alors que des unités de l’armée centrale stationnent sur place. Tout mouvement de troupes suscite des protestations à Erbil, où l’on s’inquiète des contrats d’armes mirobolants que Bagdad négocie avec Moscou.
D’autre part, la région kurde s’oppose à Bagdad sur le statut des peshmergas. Pour elle, ces combattants font partie du dispositif de défense nationale. Ils devraient être financés et pourvus en armements lourds par l’Etat, tout en conservant leur autonomie ; ce que refuse Bagdad, qui souhaite les soumettre au commandement central.
Enfin, la querelle porte sur les revenus du pétrole et du gaz. Selon la Constitution, le Kurdistan devrait recevoir 17 % du budget de l’Etat, lequel est principalement alimenté par le pétrole (5), source de la prospérité kurde, mais également unique cordon ombilical reliant les régions kurdes au reste de l’Irak. Bagdad accuse les responsables d’Erbil de ne pas respecter les règles et d’exporter des hydrocarbures via la Turquie à son seul profit, sans reverser ces revenus au budget central. Mais ces ressources sont de toute manière limitées, la production de la région kurde ne dépassant pas trois cent mille barils par jour. Ankara mise désormais sur le président Barzani
Si ces conflits ne trouvent pas de solution, c’est en partie en raison de l’animosité croissante entre le premier ministre Al-Maliki et le président de la région kurde, M. Massoud Barzani. Celui-ci a joué un rôle-clé dans la tentative de l’opposition parlementaire de renverser M. Al-Maliki, en juin 2012. La manœuvre a échoué, mais elle a provoqué des frictions entre les deux hommes. A Erbil, les critiques adressées au premier ministre sont sévères. « Al-Maliki n’a pas la confiance du peuple irakien », déclare M. Falah Moustafa, ministre des affaires étrangères du Kurdistan. Chef d’état-major et proche de M. Barzani, M. Fouad Hussein renchérit : « Son bureau est une usine à fabriquer des problèmes. »
Il ne faut pas sous-estimer les peurs que la pression militaire du gouvernement central réveille au sein de la minorité kurde. Depuis la naissance de l’Etat irakien, au lendemain de la première guerre mondiale, celle-ci a souffert des politiques autoritaires de Bagdad. La répression est devenue massive à partir de 1963, avec l’arrivée au pouvoir des baasistes, dont le nationalisme arabe intransigeant devait prendre une dimension génocidaire lors de la guerre contre l’Iran (1980-1988) : personne ici n’a oublié le gazage de cinq mille Kurdes à Halabja (6).
Et il y a maintenant de nouvelles raisons d’avoir peur : tout conflit armé dans la région de Kirkouk nuirait à l’économie du Kurdistan, mettrait un terme aux investissements, ferait fuir les multinationales. « Bagdad nous envie notre sécurité et notre prospérité, lance M. Hussein. Mais la stabilité existe aussi à Bassora et à Nassiriya ; alors, pourquoi ne répare-t-on pas dans ces régions le réseau électrique et le circuit de distribution d’eau, pourquoi n’y construit-on pas des hôpitaux et des écoles, au lieu d’acheter des avions de chasse F-16 ? »
Du moins la pression exercée par le gouvernement central a-t-elle contribué à unir les formations politiques kurdes, dont les divisions sont légendaires. Même le président Talabani, pourtant toujours prêt à négocier avec les partis arabes, a dû critiquer le comportement de Bagdad, exigeant le retrait des troupes et la dissolution du Commandement des opérations Dijla. Et la société s’est ressoudée, alors même que la fracture s’était accentuée entre une classe dirigeante qui s’est enrichie rapidement, notamment grâce à la rente pétrolière, et le reste de la population : en mars 2011, alors que le monde arabe se soulevait, des manifestations visant des bâtiments officiels avaient lieu à Souleimaniyé et à Kout.
Les tensions avec Bagdad ont aussi entraîné un rapprochement inattendu entre Erbil et Ankara. En 2003, la Turquie s’était opposée à l’invasion de l’Irak : elle craignait que le renversement du régime de Hussein ne conduise à la création d’un Etat kurde, ce qui aurait donné des espoirs à l’importante population kurde de Turquie. Celle-ci reste particulièrement rétive depuis le début de l’insurrection du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), en 1984. Récemment, pourtant, les relations se sont améliorées de manière spectaculaire.
Le commerce international du Kurdistan passe par la Turquie, et des sociétés turques y investissent massivement : elles comptent profiter du pétrole de la région de Kirkouk, qui, malgré la présence d’unités de l’armée nationale irakienne, se trouve de facto sous le contrôle des autorités kurdes (7). D’abord très hostile aux autorités kurdes, la Turquie a pris acte de la nouvelle situation et a trouvé en M. Barzani un interlocuteur de confiance. Traditionnelle défenseuse de la communauté turkmène d’Irak, elle se pose désormais aussi en championne de l’autonomie des Kurdes de ce pays. Tandis que les médias internationaux se focalisent sur l’influence de l’Iran en Irak, Bagdad s’inquiète donc surtout de l’influence grandissante d’Ankara auprès de certaines personnalités politiques. Celle-ci se fait également sentir auprès de politiciens sunnites : l’ancien vice-président Tarek Al-Hachémi, accusé de liens avec le terrorisme, a trouvé refuge en Turquie.
Les tensions entre Bagdad et Erbil placent M. Talabani et son parti en position délicate. Deuxième parti kurde après le Parti démocratique du Kurdistan (PDK), l’UPK a toujours entretenu de bonnes relations avec l’Iran. Elle s’est donc trouvée partie prenante du nouvel axe Téhéran-Bagdad, tandis que le PDK penche de plus en plus du côté turc. Or le mauvais état de santé de M. Talabani ne lui permet plus de jouer un rôle pacificateur sur la scène politique.
Mais l’avenir des Kurdes d’Irak dépendra aussi de la bataille qui se joue en Syrie. « Une occasion en or s’offre à nous, se réjouit M. Behjet Bashir, représentant à Erbil du Parti démocratique kurde de Syrie. Nous devons nous y préparer, car il est peu probable qu’elle se représente. Plusieurs scénarios sont envisageables en Syrie, mais, même dans le pire des cas, les Kurdes seront gagnants, car ils seront au moins les maîtres chez eux. »
En effet, les Kurdes syriens semblent sur le point de récolter les fruits de la révolution. Eux aussi ont été maltraités par le régime baasiste, qui, acquis au nationalisme arabe, a refusé de reconnaître leur identité. Ils ont été marginalisés politiquement et économiquement ; quelque cent mille d’entre eux se sont vu retirer leur citoyenneté, et le pouvoir a amené des tribus arabes à s’installer dans les régions où ils vivaient. Lorsqu’une révolte a éclaté à Deir Ez-Zor, en 2004, après une bagarre entre supporteurs de football, la répression a été féroce. Il était également interdit aux Kurdes de Syrie d’enseigner leur langue, alors que d’autres minorités installées dans la même aire géographique, comme les Arméniens ou les Assyro-Chaldéens, jouissaient du droit d’ouvrir leurs propres écoles. Etait également interdite la célébration publique du Newroz, le Nouvel An kurde. Les noms des villes et des villages ont été arabisés, et les manuels scolaires expurgés de toute référence à l’identité kurde (8).
Pourtant, parallèlement, la Syrie n’a pas hésité à accueillir des groupes armés kurdes venus des pays voisins afin d’exercer des pressions sur Bagdad ou Ankara. C’est à Damas, où il a longtemps résidé, que M. Talabani a fondé son organisation, en 1975. Mais c’est un autre parti, venu du nord, qui s’est le mieux implanté parmi les Kurdes de Syrie : le PKK.
Les régions kurdes de la Syrie n’ont pas été le berceau de l’insurrection en cours. Malgré quelques grandes manifestations à Kamechliyé — la principale ville kurde —, on n’y a pas rejoint la phase armée de la révolution. En août 2011, lors de la formation par l’opposition du Conseil national syrien (CNS), les Kurdes ont demandé une reconnaissance solennelle de leurs souffrances passées et des engagements quant à leur identité culturelle et à leur autonomie politique. Le CNS y a vu une marque de chauvinisme, et les a invités à se fondre dans le mouvement révolutionnaire, en remettant à la future Syrie démocratique la résolution des problèmes de ce type. L’annonce de la création du CNS a été faite à Istanbul, et l’Armée syrienne libre (ASL) avait pour base la province turque de Hatay ; les Kurdes syriens favorables au PKK ont donc soupçonné l’opposition d’être manipulée par Ankara.
Quant aux autorités de Damas, elles ont pris soin d’éviter l’ouverture d’un nouveau front dans le Nord-Est. En 2011, elles ont remis trois cent mille documents de citoyenneté à des Kurdes et ont fait libérer nombre de prisonniers politiques. Ce qui n’a pas mis un terme à la répression des militants, tel Machaal Tammo, assassiné chez lui en octobre 2011.
Au cours de l’histoire, les Kurdes de Syrie n’ont jamais revendiqué l’autonomie auprès de Damas, d’autant qu’ils sont assez dispersés. Cela les a rendus sensibles à l’appel des deux mouvements plus puissants du Nord (Turquie) et de l’Est (Irak). Le premier à affirmer une identité kurde a été le Parti démocratique de l’union (PYD), qui, affilié au PKK, a su profiter de l’ancrage de ce dernier en Syrie (9).
Fondé en 1978 à Ankara par des étudiants kurdes, le PKK s’est lancé dans la lutte armée contre la Turquie quelques années après le coup d’Etat militaire de 1980. Il a trouvé un soutien à Damas, où s’est installé son chef historique, M. Abdullah Öcalan. Il a pu établir des camps d’entraînement dans la vallée libanaise de la Bekaa, alors sous domination syrienne. Et il a pu librement recruter parmi les Kurdes de Syrie : les jeunes qui le rejoignaient étaient dispensés du service militaire obligatoire. Les estimations varient, mais entre sept mille et dix mille Kurdes syriens seraient morts sous le drapeau du PKK (10) et, à ce jour, un bon tiers des guérilleros PKK stationnés dans les montagnes du nord de l’Irak sont d’origine syrienne. Des combattants enrôlés afin de « jouer un rôle en Syrie »
En 1998, la Syrie, menacée de guerre par la Turquie, a fermé les bases du PKK et expulsé son chef, qui a finalement été arrêté par des agents de la sécurité turque au Kenya, où il s’était réfugié. Après quoi, le vent a tourné. Damas a établi de bonnes relations avec Ankara et emprisonné des centaines de membres du PKK. Celui-ci s’est retrouvé très affaibli après l’arrestation de son chef, et ses combattants se sont retirés dans les monts Kandil, dans le nord-est de l’Irak. Ses militants étaient alors traqués dans tous les Etats de la région. « La montagne est le seul ami du Kurde », proclame un vieux dicton.
Mais les révolutions arabes ont changé la donne. A la fin de l’année 2011, des centaines de combattants PKK-PYD sont descendus des montagnes pour prendre position dans le nord de la Syrie, qu’ils appellent le « Kurdistan occidental ». Quand les batailles de Damas et d’Alep ont éclaté, à l’été 2012, le régime ne pouvait plus contrôler l’ensemble du pays, et ses forces se sont retirées de certaines villes kurdes. En juin 2012, les militants du PYD ont pris le contrôle de Derik / Al-Malikiyah, d’Ayn Al-Arab, d’Amuda et d’Afrin. « Le régime est fini, sa présence faiblit de jour en jour. Nous ne pouvons donc conclure aucune alliance avec lui », explique M. Husein Kojer, porte-parole du PYD. Selon lui, les accusations de complicité entre le PYD et Damas « proviennent de Turquie. Des centaines de nos martyrs sont morts sous la torture dans les prisons du Baas ».
La démonstration de force du PYD a suscité la méfiance des autres partis et attisé l’inquiétude d’Ankara (11). Avec l’aide des autorités kurdes irakiennes, les seize partis kurdo-syriens qui ont formé le Conseil national kurde (KNC) ont constitué leurs propres forces, recrutant parmi les milliers de jeunes Kurdes qui avaient déserté les rangs de l’armée syrienne pour trouver refuge dans le camp de Domiz, dans le nord de l’Irak.
Des officiers peshmergas ont ainsi pu enrôler quelque mille six cents combattants et les ont entraînés en vue de « jouer un rôle en Syrie une fois que le régime se sera effondré, créant un vide du pouvoir », selon M. Barzani (12). Face aux craintes suscitées par le possible affrontement entre le PYD et ses rivaux, le président du Kurdistan a joué les médiateurs lors de deux réunions tenues en juin et en novembre 2012 à Erbil. Ses efforts ont abouti à la création d’une instance de coordination politique et militaire entre le PYD et le KNC : le Comité supérieur du Kurdistan. Si les relations demeurent tendues, on ne signale pour l’instant aucun incident.
Le second danger qui plane est celui d’une guerre entre les combattants kurdes et les rebelles syriens. Plusieurs affrontements se sont déjà produits à Afrin et à Alep, dans le quartier d’Ashrafiyeh. Le plus sérieux s’est déroulé à Ras Al-Ayn, en novembre 2012. Il a opposé pendant trois jours des militants kurdes et des brigades islamistes liées à Ghouraba Al-Cham et au Front Al-Nousra. Une trêve a été conclue, mais elle n’a pas été respectée, et des heurts violents se sont de nouveau produits en janvier 2013. Un second cessez-le-feu a été conclu, sous l’égide notamment de l’opposant Michel Kilo.
Si les régions kurdes de Syrie devaient tomber sous l’influence du PKK-PYD, elles se retrouveraient prises entre deux puissances antagonistes : la Turquie au nord et les rebelles syriens au sud. Or elles forment un territoire long et étroit, peu propice aux combats de guérilla. Les Kurdes syriens se retrouvent donc face à un choix ; un choix qui pourrait leur être facilité par les négociations entre le PKK et Ankara.
Le 1er janvier 2013, les médias turcs ont révélé l’existence de pourparlers entre M. Öcalan, le dirigeant du PKK, et les services de renseignement turcs. Ces négociations semblent avoir atteint un stade avancé, et les députés kurdes au Parlement turc ont été conviés à rendre visite à M. Öcalan dans sa prison pour confirmer la volonté d’Ankara de négocier. Le 9 janvier 2013, trois militantes du PKK, dont Sakine Cansiz, cofondatrice du parti, étaient assassinées à Paris. De source kurde (13), on voit dans ces meurtres l’œuvre de tueurs à gages, l’objectif de leurs commanditaires étant de faire capoter les négociations en cours. Les obsèques des trois femmes ont eu lieu à Diyarbakır, la grande ville kurde du sud-est de la Turquie, en présence d’une foule nombreuse. Les pancartes brandies n’appelaient pas à la vengeance, mais à la paix. Le chef du PKK annonce la fin de la lutte armée
En dépit des ces assassinats, les négociations entre Ankara et le PKK ont continué. Le 21 mars, jour du Nouvel An kurde, la lettre de M. Öcalan, dans laquelle il annonce la « fin de la lutte armée », a été lue devant une foule immense à Diyarbakır. Le dirigeant emprisonné a aussi demandé aux guérilleros du PKK de se retirer de Turquie et de déposer les armes. Les chefs dans les monts Kandil ont immédiatement annoncé que leurs combattants, dont le nombre est estimé à trois mille cinq cents, commenceraient à se replier.
Ces événements sont d’autant plus inattendus que l’année 2012 avait vu une escalade des actions du PKK. Pour certains, ces pourparlers seraient liés aux ambitions électorales du premier ministre Recep Tayyip Erdogan, qui voudrait devenir un président fort et respecté. Il est toutefois difficile de prédire si les deux interlocuteurs parviendront à surmonter les multiples obstacles, dont le moindre n’est pas leur manque de confiance mutuelle. Quoi qu’il en soit, ces développements auront également des conséquences pour l’avenir de la Syrie, où les combats s’intensifient.
Vicken Cheterian
Journaliste. Auteur de War and Peace in the Caucasus : Ethnic Conflict and The New Geopolitics, Columbia University Press, New York, 2012 (1re éd. : 2009).
(1) Lire le dossier « Bilan d’une intervention occidentale », Le Monde diplomatique, mars 2013.
(2) Les yézidis sont des adeptes d’une religion monothéiste qui parlent un dialecte kurde.
(3) Les Assyro-Chaldéens sont chrétiens et parlent une langue néo-araméenne.
(4) Stefan Wolff, « Governing (in) Kirkuk : Resolving the status of a disputed territory in post-American Iraq », International Affairs, vol. 86, n° 6, Londres, 2010.
(5) Le budget irakien pour 2013 s’élève à 87 milliards d’euros.
(6) Lire Kendal Nezan, « Quand “notre” ami Saddam gazait ses Kurdes », Le Monde diplomatique, mars 1998.
(7) Ben Van Heuvelen, « Turkey weighs pivotal oil deal with Kurdistan », The Washington Post, 11 décembre 2012.
(8) « Group denial : Repression of Kurdish political and cultural rights in Syria », Human Rights Watch, novembre 2009.
(9) Le PYD a son propre bras armé, les Yekineyen Parastina Gel (YPG, ou Unités de défense populaires).
(10) Jordi Tejel, Syria’s Kurds, Routledge, Londres et New York, 2009.
(11) Cf. Ilhan Tanir, Wladimir Van Wilgenburg et Omar Hossino, « Unity or PYD power play ? Syrian Kurdish dynamics after the Erbil agreement », The Henry Jackson Society, Londres, 2012.
(12) Jane Araf, « Massoud Barzani : Flying the Kurdish flag », Al-Jazira, 29 juillet 2012.
(13) « Erdogan to continue PKK talks despite Paris murders », Al-Monitor, 13 janvier 2013.
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