Où en est la gauche après les échecs de 2002 et 2007 ? ( Entretien croisé avec Marie-Noëlle Lienemann, députée socialiste européenne, Christophe Aguiton, militant antilibéral et Patrice Bessac, porte-parole du PCF 1ère partie)

jeudi 12 juillet 2007.
 

Après les échecs de la gauche en 2002 et en 2007, quel état des lieux dressez-vous ? Glissement à droite de la société, inadaptation de l’offre politique aux besoins et aux attentes, mais encore ?

Marie-Noëlle Lienemann Je ne crois pas à une droitisation de la société. Cette élection était gagnable. D’abord, parce que les aspirations principales des Français étaient de caractère social et économique, un terrain de la gauche. Ensuite, parce qu’après le vote du traité constitutionnel, on avait vu les couches populaires se réintéresser en partie à la politique, manifester leur refus de la mondialisation libérale, alors que les grands mouvements sociaux de la jeunesse contre le CPE ont révélé l’existence de nouvelles générations prêtes à s’engager en contestant l’ordre établi. Il aurait fallu capitaliser politiquement ce potentiel. Mais la nature même du choix de la candidate socialiste et plus encore sa campagne ont largement conduit à la défaite.

Patrice Bessac La défaite de la gauche s’inscrit dans un contexte d’aspiration à un changement profond dans le pays, d’exaspération à l’égard de la situation économique et sociale. Sarkozy a su capter la volonté de changement. Il a, d’une certaine manière, revalorisé l’aspiration à ce que la politique soit un moteur du changement et de la décision. On a beaucoup critiqué le Sarkozy libéral, mais le discours, certes mensonger, qu’il a fait entendre, par exemple sur Alsthom ou sur les grandes questions économiques, est celui du volontarisme politique, alors même que la gauche était en recul ou en recherche d’acceptation de la modernité, du libéralisme. La campagne de Sarkozy a mis la gauche dans l’incapacité de dégager du sens et de répondre à cette question : comment changer dans le cadre de la mondialisation et de l’Europe libérale ? Les Français ont finalement suivi celui qui proposait de tout faire pour s’en sortir. Cela dit, l’électorat de gauche ne me semble pas aussi défait qu’on le dit. En dépit de l’attitude de la candidate socialiste qui a brouillé tous les repères, ces 17 millions de voix recueillies témoignent de l’existence d’un terrain dans le pays pour reconstruire. Il faut prendre très au sérieux la situation et montrer qu’on est décidé à relever le défi.

Christophe Aguiton Je pense aussi que cette élection n’a pas inversé le sens de la mobilisation sociale. Le taux d’inscription sur les listes électorales et le taux de participation à la présidentielle sont le signe d’une société qui veut se prendre en charge et qui se mobilise. Certes, des thématiques très présentes pendant la présidentielle sont marquées à droite : la sécurité, par exemple, qui peut être progressiste s’il s’agit de la Sécurité sociale, de la protection de l’emploi et du revenu, mais qui prend aussi des traits sécuritaires et autoritaires : c’est le cas pour l’école où existe une demande de renforcement de l’autorité, une remise en cause partielle de Mai 1968 dont Nicolas Sarkozy a pu naturellement jouer. Mais, depuis la grande grève de 1995, des mouvements sociaux de tous ordres ont vraiment transformé la société française : je pense aux sans-papiers, aux chômeurs, aux luttes sur le logement (du DAL aux Don Quichotte), à la reprise du combat des femmes, aux mobilisations du mouvement altermondialiste et aux luttes des paysans qui montrent des aspirations progressistes.

Comment expliquer que, dans ces conditions, la gauche ait perdu ?

Christophe Aguiton Quand on ne croit pas à quelque chose, cela se sent. Les électeurs ont mesuré que toutes les phrases et les promesses de la candidate socialiste sur les 35 heures ou les 1 500 euros étaient surjouées, qu’elles n’étaient pas ancrées dans une problématique générale. En termes de volontarisme, Sarkozy apparaissait plus crédible. Cela dit, nous ne devons pas nous exonérer de critiques, nous qui étions à gauche du PS. La division de ce qu’on appelle le camp antilibéral a pesé aussi lourdement, non pas tant que l’unité ait été une garantie de succès, car il y a des alliances électorales qui se transforment parfois en soustraction. Mais le fait que les directions de la LCR et celle du PCF aient décidé, malgré tout, de présenter leurs candidats a bloqué toute possibilité de dynamique unitaire.

Mais pourquoi cette dérive du Parti socialiste, en dépit de ce que la société semble attendre de la vie politique ?

Marie-Noëlle Lienemann D’une part, la direction du PS a beaucoup capitalisé sur le vote utile. D’autre part, l’effet catastrophique de la diversité des candidatures à la gauche du PS a favorisé par illusion d’optique la candidature Bayrou et renforcé le poids surjoué du Modem, qui constitue pour l’avenir un grand problème. Car la tentation de justifier la défaite du PS par l’émergence d’un centre n’est pas neutre, elle entretient la thèse de la droitisation de la société. Comment expliquer la désignation de Ségolène Royal ? Les raisons en sont diverses : l’idée poussée par les sondages qu’elle était la seule à pouvoir battre Sarkozy ; une profonde volonté de renouvellement du parti, de ses cadres et de son discours, mais qui s’opérait dans une espèce de renoncement culturel conduisant à ce que la forme soit privilégiée sur le fond. Cela dit, le problème vient de loin. Déjà, au moment du TCE, les militants socialistes s’étaient prononcés majoritairement pour le « oui », alors que l’électorat socialiste votait majoritairement pour le « non ». Par ailleurs, l’exercice du pouvoir a amené le PS à théoriser un certain nombre de contraintes, de renoncements pour se dédouaner de sa responsabilité collective dans la résistance à l’ordre dominant et au libéralisme : combien de fois on a entendu : « Ce n’est pas de notre faute », ou « on ne pouvait pas faire autrement... ».

Ne pas s’exonérer des responsabilités, comment l’entendez-vous pour votre part ?

Patrice Bessac Nous avons nos propres responsabilités. Mais je trouve Christophe Aguiton un peu optimiste. S’il y a eu de réelles mobilisations sociales, nous sommes passés complètement à côté des grandes questions du travail, de ce qui se passe dans les entreprises, dans la classe ouvrière, de l’unité du salariat. Nous avons travaillé avec beaucoup d’acharnement sur des problèmes émergents, de solidarité internationale, en passant à côté du terrain naturel de la gauche : le salariat. On ne peut pas comprendre le succès de Sarkozy dans des terres ouvrières si on n’inclut pas dans l’analyse de nos propres responsabilités l’état de sidération intellectuelle dans lequel se trouve la gauche et le Parti communiste. Le mouvement antilibéral a réuni ses membres dans un positionnement de refus, mais pas autour d’idées anticipatrices. Le programme des collectifs antilibéraux se situait idéologiquement dans le prolongement des années 1970-1980 et du programme d’union de la gauche. Il n’a pas su formuler les réponses nécessaires pour le XXIe siècle. Il faut bien constater là une certaine impuissance théorique à penser le capitalisme actuel et les changements en cours, alors que nous sommes à un moment de l’histoire de la gauche où l’outil principal de la lutte politique devient le combat des idées. Les grandes luttes du XXe siècle ont modelé le paysage politique de notre pays. C’est l’exception française, mais rien n’est définitif et rien n’est joué.

Marie-Noëlle Lienemann Pourquoi n’avons-nous pas su faire passer notre message sur l’augmentation des salaires, question pourtant majeure de l’affrontement capital-travail ? Un doute profond s’est insinué sur notre capacité gouvernementale à mettre en oeuvre ces messages. Or le rôle d’un parti gouvernemental comme le PS consiste à transformer une analyse, une revendication en une capacité puissante de réforme concrète. Sur la question salariale, cela implique par exemple de prendre un minimum de dispositions en France et en Europe de nature à construire la légitimité d’un nouvel équilibre capital-travail par l’augmentation des salaires, sans que les PME et les entreprises sous-traitantes ne se retrouvent prises en sandwich entre les groupes qui captent la rente et le capital et les salariés qui, à juste titre, revendiquent. Nous avons besoin de réfléchir à tout cela, en reprenant de la vigueur idéologique. C’est ce que nous essayons de promouvoir avec Gauche Avenir.

Christophe Aguiton Deux débats sont liés et se télescopent. Le premier concerne l’analyse de la société française. Si la classe ouvrière au sens large, en y incluant les employés, constitue toujours un groupe central dans la société française, les transformations du salariat ont des effets imprévus, comme la percée du PS dans les grandes agglomérations. Le second porte sur les terrains et les formes prises par les mobilisations, et il est vrai que les effets de la mondialisation ont rendu plus difficiles les mobilisations ouvrières qui avaient joué un rôle central dans les décennies d’après-guerre. Malgré tout je ne pense pas qu’on puisse dire que les luttes de ces dernières années ont été surtout des luttes périphériques.

Patrice Bessac Néanmoins nous sommes passés assez massivement à côté de ce qui se passait dans le salariat.

Christophe Aguiton. Les grèves à Peugeot-Citroën et à Airbus ou les mobilisations en défense du service public sont au coeur des préoccupations ouvrières. Mais je tire un bilan plutôt négatif de la capacité des partis à intégrer les aspirations de la société française. On l’a vu sur les questions salariales et l’emploi parce que la candidate socialiste n’y croyait pas et que nous étions trop divisés pour être crédibles, mais c’est aussi vrai sur des sujets émergents. La gauche reste peu crédible sur de grands défis du XXIe siècle. Prenons les multinationales dont le pouvoir ne cesse de croître et qui, pour les firmes françaises, réalisent la majorité de leurs profits en dehors du territoire français. On est souvent coincé entre ceux qui, à gauche, parlent de modernisation mais veulent simplement s’adapter au système, et ceux qui semblent se contenter des recettes des années 1970 aujourd’hui peu crédibles : nationalisations, planification démocratique, etc. Certes on a entendu des propositions pendant la campagne, comme la conditionnalité des subventions régionales ou l’interdiction des licenciements pour les entreprises qui feraient des bénéfices, mais rien au niveau global. On a vu pourtant le mouvement syndical international chercher à obliger les multinationales à contracter de vrais accords internationaux sur les droits et conditions de travail, voire sur les salaires. Ou des ONG mener campagne pour rendre les entreprises responsables devant l’ONU en matière d’atteintes à l’environnement, aux droits humains, aux questions démocratiques. Les partis de gauche ont été très discrets sur ces alternatives. Autre exemple : l’énergie alors que nous sommes à la veille d’une révolution énergétique comparable à celles qui ont accompagné les 1re et 2e révolutions industrielles. L’isolation des maisons ne suffira pas ! Il faut réfléchir à des sources d’énergie qui redonnent le pouvoir aux populations et pas aux technostructures, comme l’impose le recours au nucléaire, ou à des firmes multinationales qui s’apprêtent à étendre le schéma pétrolier aux productions de biocarburants dans la zone tropicale. La question des mégapoles urbaines est aussi une question centrale, parce qu’elle concentre les problèmes environnementaux et sociaux. Il faudrait qu’on s’y attelle bien davantage.

Entretien réalisé par Lucien Degoy et Jacqueline Sellem.

La seconde partie de cet entretien n’est pas reproduite ci-dessus. Elle porte sur le sujet : "Comment reconstruire la gauche ?" Nous la mettons en ligne ce jeudi 12 juillet.


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