« La Gauche est-elle en état de mort cérébrale ? »

mercredi 23 janvier 2013.
 

Philippe Corcuff, enseignant en sciences politiques, passé par PS, MDC, Verts, NPA, vient de publier un livre sous ce titre. Rue 89 lui a posé 15 questions. Nous extrayons deux réponses de cet interview.

Depuis quand la gauche est-elle dans cet état de mort cérébrale, comme vous dites ?

C’est le fruit de plusieurs évolutions emmêlées.

Il y a d’abord un mouvement continu de professionnalisation politique, où la ressource intellectuelle est de moins en moins valorisée. Exemple typique : il y a quelques années, Pierre Moscovici, qui avait une image d’intellectuel, est allé expliquer à Libération qu’il était un homme d’appareil. Comme s« il valait mieux apparaître comme un apparatchik que comme un intello !

Il y a ensuite le mouvement de technocratisation. Les énarques ont pris de plus en plus de poids dans la définition de ce qu’est la politique. Ils occupent à la fois les postes de hauts fonctionnaires, les principaux postes politiques, et aussi une part du pouvoir économique. Là s’est forgée une vision très particulière, très fragmentée. On découpe ainsi dans la réalité des cases dites “techniques” : “l’immigration”, “l’emploi”, “le déficit budgétaire”, “la délinquance”... On segmente les problèmes sans établir de rapports entre eux. On examine des petits bouts de tuyauterie de machineries sociales dont on ignore la globalité.

Ensuite, aucun cadre globalisant n’est venu remplacer le marxisme en déclin à partir du début des années 80. Je ne regrette pas le poids trop exclusif des références marxistes dans les années 50-70, mais la globalisation qu’elles apportaient.

Dernier élément : ce que l’historien François Hartog appelle “le présentisme”. Les sociétés traditionnelles avaient pour référence le passé, les sociétés modernes (au sens des Lumières) étaient tournées vers l’avenir via le progrès, et aujourd’hui une sorte de présent perpétuel a remplacé tout ça, sans point d’appui ni dans le passé ni dans l’avenir pour juger de ce qui arrive. De fait, la politique devient de plus en plus une marionnette de l’immédiateté.

C’est grave par rapport à l’histoire de la gauche, qui consistait à se battre à la fois pour la justice et pour la vérité. Le monde a survécu à la disparition des dinosaures, la gauche peut survivre à la disparition du travail intellectuel en son sein, mais ce serait dommage, en tant qu’appauvrissement de la définition même de ce que l’on appelle la gauche.

Comment définiriez-vous le cadre intellectuel de la gauche de gouvernement ?

Même si les socialistes français n’ont jamais accepté le mot, leur cadre intellectuel est plutôt social-libéral. Le sociologue Anthony Giddens, l’intellectuel phare de la troisième voie britannique défendue par Tony Blair, l’a bien théorisé :

il y avait la vieille social-démocratie qui défendait l’Etat social ;

il y a eu Thatcher, avec le néolibéralisme remettant en cause l’Etat social ;

et il y aurait le social-libéralisme, qui serait entre les deux.

Cette gauche hollandaise considère que la mondialisation néolibérale et le recul de l’Etat social sont irrémédiables. Elle se contente d’aménagements sociétaux justes mais limités (comme le mariage homosexuel) et d’aménagement sociaux à la marge (l’allocation de rentrée scolaire...). Hollande a la particularité de défendre les effectifs de l’Education nationale et un peu ceux de la police et de la justice, mais le reste des services publics est dans une logique de dégraissage néolibérale.

Comme ce cadre n’est pas complètement assumable, il y a des écarts entre les discours et les actes.


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