11 août 1792 Première instauration nationale d’un suffrage universel masculin

dimanche 1er octobre 2023.
 

A) Une décision historique

Le suffrage universel, sans condition de fortune, de religion ou de couleur de peau constitue un élément fondamental de la vie démocratique d’une communauté humaine. La France de la Révolution est le premier pays à l’avoir établi. L’importance historique de ce fait là ne peut être sous-estimée comme le font François Furet et Saïd Bouamama (voir partie B).

Il est vrai que les femmes en sont encore exclues mis à part dans les assemblées primaires qui ont un rôle institutionnel important. Ceci dit, la logique du suffrage universel masculin débouche évidemment sur le suffrage universel général.

Quand, comment et pourquoi ce suffrage universel masculin a-t-il été établi ?

L’été 1792 marque un tournant populaire et radical de la Révolution française.

La cause doit être cherchée dans le slogan que les révolutionnaires de l’époque se sont eux-mêmes donné : Vaincre ou mourir.

En effet, 150000 soldats levés par les rois d’Europe envahissent la France et menacent de rayer Paris (et ses habitants) de la carte s’ils touchent au pouvoir de Louis XVI et Marie Antoinette. Lors des premières batailles, les régiments français s’enfuient tant la désertion de masse des officiers désorganisent et démoralisent l’armée. Des soulèvements royalistes éclatent en Vendée, dans le Midi et en Vivarais. La Reine communique les décisions de l’Etat major aux Autrichiens et La Fayette (commandant en chef de l’Armée du Centre qui couvre Paris) négocie secrètement avec eux.

Quant aux députés et ministres, ils préfèrent protéger le Roi que prendre des mesures d’urgence qui pourraient radicaliser encore la Révolution. Les petits décrets pris par eux, se heurtent au veto du Roi.

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que le peuple ait voulu influencer les affaires de l’Etat.

Le 20 juin 1792, les Sans-culottes parisiens jaillissent pour la première fois sur la scène politique. Ensuite, ils prennent l’initiative qui va bousculer l’avenir : ils appellent les milices de province à monter sur la capitale pour le 3ème anniversaire du 14 juillet.

Bientôt, les rues autour de l’Assemblée législative résonnent sans cesse des chants entonnés par ces Gardes nationaux.

Les 5 et 6 juillet 1792, sectionnaires et volontaires imposent à l’Assemblée nationale législative un premier décret prescrivant des mesures d’urgence pour gagner la guerre.

Une semaine plus tard, un second décret vient compléter le premier.

11 et 12 juillet 1792 La patrie en danger ! Aux armes citoyens ! (article et film de 10 minutes)

Fin juillet, début août, la Gazette de Paris publie le Manifeste de Brunswick émanant du chef de l’armée austro-prussienne, qui demande la restauration du trône et de l’autel, menaçant, sinon, "d’une vengeance exemplaire et à jamais mémorable, en livrant la ville de Paris à une exécution militaire et à une subversion totale".

Des sections parisiennes réagissent en posant un ultimatum aux députés pour la déchéance du roi avant le 9 août onze heures du soir.

Le 10 août, sectionnaires et volontaires de province marchent sur le palais royal des Tuileries qui est pris après de durs combats et trop de morts.

10 août 1792 La prise des Tuileries engage la 2ème phase de la Révolution française, portée par le peuple

La victoire des insurgés est suivie dès le lendemain par l’instauration pour la première fois dans l’histoire du suffrage universel direct masculin pour élire une assemblée nationale.

François Furet prétend que les élections ouvertes par ce décret ont vu un tout petit nombre d’électeurs se déplacer d’où la surreprésentation des jacobins radicaux. Les historiens qui ont travaillé sur la participation électorale ont au contraire constaté une forte augmentation de la participation entre le suffrage censitaire de 1791 et celui instauré par le décret du 11 août 1792. Pour les élections municipales, le nombre de votants est multiplié par deux, trois (Bordeaux), quatre, parfois cinq (Toulouse) selon les villes.

B) Saïd Bouamama, la Révolution française et le suffrage universel masculin

Ce sociologue a écrit un livre dont une partie est mise en ligne sur le web à l’adresse URL http://lmsi.net/Une-citoyennete-au-...

Notre site essaie de contribuer à porter une histoire universelle émancipatrice, ce qui implique de prendre en compte l’ensemble du processus au niveau planétaire.

Ainsi, l’idéologie des Lumières représente un progrès pour le 18ème avec ses ombres (par exemple sur l’esclavage) et ses clarifications (par exemple au plan scientifique et rationaliste).

18ème : Siècle des Lumières, progressistes mais datées

Said Bouamama pourfend l’idéologie des Lumières.

Extrait de l’indispensable J’y suis j’y vote, publié il y a maintenant douze ans aux Editions L’Esprit frappeur, le texte qui suit revient, pour la démystifier, sur la Révolution française et sur les modèles de citoyenneté qu’elle a inaugurés. Ce faisant, il inscrit utilement le combat toujours en cours pour le droit de vote des étrangers, aux côtés des luttes ouvrières, anti-esclavagistes et féministes, dans l’histoire déjà ancienne d’un même enjeu politique : l’instauration d’un suffrage vraiment universel.

Nous avons décrit précédemment les errements et contradictions de la pensée des lumières à propos de l’esclavage. Concernant les droits des femmes, les blocages furent encore plus nets et caricaturaux. Au cours du processus révolutionnaire des voix s’élevèrent pour exiger l’abolition de la traite. La “ société des Amis des Noirs ” fut fondée en 1788 et dispersée en 1792. Elle réclamait certes de manière unanime l’abolition de la traite. Elle était également unanime pour ne pas exiger l’accès aux droits politiques pour les Noirs. Sa tendance la plus progressiste se contentait alors d’agir pour l’accès aux droits politiques des “ sangs mêlés ”. Soulignons au passage les fondements biologistes de cette approche. Pour les femmes par contre la “ Société des Amis des Femmes ” ne parvint même pas à poser la question publiquement.

La pensée des lumières est ici aussi entièrement impliquée dans cette négation des droits politiques des femmes fondée sur une argumentation biologiste. De Rousseau aux encyclopédistes, en passant par Buffon, la liste est longue des prises de positions mettant en avant les “ faiblesses ” du corps féminin : squelette plus petit, os plus mince, cage thoracique plus étroite, bassin plus large, démarche vacillante, muscles mous et moins développés, tissus “ spongieux ” qui s’enflamment facilement, cerveau réduit, etc.. L’unanimité des hommes républicains était telle qu’il ne fut jamais publiquement délibéré à partir de 1789 de la question des droits politiques des femmes.

Il faut pourtant rendre justice à la pensée des lumières dans le sens où elle remet en cause l’idée réactionnaire selon laquelle la femme ne serait qu’un simple réceptacle en ce qui concerne la reproduction. Cependant cette remise en cause était immédiatement limitée par l’affirmation d’une différence physique légitimant une inégalité politique. Diderot à ce sujet précise que :

“ la femme porte au-dedans d’elle-même un organe susceptible de spasmes terribles, disposant d’elle et suscitant dans son imagination des fantômes de toute espèce (...). Si j’avais été législateur...je vous aurais affranchies, je vous aurais mise au-dessus de la loi ; vous auriez été sacrées, en quelque endroit où vous vous fussiez présentées. ”.

Au-dessus de la loi plutôt que dans la loi, voilà une excellente façon d’exclure des droits politiques tout en “ valorisant ” la soi-disant spécificité féminine.

Ces préjugés des penseurs des lumières ne furent pas démentis par les actes de la Révolution Française. Malgré une participation importante des femmes à la révolution sous la forme de déclarations, de marches, de participation aux clubs de la révolution, de pétitions, etc., le débat sur les droits politiques des femmes n’eut pas lieu aux assemblées et le verdict tomba sans appel possible. Rappelons le Conventionnel Amar à ce propos :

“ Les fonctions privées auxquelles sont destinées les femmes par la nature même, tiennent à l’ordre général de la société. Cet ordre social résulte de la différence qu’il y a entre l’homme et la femme. Chaque sexe est appelé à un genre d’occupation qui lui est propre ; son action est circonscrite dans ce cercle qu’il ne peut franchir, car la nature qui pose ses limites à l’homme, commande impérieusement et ne reçoit aucune loi ”.

Il ne s’agit pas ici de simples déclarations, les actes suivirent rapidement : la déclaration des droits des femmes et de la citoyenne d’Olympe de Gouges de 1791 resta lettre morte ; le premier projet de Code Civil présenté par Cambacéres ( qui proclamait la pleine capacité de la jeune mariée, l’égalité des époux ) est ajourné par la convention en août 1793 ; le droit d’association des femmes est interdit ; etc.

Pour être objectif, il nous faut reconnaître que quelques hommes néanmoins s’exprimèrent sur le droit politique des femmes mais cependant sans oser aller réellement à contre-courant dans les moments législatifs décisifs. Ce fut le cas de Condorcet qui dès 1788 s’insurge contre l’exclusion sociale et politique des femmes :

“ toute exclusion de ce genre expose à deux injustices, l’une à l’égard des électeurs dont on restreint la liberté, l’autre à l’égard de ceux qui sont exclus et que l’on prive d’un avantage accordé aux autres ”.

Dans un autre texte daté de 1790, Condorcet prend explicitement position pour “ l’admission des femmes au droit de cité ”. Cependant même dans ce texte le plus offensif de l’homme le plus ouvert sur cette question des restrictions sont apportées. Pour Condorcet en effet seule la propriété foncière ouvre droit à la citoyenneté. Il propose en conséquence de n’accorder le droit de cité qu’aux seules femmes propriétaires. Le même homme se retrouve en 1793 comme rédacteur du projet de constitution dite girondine. Ce projet passe sous silence la question des droits politiques des femmes.

Il ne s’agit pas ici d’un reniement mais d’une conception particulière de la citoyenneté qui est déclinée en deux grandes catégories : la citoyenneté passive et la citoyenneté active. C’est Sieyes qui dès juillet 1789 a théorisé ce mécanisme permettant d’inclure dans la société civile l’ensemble des associés tout en excluant de la société politique une partie d’entre-eux :

“ tous les citoyens d’un pays doivent jouir des droits de citoyen passif, tous ont droit à la protection de leur personne, de leur propriété, de leur liberté, ...mais tous n’ont pas le droit à prendre une part active dans la formation des pouvoirs publics. Les femmes du moins dans l’état actuel, les enfants, les étrangers, ceux encore qui ne contribueraient en rien à soutenir l’établissement public, ne doivent point influer activement sur la chose publique ”.

Comme nous le verrons dans une autre partie cette distinction entre des citoyens passifs et actifs sera également mise en avant pour dénier aux ouvriers les droits politiques. Elle intervient encore aujourd’hui concernant l’immigration. Si beaucoup d’hommes politiques de droite comme de gauche acceptent aujourd’hui une égalité des droits sociaux, ils sont également nombreux à considérer que les droits politiques, eux, ne peuvent pas être élargis aux étrangers. Pour Sieyès comme pour une partie non négligeable de la classe politique aujourd’hui, il est possible d’accepter l’idée d’une universalité civile et sociale mais pas celle d’une universalité politique.

L’ensemble du XIXème siècle est marqué par des luttes des femmes pour l’obtention du droit de vote. Les arguments avancés pour s’opposer à cette revendication sont significatifs. En premier lieu on invoque leur soi-disant incapacité à s’occuper de la chose publique. Voyons comment répondent les militantes de 1914 :

“ La femme n’est pas assez intelligente pour comprendre quelque chose à la politique. Réponse : pour admettre un homme à voter, exige-t-on qu’il soit intelligent ? Pourquoi ne poser cette question que lorsqu’il s’agit de femmes ? ”.

Aujourd’hui encore cet argument est avancé pour les étrangers sous une forme à peine modifiée : ils ne seraient pas préparés aux règles démocratiques. Certains en concluront à la nécessité d’une période probatoire de préparation alors que d’autres considéreront qu’il s’agit d’une incapacité insurmontable. Pourquoi ne se demande-t-on pas pour un citoyen français s’il est préparé ou non aux règles démocratiques ?

On invoque également le bouleversement des équilibres politiques qu’entraînerait l’octroi du droit de vote aux femmes. Les radicaux s’illustreront dans ce débat en s’opposant à ce droit au prétexte que les femmes seraient trop influencées par les idées catholiques. Reprenons une nouvelle fois la réponse des militantes de 1914 :

“ Chose curieuse : l’objection la plus grave vient des “ esprits avancés ”. Ils disent : si la femme votait, il en résulterait une réaction terrible. Réponse : d’abord, il n’est pas prouvé que les femmes aient plutôt telle opinion que telle autre. Ensuite, si elles l’ont, ça ne vous regarde pas. Vous ne pouvez décemment leur refuser le droit de vote sous prétexte qu’elles ne voteraient pas bien, c’est à dire comme vous ” .

Le même argument est aujourd’hui avancé à propos de l’immigration mais dans le sens inverse. L’immigré est considéré comme votant naturellement à gauche. Sur cet aspect également les opposants au droit de vote pour les étrangers n’ont pas innové.

Il reste enfin l’argument suprême : les femmes ne veulent pas du droit de vote. Entendons la aussi la réponse :

“ Reste une objection qui prime toutes les autres, et qui, en dernière analyse, est la seule sérieuse : les Françaises ne tiennent pas à voter. Si c’est vrai, il n’y a qu’un moyen de le savoir : c’est de leur demander ”.

Ici aussi le même argument a été mis en avant pour le droit de vote des étrangers. La réponse apportée pourrait être également exactement la même. La ligue nationale pour le droit de vote des femmes décide d’ailleurs de le leur demander en organisant un référendum parallèle le jour de l’élection législative du 26 avril 1914. Le résultat est clair : 505 972 femmes mettent dans l’urne le bulletin “ je désire voter ” et 114 s’expriment contre.

Le comble sera atteint avec le Front Populaire qui fait entrer pour la première fois trois femmes au gouvernement comme sous-secrétaires d’état. Des femmes à qui l’on refuse le droit de vote sont ainsi reconnues dans le droit d’exercer la fonction de Ministre. Bien entendu nous n’avons pas de ministres étrangers mais nous pouvons trouver aujourd’hui des contradictions aussi importantes. Ainsi en est-il, pour exemple, des militants étrangers des partis politiques. Un militant de nationalité étrangère du parti socialiste par exemple participe à l’élaboration des décisions et au choix des candidats de son parti. Par contre son propre parti aujourd’hui au gouvernement lui refuse le droit de vote.

La participation des femmes à la résistance rend difficile le maintien de la situation antérieure. Les arguments du passé ne sont plus crédibles face à l’ampleur des responsabilités prises et devant les missions assumées. Difficile en effet d’affirmer encore que les femmes ne comprennent rien à la vie politique ou qu’elles sont trop dépendantes de leur époux ou de leur curé. Le général de Gaulle a par ailleurs au cours de la guerre fait des promesses explicites :

“ Une fois l’ennemi chassé du territoire, tous les hommes et toutes les femmes de chez nous éliront l’Assemblée Nationale ”.

Malgré ces promesses, les femmes ne sont pourtant pas encore au bout de leurs peines. Les débats au sein du Conseil National de la Résistance mettent en évidence une multitude de propositions allant dans tous les sens :

“ Au sein de ce Conseil, les avis sont d’ailleurs divergents sur la question ; droit de vote accordé aux femmes mais sans éligibilité, vote familial, vote et éligibilité, vote pondéré et sélectif... ”.

La cacophonie de l’époque et la multitude de propositions visant à restreindre l’accès aux droits politiques devenus incontournables n’ont rien à envier à celle d’aujourd’hui concernant les “ conditions ” d’un futur vote des résidents étrangers.

Entre janvier et avril 1944, la question du droit de vote est abordée à plusieurs reprises à l’Assemblée Consultative d’Alger. Les débats indiquent de nombreuses tentatives de restreindre ce droit. Certains proposent d’élire d’abord une assemblée constituante ( au suffrage masculin donc) qui déciderait ensuite de l’octroi ou non du droit de vote. Un nouvel argument est alors avancé : le peuple Français n’est peut-être pas encore prêt. Rappelons que François Mitterand avait justifié l’abandon de sa promesse d’accorder le droit de vote aux étrangers par le même argument. Ecoutons la réponse que donne le syndicaliste Robert Prigent qui nous semble encore aujourd’hui pertinente pour les résidents étrangers :

“ Il ne faut pas renvoyer cette mesure aux calendes grecques, comme on l’a toujours fait dans les années qui ont précédé cette guerre. Les gens prudents diront qu’on ne peut pas prendre une décision aussi grave sans avoir la certitude que le peuple lui donnera son accord. Quand il s’agit de jeter les femmes dans le creuset de la guerre, est-ce que nous attendons ? Sera-t-il dit toujours que l’on exigera de nos compagnes l’égalité devant l’effort de la peine, devant le sacrifice et le courage, jusque devant la mort sur le champ de bataille, et que nous mettrons des réticences au moment d’affirmer cette égalité ? ”.

Ces propos sont encore aujourd’hui d’une douloureuse actualité : les immigrés ont l’ensemble des devoirs sans avoir l’ensemble des droits.

Finalement le 21 avril 1944 le Général De Gaulle signait l’ordonnance précisant dans son article 17 :

“ Les femmes sont électrices et éligibles dans les mêmes conditions que les hommes dès les premières élections après la libération ”.

La France “ patrie des droits de l’homme ” a failli être la lanterne rouge concernant cette question. Avant elle, le droit de vote avait été accordé dans de nombreux états : la Suède en 1863, la Nouvelle-Zélande en 1893, l’Australie depuis 1902, la Finlande en 1906, l’URSS en 1917, l’Autriche en 1918, l’Allemagne en 1919 les USA en 1920, l’Angleterre en 1928, le Portugal en 1931,la Turquie en 1933.

P.-S.

Ce texte est extrait de l’indispensable J’y suis j’y vote, publié il y a maintenant douze ans aux Editions L’Esprit frappeur. Nous le republions avec l’amicale autorisation de l’auteur.


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