Quand on passe de la « lutte » sociale à la « guerre » sociale, on risque de ne plus être loin de la guerre tout court. Quand un gouvernement décide de mettre des soldats face à des manifestants, il accentue la possibilité que l’on passe de l’une à l’autre. Or l’histoire a toujours montré que l’état de guerre est incompatible avec l’État de droit. Nos gouvernants feraient bien de ne pas l’oublier.
La situation politique est bloquée. D’une certaine façon, la présidentielle de 2017 a installé ce blocage. Au premier tour, quatre candidats se sont tenus dans un mouchoir de poche (4,4 % d’écart entre le premier et le quatrième), se partageant 85 % des suffrages exprimés et deux tiers des inscrits. Au premier tour, le Président élu a été ainsi choisi par moins d’un quart des votants et par moins d’un cinquième des inscrits.
Sa légitimité était ainsi triplement limitée dès le départ : il s’agissait d’une légitimité par défaut – un vote anti-Le Pen davantage qu’un vote pro-Macron –, qui reposait sur un positionnement officiellement « ni droite, ni gauche » et qui attirait un électorat de droite et de gauche réputé « modéré », désorienté par la crise des partis « de gouvernement », LR et PS. Or le nouvel élu a immédiatement confondu légalité et légitimité, considérant que sa majorité l’autorisait à pratiquer une présidence que l’on appellera, comme l’on veut, « jupitérienne » ou « louis-quatorzième ». Il a par ailleurs estimé que la majorité du second tour valait approbation majoritaire de son programme de premier tour.
En appliquant « son » programme, le Président voulait réconcilier une partie de la droite et une partie de la gauche, à l’image de son gouvernement. En fait, il en a été comme toujours : le « ni droite ni gauche » penche toujours vers la droite. Une partie de la gauche a compris que la gestion macronienne était plutôt à droite ; une partie de la droite a estimé qu’elle ne l’était pas assez. Globalement, la « bulle Macron » s’est rapidement dégonflée et, en quelques mois, l’ancien ministre de François Hollande a réussi à se rapprocher des records d’impopularité de son prédécesseur. Sur le plan strictement politique, une seule chose le préserve encore : la faiblesse de ses concurrents à droite et à gauche, ce qui conforte l’idée que le face-à-face oppose toujours un présumé centrisme et une extrême droite dopée par la conjoncture européenne.
Les Gilets jaunes se sont greffés sur cet imbroglio politique. Quatre mois après son déclenchement, ils occupent toujours le devant de la scène, ce qui est inédit dans l’histoire contemporaine française. Que le soutien manifesté par l’opinion s’effiloche sans s’effondrer et que leur capacité concrète de mobilisation ne retrouve plus les hauts niveaux de l’automne sont des faits. Que leur complexité décourage les images trop simples est une autre dimension du phénomène, à la mesure de son caractère inédit.
Mais leur engagement persiste à un haut niveau, quelles que soient les circonstances et les études qui se multiplient commencent à éclairer les traits et la portée de la dynamique en cours [1]. Ceux qui la « soutiennent » (dans l’enquête Elabe, ils sont encore 21 % au début de 2019) sont majoritairement des actifs, essentiellement ouvriers, employés et retraités modestes, vivant en dehors des cœurs métropolitains et disposant de revenus inférieurs à la moyenne nationale. La mouvance des « Gilets jaunes » dessine ainsi les contours d’une France au pouvoir d’achat restreint, socialement fragilisée, qui se vit sur le registre du déclassement social, qui se considère comme assignée à un territoire non choisi, soumise à des dépenses contraintes croissantes (logement, voiture, santé…) et qui se sent abandonnée par les institutions.
Que tout cela forme un ensemble disparate n’a rien d’étonnant. Nous n’en sommes plus au temps où un groupe central en expansion – les ouvriers – se constituait en classe agissante et se dotait des structures – le mouvement ouvrier, syndical, associatif et politique – lui permettant de peser sur le champ politique et sur l’évolution générale de la société. Aujourd’hui, les catégories populaires, numériquement majoritaires, sont dispersées et éclatées ; elles peuvent se manifester comme une multitude en lutte, mais ne sont pas encore un « mouvement ». Leurs prédécesseurs du mouvement ouvrier n’ont pas disparu, mais n’ont plus la capacité à orienter et promouvoir l’essentiel de la demande populaire. Quant à la gauche politique, elle a pour l’instant perdu l’essentiel de son contact avec le peuple sociologique. Les Gilets jaunes sont pour une large part l’expression de cette carence, sans être pour autant en état de se substituer aux dynamiques antérieures. Nous sommes ainsi dans un entre-deux, entre un mouvement ancien qui s’est affaibli et une dynamique nouvelle qui se cherche : moment de tous les possibles et de toutes les incertitudes…
En tous cas, tous les discours de mépris ne peuvent estomper le fait massif : les Gilets jaunes constituent une authentique impulsion populaire. Ce n’est pas un mouvement du peuple tout entier et il est inutile d’y voir le « Peuple », au singulier et avec une majuscule. Mais leur pression irrépressible dit de façon concentrée le désarroi, la colère et même la rage d’une très large fraction des catégories les plus populaires, que la spirale des inégalités à, tout à la fois, augmentée en nombre et reléguée socialement et territorialement. On peut penser ce que l’on veut de la poussée agissante depuis quatre mois, mais on ne peut pas lui tourner impunément le dos, sous peine d’ajouter du ressentiment à la colère.
Les choix répressifs du gouvernement ont l’apparence de l’évidence. Ils se présentent comme une riposte à ceux qui, parmi les Gilets jaunes, proclament « l’état de guerre » contre un pouvoir entêté dans sa surdité. Ils semblent en osmose avec une demande d’ordre que suggèrent les enquêtes d’opinion. Si l’on en croit par exemple l’institut Odoxa (sondage du 21 mars pour Franceinfo et Le Figaro), les Français ne croient massivement pas le pouvoir capable de résoudre la crise et seraient pourtant favorables à des mesures répressives drastiques contre la violence des manifestants. Il reste que la violence légale d’un pouvoir illégitime a toutes les chances d’être de fait une violence illégitime et de nourrir l’escalade au lieu de conduire à l’apaisement.
Ne sous-estimons pas non plus que la tentation autoritaire s’inscrit dans un mouvement long amorcé au moins au début de ce siècle. Les contrecoups planétaires du 11 septembre new-yorkais ont installé la notion « d’état de guerre », au départ pensée contre le « terrorisme » et peu à peu élargie à toutes les tensions sociales. De la loi sur la sécurité quotidienne (2001) à l’état d’urgence (au moment des émeutes de banlieue en 2005, puis après les attentats de 2015), s’est installée l’idée que l’exigence de sécurité peut légitimer tous les écarts à la norme juridique coutumière et autoriser le passage de la situation exceptionnelle à l’état d’exception. L’obsession de la prévention conduit aux logiques du profilage, de la désignation et du pistage des individus et des groupes potentiellement « dangereux ». Techniquement, le dispositif policier se militarise et se privatise. Le policier à pèlerine et à bâton blanc se fait aujourd’hui Robocop et la gestion des manifestations s’apparente de plus en plus aux stratégies de guérilla urbaines, largement expérimentées par les forces de l’ordre au moment des actions contre la loi Travail.
Dans le moment où s’exacerbent les tensions, il ne faut surtout pas faire un pas de plus dans cette direction. Il faut au contraire amorcer une marche arrière. Elle s’impose d’autant plus que l’histoire a suffisamment montré qu’aucune logique répressive ne peut désamorcer la violence sociale, quand se conjuguent la détresse sociale et la rage produite par le sentiment d’être méprisé et discriminé, que l’on se sente minorité reléguée (les jeunes des banlieues) ou majorité délaissée (les Gilets jaunes).
Tous les sondages montrent que les Gilets jaunes ont fait remonter au grand jour la conviction, trop souvent enfouie, que la société est trop inégalitaire, que les démunis sont trop nombreux, que la justice est sélective et que les plus fragiles ne sont plus protégés. Depuis le début des années 1980, on s’est trop habitué à l’idée que cette situation ne peut être surmontée immédiatement, qu’il faut en passer par les sacrifices du grand nombre, pour rétablir la croissance et la « compétitivité ». C’est de ce credo que notre société étouffe et il est impensable que ceux qui nous dirigent pensent qu’ils pourront encore longtemps contourner l’exigence d’une remise sur ses pieds d’une société qui marche sur sa tête. On ne prépare jamais l’avenir, en faisant comme si l’urgence sociale passait toujours après la bonne santé des banques et la satisfaction des actionnaires.
Il ne suffira pas pourtant de relancer les mécanismes oubliés de la redistribution. En fait, il n’y aura pas de remise sur pied sans politique qui la stimule, sans projet qui la rend possible, sans alliances qui lui donnent corps. Le problème le plus lourd est que la politique institutionnelle est en panne et qu’elle ne sait plus construire, dans le même mouvement, des projets et des rassemblements autour d’eux. La droite sarkozyenne a pensé se relancer en se radicalisant, idéologiquement et politiquement. Après un premier succès (2007), elle n’a fait que laisser le champ libre à un Front national refondé. La gauche, elle, a bu jusqu’à la lie les effets de l’alignement « social-libéral » du socialisme français et européen.
Ce double enfermement a nourri avant tout l’idée que les temps étaient forclos du binôme de la droite et de la gauche. D’un côté, l’idée s’est installée que le moment était venu de regrouper les bonnes volontés et les compétences de droite ou de gauche – c’est la base du macronisme. De l’autre côté, la conviction a cheminé qu’il ne fallait plus rassembler la gauche mais le peuple. Or, au lieu d’unifier les dynamiques politiques, cette double tentation ne fait qu’éclater les familles politiques et brouiller les représentations. Au Royaume-Uni comme en France, elle déplace les enjeux au point de laisser entendre que, sur certains sujets, les « extrêmes » peuvent se rencontrer et que, face à cette conjonction, il n’y pas d’autre choix que de regrouper au centre.
Ce regroupement, partout, ne fait que profiter… à la droite. Au Royaume-Uni, le Brexit a été à ce point structuré par la droite que le Labour se trouve coincé, une part de son électorat populaire ayant préféré la solution courte de la sortie, au risque de laisser la main à une droite radicalisée. En France, en 2005, la gauche de gauche avait réussi à placer une dynamique bien à gauche, « antilibérale », au cœur du combat contre le projet de traité constitutionnel européen. Aujourd’hui à nouveau, même si l’extrême droite a mis de l’eau dans son vin, « l’euroscepticisme » est avant tout coloré à droite.
Cela n’a rien de surprenant. Le recul du clivage de la droite et de la gauche est en fait l’effet direct d’un recul de plus grande envergure, celui des affrontements sur l’orientation globale des sociétés. Au temps où la gauche politique et le mouvement ouvrier marchaient du même pas, les débats étaient irrigués par la controverse sur l’égalité, la citoyenneté et la solidarité. Aujourd’hui, ils sont recouverts par des thèmes qui s’en éloignent : « ouverts » contre « fermés », « progressistes » versus « conservateurs », « européistes » ou « mondialistes » contre « souverainistes » sont les oppositions qui ont le vent en poupe. En principe, elles regroupent de la droite et de la gauche ; en fait, elles dynamisent la droite la plus extrême, sur tout le continent.
Si l’on ne veut pas que, dans une France éclatée, resurgisse le spectre de la guerre civile, le dernier mot doit revenir à la politique et non à la force. Quand une crise est inextricable, il faut bien que, à un moment ou à un autre, il soit donné aux citoyens eux-mêmes de trancher, par leur vote. Mais si ce moment doit advenir le plus tôt possible, il ne faut pas se cacher que les conditions politiques doivent être réunies pour que le choix collectif soit le plus positif possible.
Pour qui veut l’émancipation et non la subordination, il n’y alors qu’une perspective possible. Au risque de la répétition, on dira ici qu’elle suppose une réarticulation : d’une part, la lutte convergente de toutes les fractions du « peuple », sans hégémonie de quelque segment social, de quelque sensibilité ou tradition que ce soit ; d’autre part, un bouleversement à gauche qui relie indissociablement la refondation et le rassemblement. Hors de cette ligne de conduite, c’est l’aventure. Toute occasion doit être bonne pour l’éviter.
Roger Martelli
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