Les animaux, ces êtres sensibles

jeudi 27 décembre 2018.
 

Entretien avec Florence Burgat, directrice de recherche, auteure de nombreux ouvrages sur la question animale

Qu’est-ce qui a fait émerger la question animale ?

Plusieurs éléments se sont peu à peu conjugués pour former un ensemble identifiable. Les philosophes lui ont donné pour nom « la question animale », un champ au sein duquel des différends s’expriment. La reconnaissance d’un champ de recherche en soi constitue une étape importante car cet intérêt était, à l’université, jugé indigne de la pensée. Aujourd’hui, quelle est l’université qui n’a pas tenu colloque sur « l’homme et l’animal » ? Les médias se sont alors mis à s’intéresser à la condition animale et ont découvert que ces vies étaient réifiées, mutilées ou traquées. En effet, les travaux académiques et les publications de plus en plus nombreuses auxquelles ils donnent lieu, en histoire, en philosophie, en droit, en littérature, notamment, ont conféré à la préoccupation pour le sort des animaux une profondeur culturelle et philosophique, une consistance théorique, une épaisseur historique, qui lui ont fourni la légitimité intellectuelle qui lui manquait pour être digne de considération. De grands noms accompagnent cette cause : Plutarque, Montaigne, Victor Hugo, Colette, Marguerite Yourcenar, John Maxwell Coetzee, pour n’en citer que quelques-uns. Cette légitimité intellectuelle a conféré un crédit supplémentaire aux associations de défense des animaux, auquel il faut rendre hommage car ce sont elles qui sont en prise directe avec « l’inimaginable souffrance des animaux », selon les termes du philosophe Max Horkheimer. Enfin, une accumulation de « preuves scientifiques » de l’existence d’une vie psychique, à la fois riche et fragile, chez les animaux impose le silence à ceux qui rejettent ce fait du côté de « l’anthropomorphisme » ou de la « sensiblerie ».

L’anti-spécisme est-il la seule approche de l’éthique animale ? En quels sens peut-on parler d’anti-humanisme ?

Les concepts de spécisme et d’anti-spécisme sont récents. Forgés au début des années 1970, l’un décrit et l’autre dénonce une attitude profondément ancrée dans nos façons de penser et d’agir. Le spécisme, combattu par son antonyme, tient l’appartenance à l’espèce humaine pour le critère moralement pertinent pour se voir reconnaître des droits.

Cette approche, un peu naturalisante, est en partie insuffisante en raison sa référence à l’espèce — un critère biologique : elle ignore, ou néglige, le fait que l’humanité ne se pense précisément pas comme une espèce, mais comme un genre auto-institué qui fait valoir une rupture essentielle, métaphysique. Les racines culturelles de notre mépris envers le monde animale précèdent le christianisme. Le stoïcisme joue un rôle majeur dans la théorisation du finalisme anthropocentrique ; Cicéron, qui en est le principal vulgarisateur, souligne que tout a été fait pour les êtres de raison. L’épicurisme, à la même époque, exclut les animaux de toute relation de justice au motif qu’ils ne peuvent passer de contrat explicite avec les humains. L’humanisme, qui me paraît un concept beaucoup plus éloquent que celui de spécisme, est le fruit de ce finalisme anthropocentrique que les religions monothéistes n’ont fait que renforcer. Et lorsqu’il se laïcise, l’humanisme met l’homme à la place de Dieu, de sorte que sa suprématie demeure intacte. Telle est la violence de l’humanisme.

Le décentrement qu’opère l’inclusion des animaux dans la sphère de la considération morale et juridique est un anti-humanisme au sens où l’humain n’est plus le seul centre. Mais ce terme a le défaut de laisser à penser, à tort, que les droits des animaux se feraient contre ceux des humains, alors qu’ils en consolident les fondements en faisant droit à la sensibilité avant toute autre disposition (par exemple cognitive). La notion de post-humanisme, certes plus vague, désignerait une époque qui s’ouvre à d’autres altérités. Certains évoquent un humanisme élargi…

Enfin, il n’est pas certain que parler des « animaux humains » et des « animaux non humains », comme le font les anti-spécistes, fasse progresser la réflexion. N’est-il pas préférable de valoriser les animaux sur le plan ontologique et de magnifier leurs singularités plutôt que de faire des humains des animaux comme les autres, car aucun animal n’est un animal comme un autre !

La France a-t-elle opéré un pas majeur en accordant le statut d’être sensible aux animaux ?

Elle a opéré un pas important sur le plan théorique : faire valoir le caractère sensible des animaux appelle à une révision radicale de leur statut et de leur traitement. Rappelons la maxime de Rousseau : « Si je suis obligé de ne faire aucun mal à mon semblable, c’est moins parce qu’il est un être raisonnable que parce qu’il est un être sensible : qualité qui, étant commune à la bête et à l’homme, doit au moins donner à l’une le droit de n’être point maltraitée inutilement par l’autre. » Parce que la reconnaissance de la sensibilité fonde des droits forts, le législateur s’est empressé d’ajouter que « les animaux restent soumis au régime des biens », c’est-à-dire des choses appropriables et destructibles. Cette situation, intenable sur le plan théorique et insupportable sur le plan moral — ne pas être un bien mais être traité comme tel — ne saurait perdurer.

Des auteurs, comme Donaldson et Kymlicka, évoquent une co-citoyenneté avec l’animal, de faire une Zoopolis, qu’en pensez-vous ?

Cet ouvrage, à juste titre très remarqué, élabore des propositions concrètes en vue d’une cohabitation apaisée entre les humains et les animaux. En ce sens, les auteurs ne font que renforcer l’esprit qui anime les démocraties. Que les intérêts de chacun soient pris en compte et que des résolutions pacifiques soient apportées à la cohabitation constituent un défi permanent.

Pourquoi entretenons une relation qui oscille entre le mépris et la haine à l’encontre des animaux ? La question est vertigineuse. Donaldson et Kymlicka la contournent. Demandons-nous pourquoi les préoccupations qui animent le législateur consistent à organiser et à réglementer un vaste plan de mise à mort à laquelle si peu d’espèces animales échappent. Parce que nous voyons circuler des chiens de compagnie, nous oublions que, dans leur immense majorité, les animaux qui nous entourent sont morts, figés dans des produits. Ils sont comme n’ayant jamais été rien d’autre que cette chair à l’étal, ces vêtements et ces chaussures, ces lainages… Ils sont plus invisibles encore lorsqu’ils sont morts à la suite d’expériences et de tests auxquels ils ont été soumis dans les laboratoires.

Quelles sont les mesures politiques les plus importantes pour faire avancer la cause animale ?

Nos dirigeants sont à l’évidence sourds aux attentes de l’opinion publique, mais surtout insensibles à « l’inimaginable souffrance des animaux ». Cette indifférence, cette dureté, cette suffisance, peuvent apparaître comme les indices d’une disposition générale inquiétante. Les contrôles sont inexistants et le pire est partout permis. Tout est à faire et les bonnes volontés ne manquent pas pour aider les politiques à prendre des mesures dans tous les domaines où les animaux sont utilisés.

Propos recueillis par Benoît Schneckenburger


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