Un documentaire et le récit-enquête d’un journaliste infiltré nous introduisent dans le monde des « tueries ». Avec sur toile de fond des innommables traitements réservés aux animaux, l’état des lieux de la souffrance des hommes, victimes comme les premiers de l’industrie de la viande.
« Toute la violence derrière une côte de bœuf, ça fait réfléchir ! » Le propos émane d’un des ouvriers de l’abattoir de Vitré filmé pour Saigneurs, le documentaire de Raphaël Girardot et Vincent Gaullier, sorti en salles le 1er mars. La violence des lieux d’abattage, l’association L214 - dont le nom vient de la loi du code rural L214 qui depuis 1976 désigne les animaux comme « êtres sensibles » - nous l’a révélée à travers des vidéos ne nous épargnant rien des horreurs qui s’y déroulent. En France, en 2007, 1 milliard 46 millions et 562 800 animaux y ont succombé.
Mais la violence n’épargne pas non plus les salariés des abattoirs. D’abord parce que celle qu’ils exercent sur les animaux ne les laissent pas insensibles, quoiqu’ils puissent dire de « l’habitude ». Le rapport d’une vaste enquête épidémiologique pointe chez eux la consommation considérable de médicaments pour les nerfs. Autres dérivatifs, « si tu ne bois pas, tu ne fumes pas, tu ne te drogues pas : tu craques » ainsi que l’explique l’employé d’un autre abattoir à Geoffrey Le Guilcher, journaliste infiltré anonymement durant 40 jours sur une chaîne d’abattage et qui en a tiré un édifiant-écœurant récit, Steak Machine (éd. Goutte d’or, 12 €, février 17). Mais il y a aussi la violence du travail même.
« A 50 ans, on est bons à jeter ! » Selon Geoffrey Le Guilcher, 89% des hommes et 92% des femmes du site avaient au cours de la dernière année déclaré des TMS (troubles musculo-squelettiques), qui génèrent des douleurs permanentes et qui peuvent conduire à des handicaps définitifs. Lui-même a ressenti dès la première nuit des douleurs aux doigts, au coude, à l’épaule. Et ce n’est pas l’étrange ballet silencieux des gestes d’assouplissement accomplis quelques minutes chaque matin avant que la chaîne ne s’élance qui peut contrebalancer les 7/8 heures, et plus si besoin, de gestes répétés et de tensions rythmés par une cadence portée évidemment à sa limite.
Il y a aussi l’inconfort de la nacelle, sorte de plateforme de 2 mètres carrés sur laquelle « on s’engourdit », que l’employé fait monter ou descendre le long des carcasses qui défilent devant lui pour s’acquitter de l’opération dont il est chargé. Il y a le bruit, 110 décibels qui exigent le port de bouchons d’oreille. Et puis les blessures. On ne manie pas des couteaux tranchants comme des rasoirs impunément. Ici ce n’est pas grave, malgré les gantelets en maille deux points de suture et appel à la vigilance (!) de la part de l’encadrement. Là, explique un autre qui se souvient d’une mésaventure, ça a été limite. Le couteau a glissé et s’est planté dans le ventre de l’opérateur sur 12 centimètres de profondeur. « Heureusement, aucun organe vital n’a été touché. Juste cinq points de suture. » Dans cette sorte de guerre, « il faut être comme un soldat, il ne faut pas penser à l’accident ».
Il faut surtout s’adapter aux cadences, « être rapide ». Deux salariés encore en période d’essai, via les intérims, plongent les pieds dans leurs chaussures face à un encadrement qui a disséqué le geste, les pertes de dixièmes de seconde et l’errance du couteau. Les deux employés font contrition, reconnaissent qu’il « faut évoluer ». Ils vont travailler jusqu’à la perfection le coup de couteau et la rotation du poignet qui proteste sourdement sous les efforts répétés et soutenus. C’est certainement « un métier de merde » comme le souligne un collègue de Geoffrey Le Guilcher mais « le seul truc, c’est que c’est bien payé et que t’as plein d’avantages » : 2000€ annuel de plus que le revenu médian de ce département de Bretagne.
De quoi faire supporter ces cadences qui sont la substance historique et permanente du métier. La chaîne est née dans les abattoirs de Chicago. L’écrivain socialiste Upton Sinclair en souligne alors les enfers dans son livre La Jungle, en 1906 déjà. Plus prosaïquement, Henry Ford s’en inspire pour son organisation du travail. Il constate que les abattoirs fonctionnent comme des lignes de « dés-assemblages ». L’animal, accroché à un rail est démembré en parties de plus en plus petites. Il inverse le processus pour assembler les différentes parties de ses voitures. Déjà en 1893, à Chicago, on traite - entendez on tue et on débite - un porc toutes les 5 secondes, une vache toutes les 8 secondes…
Gigantisme en moins, l’abattoir dans lequel opère Geoffrey Le Guilcher tient tout de même sa moyenne : une vache à la minute. Avec les bavures qui vont avec. La procédure veut que la mort d’un animal soit vérifiée avant sa saignée. Mais les cadences ne permettent pas toujours ce genre de fantaisie. Chaque animal ne réagit pas de la même manière à l’outil « matador » qui doit l’estourbir. Avec les veaux, que l’on doit tuer en presque moitié moins de temps que les vaches, « ça va tellement vite qu’ils arrivent un peu vivants à la saignée » et même plus loin dans la chaîne. Selon le très institutionnel INRA (Institut National de la recherche agronomique), jusqu’à 16% des vaches et 25% des veaux peuvent quitter le poste de la saignée sans être morts ! Les images des Saigneurs donnent à voir les soubresauts, dangereux pour les employés, d’une vache encore pleine de vitalité et qu’il faut néanmoins réintroduire dans la chaîne sans trop attendre.
Peut-on s’endurcir totalement à ce spectacle ? « J’ai un peu de compassion, confie l’un des Saigneurs à la caméra. Surtout quand tu les assommes. Tu les vois bien souffrir. » Mais que peut bien peser la souffrance animale et la souffrance humaine, physique et mentale, en face de coûts de production et des marges de profit ? L’industrie de la viande lie les animaux, les hommes, ceux qui y travaillent comme les consommateurs dans un pacte morbide, sanglant et indigne. Un pacte condamné par le poids de l’élevage dans l’empreinte écologique planétaire, 18% de l’émission des gaz à effet de serre, soit plus que tous les transports réunis, et qu’il va falloir rompre et remplacer…
On peut aussi lire :
Bidoche, l’industrie de la viande menace le monde de Fabrice Nicolino (éd. Babel, 9,70€, 2009). Une solide enquête vieille de quelques années mais toujours d’actualité qui expose les mécanismes à l’œuvre depuis une centaine d’années, ses logiques et ses inévitables impasses.
L’animal en République, 1789-1802, Genèse du droit des bêtes de Pierre Serna (éd. Anacharsis, 22€, octobre 2016). Avec la Révolution, la proclamation de l’égalité entre les hommes a eu une incidence sur la considération des animaux. Les éléments républicains conservateurs ont tenu à défendre un système de distinctions entre les instruits, les riches et les autres, esquissant une parenté entre les animaux nuisibles et le peuple et la sans-culotterie, menaces pour l’ordre public. De leur côté, les radicaux ont évolué vers une empathie vis à vis des animaux qui, toutes proportions gardées, subissent avec eux un sort commun, celui d’être ravalés au rang de bêtes de somme, d’outils d’un procès de production. Conclusion de l’historien spécialisé dans la Révolution française : « Si la Révolution n’est pas terminée, quoi qu’en disent les conservateurs de tout bord, c’est aussi parce que l’injustice écologique de notre monde éclate aux yeux de tous, désormais, et que les injustices sociales à venir se traduiront par des sujets de tensions écologiques. Augmentation considérable du prix de l’eau, disparition des énergies fossiles, nourriture de piètre qualité et systématique pour les pauvres, (…), prise de conscience de la maltraitante animale (…) vont constituer les éléments de conflits violents à la base des ruptures sociétales à venir ».
Jean-Luc Bertet
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