Le Commun : une notion complexe qui peut être ambiguë

mercredi 28 décembre 2022.
 

Nous reproduisons ici des articles sur la notion de Commun, suite à plusieurs autres documents publiés sur ce site concernant cette même thématique.

L’échec des sociétés collectivistes étatiques, l’échec relatif des sociétés privativistes capitalistes, les différentes expériences autogestionnaires (Algérie, Yougoslavie,…) l’expérience des sociétés coopératives ouvrières de production et plus généralement de l’économie sociale et solidaire posent le problème (qui poursuit la philosophie politique depuis le 18ème siècle) : quel est le type quelles sont les types de propriété (notamment des moyens de production) qui peuvent satisfaire les exigences sociale, écologique et démocratique ? La réflexion de différents économistes et sociologues depuis une trentaine d’années sur la notion de commun tente de répondre à cette interrogation.

La question est fort complexes et ne se réduit pas à de simples questions d’économie. Elle fait intervenir différents paramètres (culturelle, anthropologique, historique, sociologique, juridique) qui nécessite la mobilisation de plusieurs disciplines et notamment l’une à laquelle on ne penserait pas spontanément : la polémologie. https://fr.wikipedia.org/wiki/Pol%C...

Article 1 Les communs, un projet ambigu

Source : Mediapart 25 juil. 2017

Par Jean-marc B Blog : Le blog de Jean-marc B Sociologue, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris-VIII (Cemti).

URL source : https://blogs.mediapart.fr/jean-mar...

Revivifiée dès les années 80, la notion de « communs » ou de « biens communs » connaît une popularité croissante à gauche. Qu’il s’agisse de la fourniture d’eau potable ou des logiciels libres, la gestion collective fait un sort au mythe selon lequel la privatisation serait garante d’efficacité. Mais ses partisans se défient aussi de l’État, auquel ils n’attribuent qu’un rôle circonscrit.

Le 11 janvier 2016, le secrétaire national du Parti communiste français Pierre Laurent présentait ses vœux pour l’année qui commençait et décrivait « la société que nous voulons » : « Un nouveau mode de développement où social et écologie se conjuguent pour l’humain et la planète, pour une société du bien-vivre et du bien commun. » « Bien commun » ? De l’autre côté de l’échiquier politique, le dirigeant du Mouvement pour la France, M. Philippe de Villiers, se réfère au même concept, mais pour justifier le recul de l’État auquel il souhaite œuvrer : « L’État n’existe plus comme fournisseur du bien commun. Il n’a aucun droit sur nous (1 3). »

En mai 2016, quelques mois après l’annonce du Retour des communs par l’« économiste atterré » Benjamin Coriat (2 3), le libéral Jean Tirole publiait Économie du bien commun (3 3). À la rubrique « Nos idées » de son site, l’Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne (Attac) dit vouloir « promouvoir les alternatives et récupérer les biens communs ». Quant à l’Institut de l’entreprise, il affirme, sous la plume de son délégué général, que « les initiatives privées se préoccupent du bien commun (4 3) ».

Rarement concept se sera montré aussi malléable. Ses déclinaisons dans les champs politique et universitaire sont multiples : « bien commun », « biens communs », « commun », « communs »… D’un côté, l’expression « bien commun » — plus ou moins synonyme d’« intérêt général » — s’est érigée en élément de langage pour les dirigeants de tous bords. De l’autre, la notion de (biens) communs apporte un renouveau intellectuel et militant à un mouvement social parfois caractérisé par son ronronnement conceptuel. Difficile de s’y retrouver… Mais pas impossible.

Avril 1985, Annapolis (États-Unis). Lors d’une conférence financée par la National Research Foundation, des universitaires du monde entier présentent leurs recherches sur les « communs ». Le terme n’évoque en général qu’une histoire ancienne : celle de la transformation, à l’aube de l’ère industrielle, des terres dévolues au pâturage et gérées de façon collective en propriétés privées délimitées par des clôtures. Ce mouvement des enclosures est considéré comme un moment fondateur pour le développement du capitalisme. Il symbolise l’émergence de la propriété comme droit individuel : une « révolution des riches contre les pauvres », écrit Karl Polanyi (5 3). Les chercheurs réunis à Annapolis reprennent le fil de cette histoire et montrent qu’il existe encore de nombreux endroits dans le monde où des terres, des pêcheries ou des forêts sont gérées comme des communs : des ressources partagées au sein de communautés qui organisent collectivement leur exploitation.

Les chercheurs soutiennent que ces systèmes de communs sont souvent efficaces et qu’ils évitent la surexploitation des ressources (6 3). Il y a là un renversement total des thèses développées par Garrett Hardin dans son célèbre article sur la « tragédie des communs (7 3) ». Au-delà, c’est toute l’orthodoxie économique libérale qui est attaquée, puisque pour elle la propriété privée exclusive est toujours le meilleur système d’allocation des ressources rares.

L’Italie en pointe

En 1990, l’économiste Elinor Ostrom synthétise les principaux acquis des recherches exposées à Annapolis. Elle insiste notamment sur les conditions institutionnelles qui permettent de pérenniser les systèmes de communs. Elle montre qu’un commun ne peut exister durablement sans règles pour encadrer son exploitation. Elle souligne aussi que ces règles peuvent être produites et appliquées par les communautés concernées, sans faire appel à la puissance surplombante de l’État. Parmi de nombreux exemples, elle cite le cas d’une pêcherie en Turquie, où « le processus de surveillance et d’exécution des règles (…) est pris en charge par les pêcheurs eux-mêmes (8 3) ». Ces travaux lui valent en 2009 le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel — souvent considéré comme le « prix Nobel d’économie ».

En Italie, le renouveau de l’intérêt pour les biens communs s’étend au champ politique lorsqu’une commission créée par le gouvernement de M. Romano Prodi dévoile ses conclusions en 2008. Présidée par le juriste Stefano Rodotà, elle propose de les définir comme des « choses dont dépendent l’exercice des droits fondamentaux et le libre développement de la personne ». « Personnes juridiques publiques ou privées », le statut des titulaires de ces biens — leurs « propriétaires » — importe peu (9 3). La commission insiste en revanche sur le fait que les ressources doivent être gérées conformément à leur fonction, pour permettre l’exercice d’un droit. Qualifier l’eau de « bien commun » signifie ainsi que sa distribution, quel que soit l’acteur qui l’organise, doit garantir l’accès de tous à une eau saine et en quantité suffisante.

Sur la base des travaux de la commission Rodotà, de nombreux mouvements sociaux et politiques transalpins s’emparent de la notion de bien commun pour dénoncer le secteur privé et l’État néolibéral, également incapables de satisfaire les besoins collectifs fondamentaux (10 3). Forts de ce principe, 25 millions d’Italiens (sur 27 millions de votants) se prononcent en juin 2011 par référendum contre la privatisation des services publics locaux de fourniture d’eau potable.

Mais la redécouverte des communs ne se limite pas aux ressources naturelles. En 1983, Richard Stallman, jeune informaticien du Massachusetts Institute of Technology (MIT), poste un appel à contributions sur un groupe de discussion Usenet : il propose de développer un système d’exploitation distribué librement. Ainsi apparaît le mouvement du logiciel libre, en réaction à l’émergence d’une florissante industrie du logiciel qui transforme les programmes informatiques en biens marchands soumis au droit d’auteur (copyright) et protégés par des conditions d’utilisation restrictives (11 3). Ici, le code informatique n’est plus considéré comme la propriété exclusive d’un acteur privé ; il constitue une ressource librement accessible que chacun peut contribuer à améliorer. De nombreux communs numériques ont repris ces principes d’ouverture et de partage pour les appliquer à la production d’encyclopédies (Wikipédia), de bases de données (Open Food Facts) ou à des créations artistiques collectives placées sous des licences Art Libre ou Creative Commons.

En dépit de leurs différences, les diverses composantes du mouvement des communs opèrent une même remise en question de la propriété privée exclusive. Le mouvement italien des beni comuni réagit à la privatisation des services publics ; l’intérêt pour les communs dits « physiques » répond à l’accaparement massif des terres. Quant au développement des communs numériques, il s’oppose à la privatisation de l’information et de la connaissance : celle-ci a pris une telle ampleur que certains juristes ont pu évoquer un « deuxième mouvement des enclosures (12 3) ».

Les communs portent ainsi le fer au cœur d’une des institutions centrales du néolibéralisme, en s’attaquant à la croyance selon laquelle davantage de propriété privée garantirait un surcroît d’efficacité économique. Les travaux d’Ostrom invalident ce postulat, et l’essor de nombreuses ressources partagées le contredit en pratique. S’agissant des ressources physiques, les communs reposent souvent sur des formes de propriété collective et s’appuient par exemple, en France, sur des structures coopératives ou des groupements fonciers agricoles (GFA). Les communs numériques sont quant à eux protégés par des licences spécifiques, qui subvertissent les formes classiques de propriété intellectuelle afin de permettre la circulation et l’enrichissement des créations collectives : General Public License (GPL), Open Database License (ODbL)…

Si les militants des communs remettent en question la propriété privée, ils critiquent également le dévoiement de la propriété publique dans un contexte de libéralisation massive. Lorsque l’État a toute latitude de brader les ressources dont il dispose pour équilibrer ses finances, la propriété publique offre-t-elle vraiment davantage de garanties que la propriété privée ? Ne se réduit-elle pas à un simple déplacement de la propriété privée entre les mains d’un acteur qui n’agit pas nécessairement dans l’intérêt de tous (13 3) ?

On comprend mieux, dès lors, la définition proposée par la commission Rodotà. En insistant sur la fonction sociale des biens communs, les juristes italiens ont voulu substituer à la logique classique de l’État-providence — la propriété publique comme gardienne de l’intérêt général — la garantie inconditionnelle de certains droits. Ce changement de perspective va de pair avec une lutte contre la bureaucratisation des services publics, vue comme la principale cause de leur incapacité à défendre l’intérêt de tous. La critique des faiblesses de la propriété publique se double ainsi d’une exigence de participation citoyenne, dont l’expérience d’Acqua Bene Comune (ABC) à Naples offre un exemple intéressant. Dans la foulée du référendum de 2011, la gestion de l’eau de cette ville a en effet été remunicipalisée et confiée à un « établissement spécial » de droit public nommé ABC. Ses statuts ont été pensés pour permettre une gestion démocratique et participative, grâce à la présence de deux citoyens au conseil d’administration et à la création d’un comité de surveillance où siègent des représentants des usagers et des associations.

Le retentissement politique de la notion de beni comuni en Italie signale le rapport ambigu des défenseurs des communs avec l’État. Né d’une critique percutante de la propriété privée et des renoncements de l’État néolibéral, le mouvement des communs aboutit parfois à un éloge sans nuance des capacités d’auto-organisation de la « société civile ». Avec un risque : celui de devenir les « idiots utiles » du néolibéralisme, en ne critiquant la sacralisation de la propriété privée que pour favoriser de nouveaux reculs de l’État social. Nombre de chercheurs et de militants sont toutefois conscients de ce danger. Comme le rappelle Benjamin Coriat, « les communs ont besoin de l’État pour se développer, car il doit créer les ressources (à commencer par les ressources juridiques) dont les commoners [les producteurs des biens communs] ont besoin pour exister (14 3) ». Interdire la vente forcée d’ordinateurs avec certains logiciels — l’achat d’un PC correspondant en pratique à l’achat d’un ordinateur et de Windows — favoriserait par exemple le développement des logiciels libres.

Il s’agit donc de réaffirmer le rôle de l’État tout en réfléchissant à l’évolution de ses interventions. Cela implique de concevoir un cadre juridique propre à favoriser les communs et les structures — coopératives, par exemple — les mieux à même de les porter, y compris dans un cadre marchand. Cela suppose aussi de considérer que la propriété publique ne se résume pas à un patrimoine dont l’État peut faire un usage discrétionnaire, mais comprend l’ensemble des biens et des services destinés à l’usage public, qui doivent par conséquent être gérés dans l’intérêt de tous. Cela nécessite enfin de rappeler que l’État social a vocation à fournir aux individus les moyens temporels et financiers de développer des activités hors du seul champ de la propriété privée et de la recherche du profit.

Les communs invitent donc à revoir l’articulation entre la sphère marchande, les missions de l’État et ce qui peut être laissé à l’auto-organisation de collectifs librement constitués. Un beau sujet de philosophie politique, et peut-être aussi quelque espoir.

Sébastien Broca

Sociologue, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris-VIII (Cemti). Auteur d’Utopie du logiciel libre. Du bricolage informatique à la réinvention sociale, Le Passager clandestin, Neuvy-en-Champagne, 2013.

Notes

(1 3) « Parlez-vous le Philippe de Villiers ? 3 », BFMTV.com, 7 octobre 2016.

(2 3) Benjamin Coriat (sous la dir. de), Le Retour des communs. La crise de l’idéologie propriétaire, Les Liens qui libèrent, Paris, 2015.

(3 3) Jean Tirole, Économie du bien commun, Presses universitaires de France, 2016.

(4 3) Frédéric Monlouis-Félicité, « Pour une élite économique engagée 3 », L’Opinion, Paris, 16 avril 2015.

(5 3) Karl Polanyi, La Grande Transformation, Gallimard, Paris, 1983.

(6 3) Cf. National Research Council, Proceedings of the Conference on Common Property Resource Management, National Academy Press, Washington, DC, 1986.

(7 3) Garrett Hardin, « The Tragedy of the Commons 3 », Science, vol. 162, no 3859, Washington, DC, 13 décembre 1968.

(8 3) Elinor Ostrom, Gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, De Boeck Supérieur, Paris - Louvain-la-Neuve, 2010 (1re éd. : 1990).

(9 3) Commission Rodotà, conclusions citées par Ugo Mattei, « La lutte pour les “biens communs” en Italie. Bilan et perspectives 3 », Raison publique, 29 avril 2014.

(10 3) Lire Ugo Mattei, « Rendre inaliénables les biens communs 3 », Le Monde diplomatique, décembre 2011.

(11 3) Lire « L’étrange destin du logiciel libre 3 », Le Monde diplomatique, juillet 2014.

(12 3) Cf. James Boyle, « The second enclosure movement and the construction of the public domain 3 », Law and Contemporary Problems, vol. 66, no 1-2, Durham (États-Unis), hiver 2003.

(13 3) Cf. Pierre Crétois et Thomas Boccon-Gibod (sous la dir. de), État social, propriété publique, biens communs, Le Bord de l’eau, Lormont, 2015.

(14 3) « Ne lisons pas les communs avec les clés du passé. Entretien avec Benjamin Coriat 3 », Contretemps, 15 janvier 2016. par Sébastien Broca , le 21 novembre 2014

Deuxième article Quelle économie au-delà de la propriété ?

Source : Mediapart 2 octobre 2018| Par Romaric Godin

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Avec l’émergence de la notion de communs en économie, peut-on envisager une économie qui dépasserait la propriété ? Discussion avec Benoît Borrits, auteur d’Au-delà de la propriété : pour une économie des communs, paru aux éditions de La Découverte.

Les limites du capitalisme et de la logique de marché pour relever les grands défis de l’époque que sont la transition écologique et la question sociale font émerger une nouvelle contestation de la propriété privée des moyens de production à travers la notion de « communs ». Ce qui est de l’intérêt général peut-il être laissé à la compétition des intérêts contradictoires des propriétaires privés d’entreprises ? Cette question est, implicitement, au cœur du débat qui entoure la loi Pacte débattue actuellement à l’Assemblée nationale. Le projet d’ajout d’une condition au droit des sociétés dans le code civil a d’ailleurs provoqué une levée de boucliers de certains, qui y ont vu une atteinte au droit de propriété.

Ceux qui répondent négativement à cette question de la conformité de la propriété et des défis contemporains sont cependant confrontés à la question du dépassement de cette notion de propriété. Et c’est à cette tâche ardue que se livre Benoît Borrits dans un ouvrage paru aux éditions de La Découverte 3, Au-delà de la propriété : pour une économie des communs.

Comme le rappelle dans l’introduction Pierre Dardot, toute propriété est par nature privative et s’oppose donc à la notion de communs. D’où les échecs, rappelés et analysés dans une première partie du livre, des tentatives de propriété collectives, comme les coopératives de travailleurs ou d’usagers, la propriété d’État à la soviétique ou l’autogestion à la yougoslave.

Benoît Borrits propose donc une sortie de la propriété privée des moyens de production (et non des biens personnels) dans un cadre original : par la cotisation, qu’il estime être déjà une exception aux droits de la propriété privée, et par la dette, qui réduit les fonds propres dans le bilan des entreprises. Évidemment, dans les deux cas, il ne s’agit pas de privatiser à nouveau le produit des cotisations et la dette, mais d’en faire des instruments de la volonté démocratique.

L’auteur décrit ensuite à quoi pourrait ressembler une économie des communs. Il n’exclut pas la persistance d’une économie marchande, mais celle-ci sera insérée dans un cadre défini par les choix démocratiques, centrés sur les communs grâce à la socialisation des banques. Cette vision permet d’ouvrir un débat passionnant sur la possibilité d’une économie sans propriété.

Cette émission est également disponible en module audio (à retrouver ici).

Annexe

Livre : Commun de Pierre Dardot et Christian Laval, Essai sur la révolution au XXIe siècle, Édition La Découverte.

Les communs sur France Culture https://www.franceculture.fr/emissi...

Annexe

Livre : Commun de Pierre Dardot et Christian Laval, Essai sur la révolution au XXIe siècle, Édition La Découverte. Voir présentation de cet ouvrage monumental en utilisant le lien suivant : https://laviedesidees.fr/Le-commun-...

Notre article : La flamme du commun http://www.gauchemip.org/spip.php?a...

Les communs sur France Culture : on trouve quelques émissions sur ce thème avec le lien suivant

https://www.franceculture.fr/emissi...

Hervé Debonrivage


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