Sans tomber dans la mythologie qui présente les premiers pas de la construction européenne comme le projet de quelques visionnaires, technocrates et politiques (comme, pour ce qui est des français, Jean Monnet et Robert Schuman) , il y a matière à s’interroger sur la genèse et la dynamique d’un processus engagé au sortir de la guerre alors que, même aujourd’hui, les bourgeoisies des différents Etats sont loin d’avoir fusionné en une bourgeoisie européenne. Diverses analyses existent sur l’articulation entre grand capital et processus de construction européenne. Elles sont pour une part résumées dans un article de Christakis Georgiou, « L’Europe et ses crises » [1].
Pour Ernest Mandel, ce processus répond assez étroitement à l’évolution du capital, plus précisément au décalage entre celle-ci et les limites des Etats nationaux [2]. Il écrit ainsi : « depuis le début du XXe siècle, les forces productives développées par le capitalisme se rebellent périodiquement contre l’Etat national autant que contre la propriété privée des moyens de production (…) La Communauté économique européenne (CEE), initiée en 1958 après la signature du Traité de Rome, est la première tentative de la bourgeoisie impérialiste en Europe de parvenir à la même fin, sans guerres, essentiellement par la voie d’une collaboration négociée. »
Cependant, la physionomie de la mondialisation n’est pas le résultat d’une simple tendance spontanée du capital : elle s’inscrit à la fois dans une certaine phase du capitalisme (rapport entre capital industriel et finance) et dans des configurations étatiques produites par l’histoire. Pour en comprendre la dynamique, on ne peut donc faire abstraction des acteurs concrets, a fortiori pour ce qui est de l’Union européenne. Claude Serfati écrit ainsi : « On peut analyser les transformations de l’UE jusqu’à aujourd’hui comme le produit combiné de l’action des Etats-nations, de la pression des groupes financiers et industriels, et des institutions communautaires elles-mêmes ». [3]
Yves Salesse a développé une analyse niant, pour l’essentiel le rôle du capital dans le processus européen. [4] Selon lui, c’est « l’élite politico-administrative appuyée sur les appareils d’Etat qui est motrice ». Le capital n’est pas la force sociale qui propulse le projet européen car son horizon est mondial, ce qui ne veut pas dire qu’il se désintéresse des décisions prises au niveau de l’Union européenne, dont il attend surtout qu’elles ne gênent pas son activité. En fait, selon Salesse, « le capital pèse pour limiter l’Europe à une zone de libre-échange efficace et donc dotée de certains instruments ». Il écrit ainsi que « la non-constitution d’un capital européen, dans l’industrie automobile par exemple, signifie que les firmes n’ont à défendre, au plan communautaire, que le moins possible d’intervention de l’institution et une concertation sur des normes minimales pour faciliter l’unification du marché commun. Les stratégies d’alliances mondiales sont contradictoires avec une demande supérieure d’intervention communautaire. »
D’autres travaux (retracés dans l’article précité de Christakis Georgiou) soulignent et étudient concrètement l’implication des grandes multinationales européennes à travers un lobby dénommé « Table ronde européenne des industriels ». Ils montrent comment cette organisation a été divisée durant les années 1980. Une fraction qualifiée d’« européaniste » avait pour objectif la création d’un grand marché domestique pour les firmes européennes avec, si nécessaire, la mise en place d’une politique industrielle européenne et de tarifs extérieurs protectionnistes, le tout visant à permettre aux multinationales européennes de faire face à la concurrence américaine et japonaise. Une fraction « globaliste » portait au contraire un projet néolibéral, dans lequel le marché unique serait une grande zone de libre-échange ouverte sur le marché mondial. A partir de la fin des années 1980, la fraction « globaliste » l’a emporté de façon décisive (les « européistes » se convertissant en grande partie au projet de celle-ci).
Une insuffisance essentielle dans le raisonnement de Salesse est sans doute une analyse restrictive de l’action du patronat face à l’Europe. Pour reprendre la terminologie de Christakis Georgiou dans Les grandes firmes française et l’Union européenne [5], le patronat européen n’a pas seulement une « démarche corporatiste » (en vue de défendre les intérêts économiques des entreprises entendus au sens strict) mais aussi une « démarche politique » (qui l’amène à se prononcer sur toutes les questions centrales à l’ordre du jour de la construction européenne). Ainsi, le grand patronat (industriel et financier) a été pour l’essentiel un fervent promoteur de la mise en place de l’euro.
En fin de compte, c’est la formule précitée de Claude Serfati qui semble le mieux rendre compte de la dynamique de l’UE, de ses hésitations et contradictions et, notamment, du degré inégal selon les domaines du processus d’intégration de l’UE. Salesse a eu, quant à lui, le mérite de pointer une des caractéristiques majeures de l’Union européenne, le rôle central de la concertation au sein d’élites restreintes, et d’évoquer l’hypothèse selon laquelle un sentiment de danger « engendre un accès de volontarisme politique » [6] : c’est peut-être ce qui est en train de se jouer en ce moment.
Henri Wilno
[1] Disponible sur ESSF (aticle 44808), L’Europe et ses crises – Les limites de la gouvernance néo-libérale de l’Europe et l’approche néo-gramscienne.
[2] voir notamment « Fonctions et limites du marché commun européen », Inprecor n° 171, 1984, ESSF (article 44809), Fonctions et limites du marché commun européen – Forces productives et domaine « national ».
[3] « Europe, puissance et militarisme européen », Contretemps, n °9, février 2004.
[4] « Propositions pour un autre Europe », éditions du Félin, 1997.
[5] Le Croquant, 2016 – un chapitre est accessible sur le site de Contretemps.
[6] Dans un article de 2004, « Le point sur le débat européen », Contretemps n° 9.
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