par George Souvlis
Docteur en philosophie, Institut universitaire européen d’Athènes
L’Union européenne dans la constellation du néolibéralisme
Perry Anderson, The New Old World, Verso, Londres, 2009
Le sujet central de The New Old World est l’histoire de la construction de l’Union européenne. Ce qui distingue cet ouvrage de la plupart des études portant sur le même sujet réside dans le fait que son auteur adopte un point de vue historico-critique pour tenter de délégitimer les débats techniques prédominants sur l’Union européenne et qu’il se bat en même temps pour défendre son programme politique internationaliste malgré la dérive néolibérale de l’UE.
De ce point de vue, The New Old World est une riposte théorique et historique aux discours classiques tenus par les sociaux-démocrates et les chrétiens- démocrates pour défendre la forme actuelle de l’Union européenne.
Il propose également de façon implicite un contreprojet pour la transformer en une construction politique supranationale au service des intérêts des travailleurs européens. L’étude est divisée en quatre chapitres ; l’analyse va du général au particulier et il conclut en faisant un retour au général. Le premier chapitre examine les origines de l’Union européenne, sa forme actuelle et les théories à son sujet ; dans les deux chapitres suivants, le regard porte sur des études de cas nationaux à l’Ouest (France, Allemagne, Italie) et à l’Est (Turquie, Chypre) de l’Europe, et le dernier chapitre aborde les prémisses idéologiques de l’Union européenne et se projette dans l’avenir. En raison du peu de place qui m’est imparti, je me limiterai aux chapitres concernant les dimensions supranationales de l’institution.
L’intention de l’auteur est d’ouvrir un débat critique sur la conjoncture européenne actuelle, contrairement aux analyses conformistes contemporaines qui ont desséché la sphère publique en bouchant les horizons intellectuels et politiques qui permettent de travailler à des alternatives à la démarche néolibérale. Perry Anderson commence son étude par les moments fondateurs de la Communauté européenne en inscrivant son émergence dans le contexte historique d’après-guerre. Prenant ses distances par rapport à l’axiome wébérien de neutralité des valeurs, Anderson affirme son admiration pour la construction européenne qu’il considère comme étant « la dernière grande réalisation historico-mondiale de la bourgeoisie. »
Selon l’historien britannique, la construction de l’Union européenne est le fruit d’une synthèse peu ordinaire d’intérêts géopolitiques et de projets rationnels des grandes puissances européennes de l’après-guerre associés aux solides visions fédéralistes de Jean Monnet et de son équipe concernant la construction d’une entité politique supranationale européenne. Cette conception appréhende l’appareil politico-économique qui a rétabli les intérêts bourgeois d’après-guerre comme une utopie politique mais possible dans la mesure où elle ne s’est pas encore réalisée.
Anderson tente ainsi de proposer une alternative politique à la métamorphose de l’Union européenne en une construction favorisant principalement un antagonisme intense entre les États.
Accélérant le temps historique, Anderson passe de l’analyse de la transition à celle de la période contemporaine et dirige son regard, avec de brefs arrêts, sur la période antérieure et postérieure au traité de Maastricht. « La transformation globale clé des trois dernières décennies est la transformation du capitalisme en ordre international. »
L’Union européenne a été affectée de manière décisive par le tournant néolibéral général de l’économie et de son organe exécutif, la Commission européenne, puisque les années 1990 ont connu « un engagement total dans les privatisations en tant que dogme, avec une pression déterminée sur les pays candidats, jointe à d’autres subtilités démocratiques »
Les objectifs des États-nations de l’après-guerre, concernant le plein-emploi et la protection sociale, ont cessé d’être des priorités. La nouvelle directive paneuropéenne est le contrôle de l’inflation par un changement de politique macro-économique, en passant du niveau national au niveau supranational, « des capitales nationales à Bruxelles et Francfort ». Pour cette raison, la zone euro dans son intégralité est adossée à un pacte de stabilité et de croissance qui contraint les gouvernements nationaux à atteindre des objectifs budgétaires stricts. Les processus mentionnés ci-dessus modifient les fonctions essentielles de l’État-nation, privant celui-ci de son autonomie de décision traditionnelle en matière de politique économique. Ainsi, l’Union européenne n’a plus un rôle régulateur, mais elle intervient de façon drastique sur des « questions que les électeurs perçoivent habituellement comme essentielles : les emplois, la fiscalité et les services sociaux ». Mais cette interférence ne se limite pas à la sphère économique ; elle s’étend aux domaines de la politique militaire et diplomatique avec l’engagement de la « Nouvelle Europe », entre autres, dans la guerre « humanitaire » « en Afghanistan, où une version moderne du corps expéditionnaire envoyé pour écraser la révolte des Boxers a tué plus de civils cette année que la guérilla qu’elle cherche à éradiquer ».
Trois processus historiques majeurs ont contribué de façon décisive à la physionomie néolibérale de l’Union européenne. Le premier est l’introduction de la monnaie unique. En ce qui concerne ce changement, les buts initiaux des États (baisse des coûts de transaction et meilleure prévisibilité des rendements pour les affaires) ont échoué. Selon Eurostat, en avril 2013, dans les 17 pays de l’UE de la zone euro, le chômage a atteint 12 % pour la première fois depuis le lancement de la devise en 1999. L’Union européenne a « enregistré un taux de croissance bien inférieur à celui des États-Unis et reste loin derrière la Chine ».
Après la crise financière mondiale de 2008, le refus de la Banque centrale européenne de racheter la dette des États membres a augmenté le taux d’inflation de leurs économies, en particulier pour les États de la périphérie Sud avec « l’imposition par l’Allemagne de programmes d’austérité draconiens, inimaginables pour ses propres citoyens ».
Le coût élevé du processus a fait chuter la croissance économique du pays. La reprise économique s’est basée sur une compression sensible des salaires. En conséquence, depuis 1995, les coûts salariaux unitaires allemands ont diminué d’environ 20 %. La longue période de déclin économique s’est achevée en 2006, quand la croissance a bondi à 2,9 %, contre 0,8 % en 2005. La relance économique a remis l’Allemagne en position de puissance hégémonique centrale sur le continent. Anderson attribue un double rôle à la nouvelle hégémonie européenne dans la conjoncture actuelle : « L’Allemagne aujourd’hui, plus que tout autre État, est le premier responsable de la crise de l’euro ; par l’assouplissement du régime des capitaux à l’extérieur et la compression des salaires au niveau national, elle a été le principal artisan des tentatives pour l’étouffer ».
Ainsi, les efforts de l’élite politique et économique allemande pour mettre en œuvre cette politique se sont avérés lucratifs pour les marchés et catastrophiques pour les travailleurs de l’Europe.
Le troisième changement historique est lié au processus d’élargissement de l’UE en Europe de l’Est. L’intégration européenne, contrairement au discours dominant des propagandistes occidentaux, se caractérise par un « développement inégal et combiné » manifeste. Le rôle attribué par l’UE aux sociétés post-communistes était celui d’une « zone de régimes fiscaux favorables aux affaires, avec des mobilisations des travailleurs faibles voire inexistantes, des bas salaires, et donc des investissements élevés, une croissance plus rapide que dans les anciennes régions clés du capital à l’échelle continentale ».
La rhétorique des lobbyistes de l’UE sur la soi-disant « restauration de la démocratie en Europe de l’Est », au début des années 1990, a maintenant disparu. Bruxelles n’hésite pas à soutenir des politiciens corrompus comme le hongrois Gyurcsány Ferenc pour saper les normes démocratiques dans son pays. Une autre preuve des proclamations pseudo-démocratiques de l’Union européenne est, dans le cas de la Grèce, le soutien de la troïka à un premier ministre ex-banquier non élu, Lucas Papademos. Des causes systémiques ont imposé l’expansion de l’UE à l’Est. Ce mouvement a fixé les termes de la reproduction économique du capital européen de base dans la mesure où il « dispose désormais d’un important bassin de main-d’œuvre bon marché, idéalement situé à sa porte, réduisant considérablement ses coûts de production dans les usines à l’Est, mais permettant également d’exercer une pression sur les salaires et les conditions à l’Ouest ».
Dans le récit historique d’Anderson, cependant, ce n’est pas le mouvement des forces productives qui explique le changement de la carte politique de l’Europe. Adoptant le principe théorique marxiste selon lequel le niveau politique est le lieu où l’on peut dresser la carte des indices du changement, l’analyse d’Anderson utilise comme clé d’interprétation centrale de l’actuel ordre de marché hayekien la « lutte des classes inter-impérialistes, inter-dominants » des élites européennes. Ainsi, selon le raisonnement de l’historien britannique, le néolibéralisme de l’UE n’est pas le résultat du conflit entre le travail et le capital, mais plutôt le résultat de luttes entre les différentes fractions capitalistes antagonistes, dont la clé est l’asphyxie des salaires. Reconnaissant, au sein des contraintes structurelles existantes, l’importance du choix politique des acteurs dans les décisions de l’Union européenne, Anderson échappe à une interprétation réductrice de sa dérive néolibérale. Ainsi, dans les pages de New Old World , nous voyons que « les principaux acteurs du processus d’intégration de façon toujours plus importante au fur et à mesure que le récit avance jusqu’à Maastricht et à l’arrivée au pouvoir de Chirac et Schröder ne fonctionnent pas comme les marionnettes de puissances désincarnées, mais comme des individus ayant une certaine liberté de choix ».
La transformation de l’UE en « terrain d’essai théorique du libéralisme contemporain » s’est produite du fait que l’élaboration des politiques des blocs dominants de la démocratie chrétienne et de la social-démocratie (sans aucune différenciation significative fondamentale) duplique les réalités de la base économique, contribuant fortement à la « déréglementation et à la privatisation non seulement des industries, mais aussi des services sociaux ».
Par ailleurs, la « modernisation » économique de l’Union n’a pas franchi l’étape de l’élargissement démocratique de sa superstructure politique, ce qui a entraîné une asymétrie structurelle de la construction européenne. La compétition de classe horizontale inter-dominants des élites européennes a provoqué un développement capitaliste inachevé bien qu’idéotypique. En d’autres termes, la modernisation capitaliste incomplète a produit une union fédérale molle, « une caricature de fédération démocratique, puisque son Parlement n’a pas de pouvoir d’initiative, n’a pas de partis ayant une quelconque existence au niveau européen et souhaite même un minimum de crédibilité populaire ».
Anderson considère que les restrictions concernant « l’exercice de la volonté populaire » ont été imposées plus avant avec le soutien des Cours constitutionnelles. Rejetant une conception légaliste des Cours suprêmes, qui les considère comme des « bastions des fondements démocratiques », il affirme qu’elles fonctionnent comme stabilisateurs systémiques et que leur rôle essentiel est de « tenir compte de l’establishment politique du moment » . Les États-nations continentaux de l’après-guerre ont créé et utilisé les nouvelles Cours constitutionnelles comme « étroits corsets » juridiques des nouvelles démocraties établies dans la lutte contre le communisme. Un exemple qui illustre le point de vue de classe d’Anderson sur la loi est l’interdiction du Parti communiste allemand, en 1956, par le Bundesverfassungsgericht.
L’image qui émerge de l’analyse de New Old World est celle de l’incapacité de la bourgeoisie à jouer son rôle historique dans la création et le maintien de la démocratie politique au niveau supranational. Ce raisonnement réinscrit le travail d’Anderson dans le « paradigme bourgeois » utilisé précédemment dans son article « Les origines de la crise actuelle », selon lequel l’Angleterre n’a pas accompli une « véritable » révolution bourgeoise en raison d’une pré valence autoritaire et continue du pouvoir et des privilèges de l’aristocratie.
Le modèle fait un retour à la paronomase sur l’État absolutiste où le passage à la modernité capitaliste suppose la survenance de « révolutions bourgeoises ». Malgré les limites politiques et historiques évidentes de ce point de vue historique, Anderson décrit pleinement le tournant néolibéral de l’UE mais ce faisant (séparant le fond et la forme) il ne réduit pas son utopie politique internationaliste à une base économique, concevant celle-ci comme un terrain privilégié de la lutte de classe.
1) Perry Anderson, Arguments within English Marxism , London, Verso, 1980, p. 1.
2) Perry Anderson, The New Old World , London, Verso, 2009, p. 78.
3) Ibid. , p. 541
4) Ibid. , p. 65
5) Perry Anderson, The New Old World , op cit. , p. 66.
6) Ibid.
7) Ibid. , p. 72.
8) Ibid. , p. 50.
9) Ibid. , p. 53.
10) Perry Anderson, The New Old World , op cit. , p. 52
11) Perry Anderson, “After the Event”, New Left Review II/73, janvier-février 2012, p. 58.
12) Perry Anderson, The New Old World , op cit. , p. 55.
13) Perry Anderson, “After the Event”, op cit. , p. 55.
14) Perry Anderson, The New Old World , op cit. , p. 55.
15) Jordy Cummings, “Perry Anderson. The New Old World”, Socialist Studies , Vol. 6, N o 2, 2010, p. 228.
16) Andrew Coates, “The New Old World. Perry Anderson. Review Essay”, Tendance Coatesy ; http:// tendancecoatesy.wordpress.com/2010/06/28/the-new-old-world-perry-anderson-review-essay/, 28/ 9/ 2010.
17) Perry Anderson, The New Old World , op. cit. , p. 55.
18) Perry Anderson, “Renewals”, New Left Review II/1, janvier-février 2000, p. 6.
19) Perry Anderson, The New Old World , op. cit. , p. 60.
20) Perry Anderson, “After the Event”, op. cit. , p. 53.
21) Perry Anderson, “After the Event”, op. cit. , p. 54.
22) La Cour constitutionnelle fédérale allemande.
23) Perry Anderson, “Origins of the Present Crisis”, New Left Review I/23, janvier-février 1964.
24) Perry Anderson, Lineages of the Absolutist State , London, Verso, 1974 ; & Passages from Antiquity to Feudalism , London, Verso, 1974
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