En invoquant le progrès, le candidat à l’élection présidentielle a voulu masquer derrière ce faux nez son projet libéral inspiré des cercles patronaux. Et dans les actes ?
Et si Emmanuel Macron, dont l’aventure personnelle fascine tant les commentateurs, n’était au fond, banalement, que la dernière des incarnations de cette contre-révolution libérale sous laquelle nous vivons depuis quelques décennies ? Cette contre-révolution, se déployant à l’échelle de la planète entière, vise à accoucher d’un capitalisme « pur », libéré de toute entrave, reposant sur des marchés financiers dérégulés, basé sur le prélèvement actionnarial forcené des richesses produites. Il en aura principalement résulté, sous l’effet de la réorganisation globalisée de l’outil productif, de la déréglementation du « marché du travail », de la pression exercée à la baisse sur les salaires et de la destruction systématisée des mécanismes de protection sociale, une crise sociale phénoménale, une crise écologique questionnant l’avenir même de l’humanité, une crise de la démocratie engendrée par la toute-puissance conquise par les marchés.
L’habileté de ses concepteurs aura été de se lancer à l’assaut des consciences. Ils auront su brouiller tous les repères, dévoyer les valeurs héritées des combats pour la République et le socialisme, retourner les concepts qui donnaient sens à l’existence de millions d’hommes et de femmes. Ils y auront été grandement aidés par cette fraction de la gauche qui se sera ralliée au pouvoir absolu de l’aristocratie de l’argent, en théorisant que le nouveau capitalisme avait gagné la partie. Ainsi l’avidité des actionnaires aura-t-elle été parée des vertus de la « modernité », l’action des mouvements sociaux stigmatisée comme un « archaïsme », la liquidation des conquêtes du passé exaltée comme la marque d’un nouveau « progressisme ».
Vainqueur à la faveur des circonstances exceptionnelles que l’on sait, et profitant des dégâts d’un quinquennat calamiteux, le marquis du Touquet aura eu l’appui massif de l’oligarchie financière et de la technostructure, dont les représentants peuplent son entourage. Profitant de la décomposition de l’ordre politique en vigueur, il entend à présent stabiliser un mode de gouvernement lui conférant tous les pouvoirs, cette fameuse conception « jupitérienne » qui l’aura amené à se doter d’un parti totalement à sa main et à vouloir désormais que tout procède de l’Élysée. Un césarisme d’un nouveau genre est en train de voir le jour. Pour finir de plier la France aux normes de la globalisation marchande et financière, ubériser l’économie, siphonner davantage la richesse au bénéfice du capital, casser les protections collectives du monde du travail.
Ce prétendu « progressisme » ne tardera pas à se révéler pour ce qu’il est vraiment : une entreprise de régression sur tous les plans. Le grand vent de libéralisation annoncée ne fera, comme cela s’est produit partout où de semblables recettes auront été appliquées, qu’enfoncer un peu plus notre pays dans la stagnation, la désindustrialisation, la précarisation de millions de vies. D’autant que sa financiarisation place en permanence l’économie mondiale sous la menace de krachs à répétition.
Une impitoyable lutte des classes se dessine. Le clivage droite-gauche, que d’aucuns tiennent pour obsolète, retrouvera dès lors vite sa pertinence. La nomination du nouveau premier ministre ne laisse d’ailleurs aucun doute sur la volonté de l’exécutif de gouverner à droite.
Sauf à prendre le risque que ce désastre prévisible ne gonfle de nouveau les voiles de l’extrême droite, c’est à la reconstruction d’une gauche de combat qu’il va falloir s’atteler. Dans l’unité de toutes les forces qui s’y montreront disposées. Quel qu’ai été leur choix entre les deux candidats en compétition pour la présidentielle…
Emmanuel Macron a commencé à se faire connaître – des puissants, facilitateurs de carrière – comme « rapporteur adjoint » de la commission « pour la libération de la croissance française », mise en place par Nicolas Sarkozy en 2007 et présidée, signe de « progressisme », par Jacques Attali, ancien conseiller de François Mitterrand. Candidat à la présidence de la République, il n’a fait que décliner, de façon servile, les topiques de ce rapport qui se voulait « ni partisan, ni bipartisan » mais, déjà, « non partisan » ! L’objectif était de restaurer la croissance, en suivant l’exemple des pays européens qui réussissaient mieux parce qu’ils avaient réformé leur marché du travail, leur système scolaire ou de santé, développé la concurrence entre les prestataires de services publics, etc. Il fallait « réformer vite et massivement », la France « devant réapprendre à envisager son avenir avec confiance, sécuriser pour protéger, préférer le risque à la rente, libérer l’initiative, la concurrence et l’innovation ».
Le candidat Macron a continué à être le petit (puisque à l’époque adjoint) rapporteur de cette commission très homogène dans sa composition idéologique. Le progressisme qu’il revendique n’est que le nouveau véhicule des vieilles lunes libérales. Malgré l’affichage d’une « exigence écologique et environnementale », la soutenabilité de la croissance n’est guère interrogée. Comme si la croissance signifiait toujours progrès ! Pour retrouver la croissance, il faudrait « libérer » la société des « carcans et des blocages ». Une libération qui se traduira par l’intensification et la généralisation de la concurrence, même dans des secteurs qui jusque-là y échappaient (les projets pour les universités sont, sous ce rapport, révélateurs). Une concurrence faussée, puisque toutes les entités ainsi « libérées » ne disposent pas initialement des mêmes ressources : la disparition des plus faibles témoigne de cette conception darwiniste du progrès, rebaptisée ici « progressisme ». Mais les « carcans et les blocages » ce sont aussi les « protections » dont bénéficiaient jusque-là les citoyens, les travailleurs, les chômeurs. On ne peut faire grief à Emmanuel Macron de vouloir les supprimer, il veut simplement les réduire, drastiquement. Ni lui contester sa fibre paternaliste : on accompagnera « les plus fragiles » tout en exigeant bien sûr d’eux de nouveaux « devoirs ». Dans le même esprit, il faut, affirme-t-il, « responsabiliser » les citoyens que l’État social a trop pris en charge. Le progressisme c’est aussi l’éloge de la « mobilité », contre la « société de statut ». Mobilité géographique ou fonctionnelle des travailleurs, invités là encore à être « responsables », sans considération des effets sociaux de cette mobilité forcée. Mais il promet aussi la mobilité sociale ascendante à ceux qui auraient « le talent, la capacité, la volonté, de réussir dans notre société ». Comme s’il ne s’agissait que de talent et de volonté !
Car le progressisme d’Emmanuel Macron ne passe pas, néolibéral qu’il est, par la redistribution des richesses. Tout au contraire, c’est la fiscalité sur les plus riches qu’il s’apprête à réduire. Il est donc bien loin le temps où progressisme et progrès social pouvaient aller de pair, comme chez un John Maynard Keynes qui en appelait, pour sortir de la crise et par équité, à la réduction des inégalités de revenus et plus encore de fortunes : il parlait en termes crus de « l’euthanasie du rentier et du capitaliste oisif ».
Jean-Pierre KahaneMathématicien, directeur de la revue ProgressistesLe progrès est une marche en avant. Mais, sauf en de rares périodes historiques, ce n’est pas une marche qui entraîne toute la société, toute l’humanité. Et d’ailleurs, même dans ces rares périodes, je pense à la Révolution française, cette marche est faite de bonds en avant et de reculs. Y a-t-il progrès au cours de l’histoire en dehors de ces périodes exceptionnelles ? Bien sûr. Et peut-il y avoir progrès quand le capitalisme est roi ? Peut-il y avoir progrès au cours de la Ve République en France ? Oui, c’est évident pour la science et pour la santé, au bénéfice possible de toute la société, et il faudra revenir sur le « possible ». Sous une présidence de droite ? Oui, exemple la loi sur l’interruption volontaire de grossesse, qui a été une avancée majeure. Peut-il y avoir progrès avec une politique sociale-libérale ? Oui. La politique sociale-libérale est une politique de recul : recul pour le droit du travail, recul dans la culture, recul des productions industrielles au profit des combinaisons financières, on peut continuer… Il n’y aura pas de progrès d’ensemble, sauf à inverser la politique. Mais le progrès germe partout et toujours de l’activité humaine, de la curiosité, de l’inventivité, de la communication, de la solidarité. Certains régimes écrasent le germe, le nôtre le limite et le tord. Mais, pour prendre un exemple qui intéresse tout le monde, il y a et il y aura des progrès dans le traitement des maladies graves. Oui, il y a et il y aura progrès dans plusieurs directions. Cela tient en France pour une part essentielle au système de recherche publique et à la Sécurité sociale. Et justement, les deux sont menacés, ils sont à défendre et à renforcer.
Beaucoup dépend du progrès des sciences. Ce progrès est mondial et impétueux, en particulier en biologie et en chimie. La physique quantique (le laser par exemple) et l’informatique (les automates, Internet) ont déjà bouleversé nos habitudes, et personne ne souhaite revenir à l’état antérieur.
Et voici un paradoxe. Les progrès des sciences, les progrès en médecine, tous les progrès auxquels nous pouvons penser traduisent et aggravent les inégalités dans le monde. Ils pourraient être au bénéfice de tous, ils sont d’abord au service des riches et des puissants. Ils enrichissent les détenteurs de capitaux, qu’ils placent en fonction des innovations annoncées. Ils concourent à la préparation des guerres et à leur exécution. Ils pourraient dégager de nouvelles pistes, non seulement en science et en santé, mais pour étendre et améliorer la vie de tous les êtres humains, pour de nouvelles industries, pour améliorer l’environnement, pour répondre aux besoins présents et à venir. Au lieu de cela, ils s’inscrivent dans la financiarisation générale de l’économie, qui mène l’ensemble de l’humanité à la catastrophe.
Ce paradoxe amène certains à nier le progrès ou à le condamner. C’est, en fait, un enjeu politique majeur. Laisser aux représentants du capital la direction de la recherche scientifique en exploitant tout ce que le capitalisme peut en tirer aujourd’hui, c’est un danger tout à fait actuel. Reprendre au compte du communisme à venir la défense et la promotion de tout ce qui fait avancer l’humanité, la curiosité, l’inventivité, la solidarité, remettre l’humanité sur ses jambes pour avancer, prendre au sérieux le progrès dans toutes ses dimensions pour le bénéfice de tous, c’est une direction dans laquelle il me semble possible et utile que s’engage l’humanité, et, pourquoi pas, l’Humanité.
Dossier publié par L’Humanité
Date | Nom | Message |