Quand Jaurès parlait d’un président ami des banquiers et des patrons de presse, faux patriote et vrai coquin…

vendredi 3 août 2018.
 

Nous sommes en 1894. Jean Jaurès défend devant la cour d’assises de la Seine le journaliste Gérault-Richard, accusé d’outrages à Jean Casimir-Perier, président de la République.

Dans cette plaidoirie, Jaurès dresse l’histoire d’une famille d’hommes d’argent, ou plutôt d’hommes politiques d’argent, parfaits représentants de ces hommes qui, depuis la Révolution et à travers tout le 19e siècle, prennent peu à peu possession de la République, mêlant de plus en plus profondément les affaires, la banque, la presse et la politique.

Avant d’en lire de plus longs extraits (la quasi intégralité de la plaidoirie est publiée sur cette page), quelques citations qui résonnent aujourd’hui avec une intensité toute particulière :

Hommes politiques et hommes d’argent

« Dans notre société, où le pouvoir politique est nécessairement l’expression du pouvoir économique et où il n’y a d’autre puissance que celle de l’argent, les grands banquiers et les spéculateurs qui ont capté dès le début les sources de l’argent, ont capté par cela même les sources de la puissance. »

Au sujet de Casimir Perier (le père du président) :

« Pour refaire cette fortune, voici quel est son premier coup de spéculation, qui juge toute sa manière. Il achète actif et passif une maison qui traversais des embarras momentanés. Il réalise aisément l’actif et triple sa fortune. C’est ainsi, messieurs les jurés, la caractéristique de Casimir Perier. C’était avant toute chose un banquier de proie. Il guettait dans notre société tourmentée les sinistres commerciaux et industriels et s’enrichissait de la défaite des vaincus de la dépouille des naufragés. […]

Et lorsque ces embarras ne suffisaient pas, lorsqu’il n’y avait pas assez de détresses à exploiter, pas assez de ruines dont il pût hausser sa maisons, pas assez de naufrages dont il pût piller les dépouilles, il créait lui-même ces embarras, ces ruines, ces naufrages. Comme régent de la Banque de France […]

Les vrais patriotes et les faux patriotes

 » Et après tout cela, quand nous trouvons d’époque en époque tous ces scandales dans l’histoire de la dynastie, on s’étonne que Gérault-Richard accuse ces hommes d’être de faux patriotes ! Mais qu’est-ce donc que le patriotisme ? Consiste-t-il à prodiguer à tout propos le mot de patrie ? […]

Non. Depuis que la Révolution française a fait la patrie une et indivisible, le patriotisme consiste à subordonner l’intérêt particulier à l’intérêt général. Mais lorsqu’une oligarchie puissante abuse de son pouvoir d’argent pour subordonner au contraire l’intérêt général à l’intérêt particulier, quand le chef d’une famille arrogante profite de son passage au ministère pour agrandir son domaine minier ou ramasser de l’or dans des spéculations qui diminuent la force défensive de la patrie, qu’on ne parle plus de patriotisme, qu’on ne souffle plus avec emphase dans des clairons fêlés.

Tout cela n’est que comédie, fausseté et mensonge, et Gérault-Richard a raison de crier, ici et ailleurs : « Faux patriotes ! » Cette vérité qu’il a dite, l’histoire la ratifiera. »

La presse avilie par la corruption et la finance

« Donc, quel argument reste-t-il ? — Que nous voulons déshonorer la presse ? […]

On a parlé de ce qui peut avilir la presse. Ah ! ce ne sont pas des polémiques loyales. Ce qui peut l’avilir, c’est le régime des fonds secrets et des mensualités servies par les banquiers.

Nous protestons contre un régime capitaliste et financier qui livre la presse à la corruption gouvernementale et à la vaste puissance des établissements de crédit : Crédit foncier, Crédit lyonnais, etc., de ceux qui ont volé hier et de ceux qui voleront demain.

Voilà ce qui avilit la presse française et la rabaisse à n’être plus que l’organe des hommes d’argent.

[…] Il y a la presse vénale, qui trop souvent n’est qu’un outil de plus aux mains du pouvoir ou des financiers. »

Un président de la finance, de la réaction et des coquins

 » Et de quels arguments se sert-on pour nous arrêter ? On nous dit : Le président de la République doit être au-dessus des partis, des discussions et des luttes. Mais est-ce nous qui l’avons jeté dans la lutte ? Est-ce qu’il est entré à l’Élysée comme un arbitre impartial tenant sa bienveillance égale entre toutes les fractions du pays ?

Non, il y est entré comme président de combat […]. Vous l’avez vu, en effet, ce n’est pas le pays tout entier qui s’est groupé autour de lui, mais seulement toutes les forces rétrogrades et oligarchiques.

Tous ceux qui avaient quelque inquiétude devant l’avenir de justice qui se prépare se sont rencontrés d’instinct autour de l’homme dont le nom signifie réaction et résistance. Il en est qui veulent qu’on renouvelle le privilège de la Banque de France, parce que cela permettra aux gros banquiers de rester maître du crédit contre la bourgeoisie travailleuse aussi bien que contre le prolétariat. Ces hommes se sont dit : Puisque ce sont les Perier qui ont fondé la Banque de France pour les banquiers, nous sommes bien tranquilles : nous allons porter Casimir-Perier à la présidence de la République et le privilège de la Banque sera renouvelé au profit des grands financiers.

D’autres hommes se sont dit : Est-ce que par hasard les ouvriers des mines ou des filatures voudraient élever leurs prétentions ? Eh bien, il y a là le seigneur féodal d’un domaine minier, nous allons le hausser à la présidence de la République, et de là-haut son nom seul rappellera aux ouvriers les massacres de Lyon et les longues résignations silencieuses d’Anzin.

Et puis, il y a tous ceux qui [ont été mêles aux récents scandales financiers]. Expliquez-moi, je vous prie, en vertu de quel instinct et de quelle affinité tous, condamnés et acquittés, se sont groupés dès la première heure autour de la candidature de Casimir-Perier. […] Tous [c]es hommes qui se sentent suspects savent qu’il y a dans les origines de la fortune des Perier des parties louches qui créent entre elle et eux je ne sais pas quelle complicité vénérable. Et les coquins du jour, qui n’ont pu parvenir encore à l’autorité morale par la longue possession des fortunes mal acquises, se sentent protégés par la majesté des rapines séculaires dont le temps a effacé la honte sans abolir le profit. Voilà pourquoi il y a eu de toute part vers le nouveau chef de la République un concours de toutes les volontés rétrogrades, de toutes les frayeurs oligarchiques, de toutes les cupidités serviles. […] »


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