Se présentant comme la candidate du peuple et « anti-système », la présidente du Front national défend dans le fond les intérêts de la caste des privilégiés.
par Alain Hayot, sociologue, dirigeant national du PCF
L’imposture du Front national tient d’abord au fait qu’il prétend être une alternative populaire au système capitaliste alors qu’il en est la roue de secours et le moyen de renouveler la servitude volontaire du peuple à l’ordre établi. Pour cela, le FN exploite les frustrations des victimes des politiques libérales de précarisation des classes populaires et de déclassement des classes moyennes, ainsi que la faiblesse d’une alternative progressiste à ces politiques. Le FN prétend être un parti antisystème. Son discours s’en prend à la finance, mais que propose-t-il pour lui retirer le pouvoir qu’il exerce sans partage ? Rien. Bernard Monot, économiste du FN, invité par le Medef, leur a déclaré : « Le FN est l’ami de toutes les entreprises et je rappelle que nous sommes de vrais libéraux, partisans sans ambiguïté de l’économie de marché et de la libre entreprise. » C’est pourquoi, au lieu de s’en prendre à la domination du capital, Marine Le Pen oppose entre elles les catégories qu’il exploite : les Français contre les immigrés, les salariés du privé contre ceux du public, les actifs contre les chômeurs, les travailleurs contre les soi-disant « assistés »… Au lieu de s’en prendre à la concurrence, elle dresse les « concurrents » les uns contre les autres. Au lieu de rassembler les exploités et les dominés, elle désigne des boucs émissaires pour empêcher les combats communs.
Son discours social s’inscrit dans la même imposture : les quelques miettes qu’elle concède sur le pouvoir d’achat masquent son refus d’augmenter le Smic. Elle préconise la baisse des « charges » patronales, la fin des 35 heures et l’« assouplissement » du code du travail. Elle promet aussi d’aller plus loin que Fillon en baissant la dépense publique au point d’éradiquer la dette au terme de son mandat. Elle veut inscrire dans la Constitution la « règle d’or » européenne interdisant aux États de présenter un budget en déficit. Sa fascination pour le Brexit montre son ambition : relancer la concurrence entre les nations en favorisant, au nom du « patriotisme », le patronat français et un dumping social et fiscal dont les Françaises et les Français seraient les premières victimes.
Ses invocations permanentes de la République constituent aussi une forme d’imposture. Marine Le Pen défend désormais la République, mais c’est surtout la Ve, son côté monarchique et antidémocratique, qui lui va bien. Elle tient au 49-3, préconise une proportionnelle avec une prime énorme à celui arrivé en tête et l’organisation de référendums à répétition au détriment du Parlement, qu’elle veut réduire à la portion congrue. Et surtout, elle veut graver dans le marbre constitutionnel la préférence nationale, totalement contradictoire avec notre idée républicaine depuis la Révolution française et les constitutions qui se sont succédé depuis. Sa vision de la laïcité, réduite à une machine de guerre contre l’islam, est en totale contradiction avec la lettre et l’esprit de la loi de 1905, qui organise la séparation des Églises et de l’État en même temps qu’elle garantit la liberté de conscience et de pratique religieuses. L’un sans l’autre, ce n’est pas la laïcité.
Marine Le Pen affiche son ralliement à Donald Trump. Comme lui, elle veut opposer à l’actuel capitalisme mondialiste un capitalisme nationaliste et autoritaire, xénophobe et obscurantiste, vecteur de haine, de violence et de guerre.
par Frédérique Berrod, professeure à l’Institut d’études politiques de Strasbourg et Antoine Ullestad, doctorant en droit public
Marine Le Pen est drôle. Le discours qu’elle a prononcé à Saint-Raphaël, mercredi 15 mars, est amusant. Alarmant, bien sûr. Mais très amusant. Elle crie au scandale, tout en prenant le temps d’ironiser : le monde entier est un immense complot politico-médiatique duquel elle arrive quand même à rire. En voilà une bonne nouvelle ! Le moment le plus grinçant, à l’évidence un des plus inquiétants, a été celui où elle s’est emparée à bras-le-corps du sérieux problème que semblent lui poser ceux qui se sont donné comme métier d’observer la société française et, que honte leur soit faite, de vouloir partager leurs idées avec le reste de la population française : cette monstrueuse famille d’« experts », aux mains de la finance, du « système », de la droite et de la gauche, et qui, dans sa magnifique ignorance des enjeux de la vie, se permet, du haut de ces tours d’ivoire, de dispenser des jugements sur son programme politique. Nul besoin de se prétendre consultant indépendant ou de parader de plateaux télé en émissions de radio pour être profondément choqué qu’il soit possible, en 2017, en pleine période électorale, et dans une démocratie aussi développée que la nôtre, de dénigrer et de mépriser avec les opinions qui sont émises « pour » ou « contre » un programme politique.
Nul besoin d’être un expert pour trouver particulièrement dangereux le fait de se saisir ainsi des personnes qui les formulent pour les clouer en place publique et, par un grossier sectarisme, les exclure du débat alors qu’elles ne font que poser un regard extérieur, voire critique, sur ce qui s’y passe. Marine Le Pen devrait réfléchir à l’image qu’elle envoie au peuple français. À bien l’écouter, il n’y a que pensée unique. Le fait de critiquer est en soi un mode d’intoxication des peuples et de leurre citoyen. Un peu comme ce best-seller américain qui fait des professeurs d’université de dangereux manipulateurs qui pervertissent l’esprit de leurs étudiants.
Ce qu’elle ne se cache plus de leur dire, à ces chercheurs, en pointant du doigt l’obsolescence programmée de leur fonction, est que la pensée n’a plus sa place dans son nouveau système ; que le débat n’est plus l’apanage de l’éducation ou de l’explication ; que la tribune publique est la sienne et seulement la sienne.
Pire encore, en remettant sans cesse en cause l’engagement partisan des intellectuels français, dont elle doute de l’indépendance, elle s’offusque qu’il soit possible de ne pas être d’accord avec elle, s’insurge que des doutes puissent être émis sur la pertinence de son programme : elle dénonce le fait qu’il soit permis de manifester des opinions contraires, bref, de ne pas être d’accord. Drôle de discours pour une candidate à l’élection présidentielle qui trouve que le « système » a confisqué la démocratie.
Réjouissons-nous : Marine Le Pen n’est pas encore au second tour de l’élection présidentielle. Espérons, pour la survie du débat d’idées, qu’elle ne s’y retrouve jamais. À tout le moins, contentons-nous pour le moment, à défaut d’un discours qui tolère la contradiction, de ses quelques traits d’humour.
par Jean Jacob, maître de conférences en sciences politiques à l’université de Perpignan.
Marine Le Pen n’a pas de chance. Malgré son républicanisme échevelé, certains chercheurs et journalistes continuent avec obstination à lui chercher noise, en traquant d’infâmes sous-entendus dans ses discours policés. Pourtant, il n’est pas besoin de se donner autant de peine pour trouver le fond de sa pensée. Il suffit, pour ce faire, de revenir paisiblement sur un événement important qui a secoué le Front national en 2015 : l’entretien intempestif livré par son père Jean-Marie Le Pen à l’hebdomadaire Rivarol (n° 3183, daté du 9 avril 2015). Or le Figaro avait eu l’ingénieuse idée de recueillir dans la foulée et à chaud la réaction de sa fille. Pas moins de 13 questions lui avaient alors été posées. Mais Marine Le Pen, désespérée de voir ses efforts de blanchiment idéologique réduits à néant, avait alors complètement oublié de condamner le fond idéologique d’extrême droite amplement développé par son père. Le vieux héraut de l’extrême droite française ne faisait pourtant pas dans la dentelle. En pages 4 et 5 de Rivarol, Jean-Marie Le Pen rappelait que « la politique, comme la vie, c’est un combat ». « La vie est un combat, à moins d’accepter d’être un voyeur de l’histoire qui regarde passer les événements sur des voies tracées par d’autres comme les vaches regardent passer les trains. » « Le rôle du Front national, c’est d’aller aux élections, mais ce n’est pas nous qui régentons la philosophie, l’histoire. Chacun doit sur son terrain se battre avec un objectif qui est élémentaire : vivre, et si l’on est menacé, survivre. Or nous sommes menacés. Et il n’y a rien de plus grave pour un organisme, un homme, un État, que d’être menacé sans s’en rendre compte. »
D’ailleurs, Jean-Marie Le Pen s’inquiétait aussi, en 2015, du sort de « l’Europe boréale » et du « monde blanc ». Mais, dans l’entretien accordé au Figaro du 9 avril 2015, Marine Le Pen ne s’est à aucun moment émue, voire dissociée explicitement de cette vision guerrière du monde. Si Marine Le Pen a entamé une rupture avec son père, c’est surtout parce que celui-ci, par ses déclarations, a porté atteinte au « seul outil d’espérance » des Français, à savoir son parti. Bref, le père a terni le fonds de commerce de la fille, ravalé à grands frais de couleurs gauchisantes. C’est pourquoi Marine Le Pen entend surtout sauvegarder – dans l’ordre – « les intérêts du parti, sa ligne politique et ses statuts ». Courant désespérément après les classes populaires frappées par la crise, elle s’est pourtant amplement émue des propos lapidaires de son père sur les élus supposément français d’origine étrangère – Jean-Marie Le Pen y avait même inclus le premier ministre, Manuel Valls –, sur le régime de Vichy, sur l’influence néfaste du marxiste Chevènement… Mais, de philosophie, il n’est nulle trace dans l’entretien. De surcroît, quand Marine Le Pen précise à propos de son père que « rien ne lui ressemble dans tout ce qu’il fait », elle opère un résumé mensonger de l’histoire du FN.
D’abord, Jean-Marie Le Pen est passé, ces dernières années, maître en provocations gratuites, insinuations douteuses, etc. Mais, plus encore, Jean-Marie Le Pen a développé de longue date et ouvertement sa vision guerrière du monde. Il ne s’agit pas d’un détail de l’histoire du Front national. En 1984, dans son ouvrage les Français d’abord (éditions Carrère-Lafon), il écrivait ainsi que « tous les êtres vivants se voient assignés par la nature des aires vitales conformes à leurs dispositions ou à leurs affinités. Il en est de même des hommes et des peuples. Tous sont soumis à la dure loi pour la vie et l’espace. Les meilleurs, c’est-à-dire les plus aptes, survivent et prospèrent autant qu’ils le demeurent » (p. 75). Du reste, le propos n’était pas très original. « La nature ne connaît pas de frontières politiques. Elle place les êtres vivants les uns à côté des autres sur le globe terrestre et contemple le libre jeu des forces. Le plus fort en courage et en activité, enfant de prédilection de la nature, obtiendra le noble droit de vivre », estimait déjà Adolf Hitler en 1933 dans Mon combat (Nouvelles Éditions latines, 1934).
De telles affirmations sont évidemment tout simplement monstrueuses en ce qu’elles légitiment l’élimination des plus faibles. Aujourd’hui, paradoxalement, ce sont d’ailleurs eux qui se laissent le plus facilement berner par le Front national en le soutenant avec ferveur. En tout état de cause, il y avait donc, dans l’entretien-fleuve de Jean-Marie Le Pen, sans doute bien plus que la destruction d’un outil partisan à regretter.
Dossier réalisé et publié par le quotidien L’Humanité
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