« La Ve République est devenue un Ancien Régime »

dimanche 21 mai 2017.
 

Historien de la Révolution française, auteur notamment de «  la République des girouettes  », Pierre Serna est un fin analyste de la République, passée ou actuelle, et des processus révolutionnaires. Pour l’«  HD  », il revient sur le concept de VIe République, qu’il inscrit dans un cadre plus large. Et dresse un parallèle saisissant avec la France de 1789…

HD. Qu’entend-on en France quand on parle de République ? Et pourquoi parle-t-on aujourd’hui de la nécessité d’une VIe République ?

Pierre Serna. En tant qu’historien, je vais dire que la République survient car l’Ancien Régime échoue. Or, aujourd’hui, on peut considérer que la Ve République est devenue un Ancien Régime. Un des signes de cet échec est que ce système ne fait plus une communauté, un vivre-ensemble, mais qu’il divise : il crée des privilèges, des castes, des groupes, des modes de reproduction sociale qui empêchent l’accession d’autres personnes. Le deuxième constat que je fais, c’est le malentendu que démontre la situation de l’extrême droite aujourd’hui : seule, la République ne suffit pas. Il existe un problème d’éducation politique : une République n’est pas la démocratie, et inversement. Une République peut être aristocratique et autoritaire, nous n’en sommes d’ailleurs pas très éloignés. Et une démocratie peut être populiste. L’invention extraordinaire de la Révolution française, c’est la démocratie représentative, plus particulièrement par Antonelle, qui fut le premier maire d’Arles, ville marquée par les luttes pour la liberté s’il en est ! C’est pourtant un oxymore : il s’agit de déléguer une part de souveraineté pour un temps donné et avec le contrôle du peuple. La République démocratique implique deux choses : une égalité politique, donc un projet d’éducation, mais aussi la liberté. Ce mot a été capturé par les libéraux, mais il s’agit de l’émancipation de chacun : c’est une valeur fondamentale. Prenons l’exemple de la majorité politique à 16 ans, un des objectifs que je défends particulièrement : quand j’entends le discours sur les jeunes aujourd’hui, c’est le même que celui qu’on entendait sur les femmes pour qu’elles n’aient pas le droit de vote, elles ne sont pas assez mûres, elles voteront comme leur mari, ou bien contre sans réfléchir…

HD. Quels sont les dangers qui guettent ce principe de République démocratique ?

P. S. C’est d’abord le césarisme (type de régime, imposé notamment par Jules César, où le pouvoir est concentré entre les mains d’un homme fort appuyé par le peuple – NDLR). En France, c’est sans exception aucune, les faits sont têtus mais incontestables, ainsi que les Républiques se terminent : Napoléon, Louis-Napoléon, Pétain… La Ve République est elle-même césariste : elle est née d’un coup de force militaire de De Gaulle, s’appuyant sur les généraux menant la guerre en Algérie.

HD. Reste cette problématique particulière : la mainmise du pouvoir économique sur le politique…

P. S. Aujourd’hui, on construit des systèmes de pure idéologie, dans un rapport au réel vicié. On entend le discours : «  On est pris dans une logique de marché, donc il faut faire comme ça, comme l’Allemagne, etc.  » C’est une logique d’acceptation de l’a priori libéral, d’une part dans le domaine macroéconomique. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, une économie mondialisée s’est construite sur l’esclavage. Les propriétaires, les «  honnêtes gens  », disaient : «  C’est pas bien, mais on peut pas faire autrement.  » Mais, grâce aux luttes et aux nouvelles institutions, l’esclavage a été aboli en 1794, car l’impératif des droits et des principes s’est imposé, et surtout les esclaves ont pris les armes et ne les ont plus déposées. Or qui sont les nouveaux esclaves aujourd’hui ? D’autre part, toutes les mesures prises ces dernières années pour contourner la fiscalité, notamment celle sur la succession, vont dans le sens d’un renforcement de la richesse privée dans l’espace microéconomique. Dans les deux cas, les institutions ont renoncé à toute justice et redistribution.

HD. Nos institutions reflètent le rapport de forces de notre époque. Il semble que le problème soit plus large que le terme de «  VIe République  » ?

P. S. En effet. Je crois moins à l’échelon français. Beaucoup sont attachés à la nation, au patriotisme, je le comprends mais pour moi ça n’a plus de sens. L’objectif souhaitable est une République démocratique des peuples européens, dont le noyau serait constitué des pays de l’Europe du Sud.

HD. Mais comment articuler cela avec d’autres échelons locaux ?

P. S. La Révolution a inventé deux choses exceptionnelles : l’égalité des départements, et cette formidable invention : les 36 000 communes. Il s’agit là de la politisation au niveau de la paroisse. Et, nous, que ferons-nous 225 ans après ?

HD. C’est sans doute pour cela que certains veulent en réduire le rôle et le nombre ?

P. S. Oui, car la commune multiplie les possibilités d’intervention du citoyen. Il est frappant de constater que les régions actuelles semblent fonctionner de plus en plus comme des provinces d’Ancien Régime. Il faut inventer une ou plusieurs instances qui donnent un pouvoir réel de décision sur le fonctionnement et l’argent de la communauté. Cela implique sans doute de nouvelles mesures : je pense au tirage au sort pour une partie des élus ou au contrôle direct de ceux-ci. Dans la Constitution de 1793, on trouve une chose très intéressante : la révocabilité des lois. Un certain pourcentage du corps électoral peut faire réviser une loi.

HD. Pour en revenir à la Ve, quelle analyse faites-vous de la prééminence du pouvoir exécutif sur le législatif, comme en témoigne l’utilisation du 49-3 ?

P. S. Oui, c’est évident, il faut revenir à un système plus parlementaire, que le premier ministre incarne une majorité qui ne soit pas à sa botte. Mais, aujourd’hui comme en 1789, la question est celle de l’impôt et de la faim ! Ce qui est en cause, c’est la mauvaise répartition des richesses qui déchire le tissu social. Sur ce point, nous fonctionnons comme l’Ancien Régime. Et notre époque comporte une question nouvelle : l’urgence écologique, qui rejoint étrangement la question de la nourriture. Elle est entièrement liée à l’urgence sociale et démocratique, puisqu’elle pose des problèmes concrets : les transports en commun, les réseaux de distribution, les circuits courts, etc. Cela implique d’avoir des possibilités réelles d’agir. Et pose la question de «  réforme ou révolution  ». Va-t-on passer tranquillement à la VIe République ? Pour le moment, ce n’est pas ce qu’on voit. On peut même dire que 90 % des Français n’en veulent pas, ou ne s’en soucient pas. Donc la question est : «  Qu’est-ce qu’un changement radical ?  » Je comprends bien que l’on n’a pas envie de réfléchir à cet impensé forcément violent. La réponse sera apportée par le réel : des catastrophes écologiques en série, sur l’eau, l’air, la nourriture, qui nous amèneront à un changement radical, ce n’est pas de la fiction, c’est de l’histoire bien utilisée : tous nos vieux schémas vont s’effondrer. Comme en 1789, où le réveil des volcans islandais avait déréglé totalement le climat, et perturbé toutes les récoltes, lorsque personne ne pensait à la République. À ce titre, l’analyse du règne de Louis XVI est très intéressante. Nombre de ses proches conseillers sont conscients des problèmes de l’époque : la crise économique, le prix du grain, la dette due aux opérations militaires extérieures, les scandales… J’ai l’impression de parler de ce quinquennat qui se termine ! Or le règne de Louis XVI est marqué par des réformes libérales qui échouent toutes : ils avaient conscience du problème, mais la priorité a été donnée aux intérêts particuliers.

Entretien réalisé par Benjamin König, Humanité Dimanche


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