Antonin Artaud (1896-1948) : le poète insurgé

vendredi 5 mai 2017.
 

La Bibliothèque nationale de France consacre une exposition à Antonin Artaud, avec de nombreux manuscrits originaux, lettres, sorts et grigris, dessins, extraits de film, émissions de radio, preuves de l’intense activité du poète.

Symptômes de méningite dès 5 ans, de syphilis héréditaire et de neurasthénie dès ses 19 ans, Artaud connaît la maladie tôt. Alors que les jeunes gens de sa génération affrontent la guerre de 1914-1918, le poète va de maison de santé en maison de santé, et il s’accoutume à l’usage de drogues diverses et dures dont il dépendra toute sa vie.

De la correspondance entre Artaud et Jacques Rivière, suite au refus du second d’éditer le poète, naît une formidable aventure de l’écriture. À travers ce qu’Artaud désigne comme son impuissance à écrire en raison de la fragmentation de son être, les lettres ouvrent à la réappropriation de soi - le grand combat du poète - et révèlent la genèse et le processus d’une des écritures les plus fertiles du xxe siècle (poésie, théâtre, dessin, création sonore, critique d’art...) : « Je souffre d’une effroyable maladie de l’esprit. Ma pensée m’abandonne à tous les degrés. Depuis le fait simple de la pensée jusqu’au fait extérieur de sa matérialisation dans les mots. Mots, formes de phrases, directions intérieures de la pensée, réactions simples de l’esprit, je suis à la poursuite constante de mon être intellectuel. Lors donc que je peux saisir une forme, si imparfaite soit-elle, je la fixe, dans la crainte de perdre toute la pensée. » (L’Ombilic des Limbes, Gallimard, 6 euros). Artaud se plaint de n’avoir rien à dire avec la rage d’une expression lucide disant son beau « pèse-nerfs ».

Le pèse-nerfs

Physique, sa création par le geste et l’insurrection franchit les limites du corps et de l’esprit, témoignant dans son œuvre de la violence sociale, médicale et politique par un cri, une langue d’extrême puissance, à la limite du soutenable.

Qui a entendu la voix d’Antonin Artaud ne l’oublie pas. Ses incarnations au cinéma de Marat (Napoléon, d’Abel Gance, version sonorisée), de Savonarole (Lucrèce Borgia, de Gance), sa création à la radio de Pour en finir avec le jugement de Dieu (censurée durant 25 ans) sont les preuves d’une incroyable présence due à l’immense travail de composition de l’acteur. Artaud joue d’un formidable spectre sonore, allant du grave à l’aigu, de l’ironie à l’invective, du sarcasme au souffle de l’anathème. Chants saccadés, cris et modulations étonnantes des voix, Artaud s’est exercé à répéter, marteler, ânonner, scander, détacher, souffler pour une scansion unique qui traduit la douleur intérieure dans un langage faisant fi de l’ordre de la langue et de la grammaire. Sa langue vient du ventre, passe par la gorge et le geste et contamine la surface de toute sa création poétique, graphique et théâtrale. Un son fait naître un autre son, se prolonge par le geste, puis le trait crée un espace où tout s’engendre simultanément sans pouvoir être séparé.

Après avoir été acteur, décorateur, costumier chez Charles Dullin, Artaud fonde, avec Vitrac, le théâtre Alfred Jarry, en 1926, et il monte quatre spectacles. Sa création des Cenci fait date dans l’histoire du théâtre. Plus tard, la pensée théâtrale d’Artaud se cristallise autour d’une science des énergies qui rejette le texte et toute psychologie au profit d’une théâtralité physique créée par le corps, la lumière, l’espace scénique, les objets, les sons (Le Théâtre et son double). Artaud s’inspire du théâtre balinais, où « tout est calculé avec une adorable et mathématique minutie », où les danseurs deviennent de véritables « hiéroglyphes vivants », où les grandes peurs ancestrales et les sentiments d’ordre cosmogonique se jouent, rythmés par les clochettes de cuivre, xylophones, cymbales et gongs.

Affirmant que « nous ne sommes pas libres. Et le ciel peut encore nous tomber sur la tête. Et le théâtre est fait pour nous apprendre d’abord cela », la pensée théâtrale d’Artaud annonce le théâtre de l’absurde (Beckett, Ionesco, Adamov), du rituel et de la cérémonie (Ghelderode, Genet) et son impact est considérable sur Grotowski, le Living Theater, Peter Brook.

Fin de l’ère chrétienne

Artaud rejoint les surréalistes et dirige, en 1925, le Bureau de recherches surréalistes. Il sera responsable du véhément Fin de l’ère chrétienne, n°3 de La Révolution surréaliste. « C’est Artaud qui nous avait entraînés sur la voie d’une révolte d’un nouveau genre », raconte Naville dans Le Temps du surréel. Artaud ne croit qu’à « la révolution de l’esprit » et rompt avec les surréalistes lors de leur adhésion au Parti communiste. Les surréalistes le soutiendront pourtant en dénonçant La Coquille et le Clergyman, film de G. Dulac qui trahit le scénario du poète.

Si le surréalisme expérimente l’automatisme et veut, comme dans Les Champs magnétiques (Breton - Soupault), laisser libre cours à l’imaginaire afin de libérer le langage, hors toute règle et contrôle de la raison, alors l’œuvre d’Artaud (Cahiers de Rodez et derniers cahiers) est l’une de ses manifestations éclatantes.

Artaud a connu d’intenses phases de transe mystique puis un violent rejet de toute religiosité. Interné d’office, peu avant la guerre, quand ses amis doivent s’exiler (Masson, Breton) ou résister (Paulhan), il reste neuf ans dans les asiles, où les malades ont faim (plus de 40 000 morts de faim) et où l’usage de l’électrochoc se généralise. Entre juin 1943 et janvier 1945, Artaud subit 58 électrochocs à l’asile de Rodez, entraînant fracture vertébrale, amnésie, aphasie... Dubuffet, Henri Thomas, Adamov lui rendent visite, découvrant un Artaud édenté, dans un état physique effroyable.

Ils organisent une vente aux enchères d’œuvres originales (Duchamp, Paulhan, Joyce, Picasso, Breton, Gide, entre autres, y participent), dont les fonds servent à sortir Artaud de l’asile. Le poète entame alors une période de création intense malgré une souffrance amplifiée par un cancer de l’anus en phase finale. Artaud a vu en Van Gogh, le suicidé de la société, et reconnu là sa propre souffrance et, par-delà, celle de l’humanité entière. Antonin Artaud ne voulait pas naître, n’était pas certain de mourir et aura passé de nombreuses années à récuser son nom et son état civil ordinaire. Pour cela, on l’a enfermé. Il s’est insurgé avec son arme, la poésie.

par LAUFER Laura


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message