Pour André Tosel décédé le 14 mars 2017

jeudi 30 mars 2017.
 

- A) André Tosel, penseur de l’émancipation humaine et sociale (Ensemble !)

- B) Hommage à André Tosel (Par Yvon Quiniou, philosophe)

- C) De Spinoza à Gramsci : entretien avec André Tosel

A) André Tosel, penseur de l’émancipation humaine et sociale (par Ensemble !)

Une voix s’est éteinte, fraternelle et rigoureuse, que nous nous n’oublierons pas : André Tosel, philosophe marxiste, sous réserve d’une mise en discussion de ces deux termes, comme il l’a fait lui-même, nous a quittés.

Ces lignes n’ont pas pour objet de retracer sa carrière universitaire ni son parcours militant, mais simplement de dire combien nous a marqués l’activité de pensée d’un philosophe militant, d’un militant philosophe, pour qui l’œuvre de Marx et d’Engels a été un point d’appui pour la réflexion personnelle, une ouverture vers d’autres univers de pensée, un ancrage dans la fidélité à la révolution émancipatrice.

Outré par le sectarisme et l’opportunisme mêlés de la direction du PCF en ce temps-là, André Tosel quitta le PCF et participa à la campagne Juquin à l’élection présidentielle de 1988. Sombres furent les années 80 et la première moitié des années 90, années de défaites sociales et de débâcle théorique. Mais André Tosel, résistant à l’air du temps et retourné au PCF en 2012 au moment de l’émergence du Front de Gauche, approfondit sa réflexion sur deux points : la crise du marxisme, et les ravages de la mondialisation ultralibérale.

S’appuyant notamment sur Gramsci, dont il était un des meilleurs connaisseurs, mais aussi -mais oui- sur Lénine, auquel il accordait une importance « épocale », André tira un bilan sans complaisance du « marxisme » traditionnel, qu’il interrogea à la triple lumière des échecs des pays qui s’en réclamaient, des questions nouvelles telles que l’écologie, et des exigences de la démocratie en acte, qu’il nommait « démocratie-processus » par opposition à la « démocratie-régime ».

Tout en considérant que la pensée de Marx était un trésor à faire fructifier, il n’hésita pas à en enrichir ou préciser certains concepts : les ravages du productivisme capitaliste le conduisirent à ne plus parler simplement de forces productives mais de « forces productives-destructrices » ; le communisme, terme et concept auxquels il ne renonça jamais, il le qualifia de « communisme de la finitude », c’est-à-dire débarrassé de tout fantasme de maîtrise, de toute-puissance, de transparence ; d’où l’importance cruciale accordée à la démocratie-processus et le lien établi avec l’émancipation qui devait être repensée et « délivrée elle-aussi de tout fantasme de maîtrise inconditionnelle ».

Pour lui, cette « démocatie-processus » est à la fois objectif et moyen de l’émancipation sociale, et la démocratie qu’il qualifiait de « difficile » , est donc historiquement possible, par opposition aux ultra- libéraux pour qui la démocratie est « impossible » et de fait remplacée par le marché. C’est ce qui le conduisait à s’intéresser à l’autogestion, à la fois comme pratique et comme perspective.

Deux autres questions seront aussi l’objet de sa réflexion et de son travail : la laïcité et l’émancipation.

La fidélité d’André Tosel à Marx lui permit d’étudier la mondialisation ultra-libérale sans perdre le fil de la lutte de classes, portée à l’échelle d’un capitalisme devenu monde et subvertissant les subjectivités et leur imaginaire. Mais il n’avait pas d’hostilité au processus de mondialisation en lui-même et ne prônait nullement un quelconque retour à la nation. Il avait bien mesuré et analysé le danger d’une situation où les conflits sociaux sont absorbés et dénaturés par les conflits identitaires ; d’où l’importance grandissante accordée à la laïcité, qui loin de sa caricature laïciste , n’est et ne doit pas devenir une machine de guerre contre les croyant-e-s, ce qui diviserait les dominé-e-s, mais au contraire la condition pour que soit respectée la liberté individuelle de croire ou de ne pas croire, et que soit possible leur action commune contre les structures d’oppression, purement terrestres et historiques, et pour la transformation de la société. En 2016, en plusieurs occasions, devant des publics aussi divers que celui de la journée de la laïcité au Lycée Calmette à Nice ou d’un débat sur les enjeux de la laïcité organisé par le Collectif 06 contre l’imposture politique et les idées d’extrême-droite, André Tosel avait exprimé cette exigence d’une laïcité citoyenne et fraternelle, avec les remarquables qualités pédagogiques qui étaient les siennes et qui le rendaient compréhensible par toutes et tous.

Dans la continuité de cette réflexion sur la laïcité, André Tosel avait intégré récemment l’apport de travaux issus des sciences sociales en provenance de l’Amérique indo-afro-latine, portant sur la notion pour lui très féconde de colonialité. Colonialité signifie ici, pour reprendre ses propres termes à l’occasion d’un dialogue passionnant avec Jean Baubérot à Nice en 2016, « rémanence, sous forme complexe d’une structure psycho-imaginaire et de logique propre, qui informe les rapports sociaux et la manière dont ces populations (issues de l’immigration post-coloniale) sont traitées et qu’elles ne supportent plus » . Parfaitement lucide sur le détournement, depuis plusieurs années en France, de la laïcité à des fins islamophobes, André Tosel considérait impossible la prise en compte des problèmes de société à l’échelle mondiale et de la situation des « populations immigrées » sans prendre en compte le fait que la colonialité existe toujours, à la fois distincte et héritière du colonialisme.

Les catégories d’hégémonie et de subordination, reprises de Gramsci, courent comme un fil rouge dans la réflexion d’André Tosel, notamment à propos du « tiers symbolique » qui fait Loi et donne Loi dans chaque société, telle que la Nature, Dieu, le Prolétariat, la crise du sens qui secoue notre modernité prenant sa source dans un capitalisme qui ne peut fonder aucun sens autre qu’une consommation sans frein, aucun sens permettant de vivre humainement un monde où se multiplient les exclu-e-s ; l’enjeu est aujourd’hui de définir démocratiquement et collectivement un Tiers symbolique ouvert à tous et toutes.

Cet aperçu schématique d’un œuvre complexe et féconde ne peut faire oublier qu’André Tosel a aussi répondu à de multiples sollicitations, articles de journaux, exposés dans des journées d’études, interventions conjoncturelles. Nous n’oublierons pas les lignes lucides et angoissées qu’il a consacrées au monstrueux attentat de la Promenade des Anglais du 14 juillet 2016, à Nice, où il nous invite à ne pas nous laisser submerger par l’horreur et à réfléchir à la nécessité -à ses yeux impérieuse -de débattre et de mobiliser bien au-delà des cercles militants contre les effets très négatifs et très dangereux de cet attentat.

Alors que certains théorisent hâtivement sur la disparition des intellectuels critiques, André Tosel nous laisse l’exemple d’une fidélité sans faille et d’une ouverture d’esprit à la hauteur de celle des philosophes, marxistes ou non, dont il se revendiquait. Aujourd’hui, où l’anticapitalisme reprend des couleurs dans l’opposition à la politique du patronat mise en œuvre par un gouvernement qui se prétend de gauche , il redevient possible d’employer des termes comme révolution, communisme, lutte de classes. L’émancipation est à nouveau un mot d’ordre et une perspective ; entre le mouvement ouvrier d’hier et le renouveau de l’activité critique d’aujourd’hui, André Tosel, dont nous n’oublierons pas les remarquables qualités humaines, a été, magistralement, un passeur.

Bruno Della Sudda et Romain Testoris

B) Hommage à André Tosel (Par Yvon Quiniou, philosophe)

Je voudrais ici rendre hommage à A. Tosel, après la terrible nouvelle de sa mort précoce que je viens d’apprendre. Il aura été pour moi un double modèle.

En politique, avec ou malgré tous ses titres universitaires, il aura été constamment du côté des exploités, alors que bien des intellectuels dits « radicaux » auront abandonné assez vite la lutte pour l’émancipation communiste.

Et il aura été aussi un grand historien de la philosophie. Pas seulement de la philosophie marxiste avec, au départ, son « Praxis » et sa volonté de nous débarrasser du « diamat » stalinien et son immense intérêt pour Gramsci. Mais aussi un historien marxiste de la philosophie tout court et, en particulier un grand spécialiste de Spinoza avec son « Spinoza ou le crépuscule de la servitude » ou son petit (par la taille) livre sur « Kant révolutionnaire ».

C’était par ailleurs un homme d’une grande sensibilité et d’une grande générosité, et ouvert au débat. Nous n’étions pas d’accord en tout : se méfiant de l’idéalisme théorique, il défendait l’idée d’éthique alors que je soutiens celle de morale en politique, et il était plus favorable aux religions que moi. Mais nos débats, au téléphone, dans les colloques auxquels il m’invitait pour y intervenir ou par écrit, restaient toujours civils. Et si le ton était parfois polémique, car c’était un tempérament passionné, il s’en excusait aussitôt après.

Enfin, il aura, par sa compétence et son immense culture, contribué à introduire Marx à l’Université, à faire reconnaître son importance contre ceux qui la dénient, et à favoriser son rayonnement. Que d’autres suivent son exemple !

C) De Spinoza à Gramsci : entretien avec André Tosel

Des auteurs de la tradition marxiste, Gramsci est sans doute le plus mobilisé sans intelligence de ses concepts : réduite à une pensée de « l’hégémonie culturelle », la critique tranchante du communiste sarde est généralement évincée. André Tosel, grand lecteur de Gramsci, a toujours cherché à souligner combien la « philosophie de la praxis » et les Cahiers de prison portent une refondation philosophique et politique du communisme. Dans cet entretien avec Gianfranco Rebucini, Tosel revient sur sa trajectoire intellectuelle, qui l’a mené à interroger le texte gramscien au prisme des impasses du communisme historique. De sa foi catholique au spinozisme, de la rencontre avec Althusser jusqu’au dépassement gramscien de l’althussérisme, Tosel raconte son passionnant cheminement du Dieu caché de l’espérance jusqu’à l’immanence radicale de l’histoire. Cette lecture de la politique comme nouvelle intellectualité des subalternes est à retrouver dans son Étudier Gramsci, Paris, Kimé, 2016.

Vous êtes aujourd’hui un des philosophes marxistes français les plus productifs et engagés. Mais vous n’avez pas toujours été marxiste et votre engagement politique et intellectuel s’est, au début, placé sous le signe du christianisme de gauche. Pouvez-vous revenir sur votre parcours et notamment sur l’importance de la religion pour votre engagement ?

La religion – le catholicisme de gauche plus précisément – a été pour moi un langage et une pratique constitutifs de sens et d’orientation, avant la philosophie dont je redoutais l’abstraction et l’éloignement de la dimension existentielle. Elle me paraissait souvent abandonner le réel au domaine des spéculations intéressantes mais séparées. Il est vrai que du fond de ma province inculte, je n’ai pas eu accès en ces années de formation (1951-1961) au meilleur de la philosophie de l’époque – Nice, avec sa direction politique localiste et affairiste, avec son tout tourisme, avec son indifférence à la culture, avec son irréductible vocation historique de droite et d’extrême-droite, ne brillait ni par le souci de l’esprit ni par l’accueil des humains les plus pauvres ; et sa lumière en la matière est toujours un lumignon.

Pourtant la philosophie rencontrée par la médiation de mon professeur de classes supérieures, Henri Passeron, logicien compétent, défenseur précoce en France de la philosophie analytique, cultivé et excellent pédagogue, fut le rationalisme rigoureux et instruit d’un penseur aujourd’hui oublié, Léon Brunschwicg. Ce philosophe développait une conception laïque authentique de l’esprit – dont son étude alors classique Spinoza et ses contemporains témoigne –, mais il me paraissait manquer du sens du drame historique et sa représentation des sciences – riche de grandes connaissances – avait une caractéristique autoréférentielle et téléologique qui amputait les pratiques scientifiques de leur enjeu humain et de leur inscription sociale. Avec Diderot et Rousseau, avec Kant, je découvris plus tard que le lien critique de la philosophie aux sciences est inséparable d’une culture de la cité et de l’émancipation active. Cet enseignement niçois faisait peu écho aux grands débats qui alors en ces années 1960 marquaient la pensée française : existentialisme de Sartre, phénoménologie de Merleau-Ponty, interrogations imposées moins par le « marxisme » du Parti communiste français que par la proposition communiste seule force d’opposition crédible alors à Nice et en France, émergence des sciences sociales avec le structuralisme de Lévi Strauss et la psychanalyse version Lacan. Cet enseignement se résumait à l’apprentissage des trois philosophes de l’institution académique, Platon, Descartes et Kant. Aristote, Leibniz, Hegel, n’étaient pour moi que des noms. Henri Passeron tenait avec courage une position politique progressiste, anticléricale et humaniste, qui l’amenait à être détesté et calomnié par l’intelligentsia conservatrice et haineuse locale. L’aumônier du lycée disait froidement qu’il était un esprit diabolique… Revenu des camps de prisonniers, défenseur du programme du Conseil national de la Résistance, antistalinien, militant républicain anticolonial, il eut sur le plan éthique et politique une incontestable fonction d’éveil. Ses références étaient plutôt la théorie de la justice de Proudhon que Marx et elles me posaient confusément la question de la cohérence de son rationalisme analytique.

Malgré ce rationalisme honorable, la religion conservait à mes yeux, une fonction d’interprétation irréductible. Cet attrait n’était pas dû à ma famille. Ma famille directe était catholique de convenance ; mon père était un homme généreux, anticlérical et, employé travailleur, il rêvait d’un monde « naturel », patriarcal et réconcilié. J’appris peu à peu qu’il avait été militant vichyste et milicien. Cette révélation commença par me stupéfier et me faire honte au fur et à mesure que je formais des convictions « progressistes » acquises autour de mes 17 ans. Mais vite j’eus à comprendre que les choix politiques ont une part de contingence qui en font des bifurcations dont la nécessité est rétrospective, qu’il faut les expliquer et plutôt que de démoniser à partir d’une bonne conscience « droit de l’hommiste » ceux qui se trompent et peuvent devenir criminels. Il importe à la fois de combattre les idées et les pratiques et de transformer les choix, en tenant compte de ce qui s’exprime là d’exigences sociales non satisfaites, d’humiliations non guéries, d’illusions non dissipées. Ma mère, fille d’immigrés italiens, était peu instruite, dévouée au foyer, et elle compensait ses amertumes existentielles par une extraordinaire sensibilité artistique, notamment musicale, mais n‘avait aucun sens religieux. Seule ma grand-mère, immigrée à Nice dès l’âge de 17 ans depuis son Piemont natal, veuve de guerre, courageuse et pauvre, manifestait un sens religieux, une foi aussi sincère que superstitieuse, faite de confiance dans les prêtres et les rites, d’espérance – actée dans une participation à une communauté future – en une autre vie qui compenserait les souffrances impitoyables de cette vie-ci. Elle vérifiait la célèbre analyse de Marx, plus profonde qu’il n’y paraît : « La détresse religieuse est, pour une part, l’expression de la détresse réelle, pour une autre, la protestation contre la détresse réelle. La religion est le soupir de la créature opprimée, la chaleur d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu. Elle est l’opium du peuple ».

Ce furent deux aumôniers du lycée rencontrés en la classe de quatrième lors des cours d’instruction religieuse auxquels ma famille m’avait par conformisme inscrits qui me convainquirent de devenir membre de la Jeunesse étudiante chrétienne. Jeunes encore, ils étaient catholiques de gauche, militants anticolonialistes, et c’était le temps de la guerre d’Algérie. Ils étaient attachés aux conquêtes sociales du CNR et défendaient la laïcité. Malgré leur anticléricalisme, ils demeuraient des hommes de l’institution, attachés à la communauté impolitique des croyants. Ils supportèrent ainsi une hiérarchie qui ne leur fit aucun cadeau et se méfia toujours d’eux. Tous deux mirent beaucoup d’espérances dans l’aggiornamento du Concile de Vatican II et furent déçus. L’un d’entre eux, particulièrement remarquable, était philosophe et aurait pu être évêque. Il resta à la base et se dépensa en de nombreuses associations, tout en poursuivant une activité philosophique et théologique. Par eux qui furent des éducateurs supplantant la famille, j’appris l’action collective responsable et je vécus l’espoir d’un monde commun meilleur. Pour moi, le débat cryptique qui traversait alors la Jeunesse étudiante chrétienne –mouvement intégré à l’Action catholique –, entre évangélisation par conversion et/ou éducation par l’action exemplaire, fut vite tranché en pratique dans le sens de l’éducation. Ce sont les capacités de l’ethos chrétien, concentrées dans la figure du Christ, à rendre plus humain l’inhumanité proprement humaine, qui devaient plaider la cause du christianisme dans la participation à cette tâche commune, plus que la référence à une institution supposée détenir la Vérité devant laquelle il fallait ployer le genou. Cependant l’institution demeurait historiquement indispensable en ce qu’elle avait consigné, transmis ce message et montré malgré ses errances et la prégnance du fantasme théologico-politique qu’il ne pouvait pas demeurer enfermé dans le for intérieur d’une conscience privée. L’institution avait consigné, livré, tout à la fois traduit et trahit le message qui dans le respect de l’État laïque faisait apparaître au creux des institutions politiques la référence à une communauté tierce, hésitant entre une métapolitique légitimant l’ordre politique et une impolitique faisant ressortir en son existence de communauté le manque de toute société à elle-même.

La religion fut rencontrée comme une méta-interprétation du monde qui faisait sortir de l’idiotisme du milieu initial, comme une méta-éthique permettant de supporter le vide de la domination, les vanités de l’accumulation capitaliste, une méta-politique dépassant le nihilisme schizophrénique des activités de « divertissement » qui détournent de ce qui vaut en soi et par soi. Ce progressisme chrétien nourri d’un zeste d‘Emmanuel Mounier se liait paradoxalement sur le plan théorique à une conception tragique de l’existence dont les références étaient en philosophie Kierkegaard et surtout Pascal. J’ai toujours regretté ne pas avoir ni su ni pu élaborer une comparaison suivie entre Pascal et celui qui fut vite une référence permanente, Spinoza. Mes écrivains de prédilection étaient alors Lautréamont, Rimbaud, Balzac, Dostoïevski, Bernanos – auquel j’ai consacré le premier exposé public de ma vie dans un cercle culturel niçois-. Pascal me donna un cadre d’interprétation théologique et philosophique qui s’effondra avec la conception de mon premier travail sérieux, consacré à la critique de la religion chez Spinoza (mémoire sous la direction d’Henri Gouhier, 1963). Le christianisme augustinien de Pascal rendait à la fois compte de ce qui me semblait une contradiction ontologique et anthropologique radicale, celle qui oppose, d’une part, la misère humaine de la violence, les figures du mal causé ou subi, l’absurdité de l’existence en laquelle nous sommes jetés avec angoisse de manière incompréhensible, et, d’autre part, les puissances créatrices du génie humain et de sa plasticité. La doctrine des « ordres de grandeur », la thématique de la misère humaine sans Dieu et de la grandeur humaine avec Dieu, la fonction axiale du Christ fonctionnaient comme des opérateurs d’une foi possible, historique et méta-historique. Un moment je crus que le projet pascalien d’une apologétique du salut par le christianisme avait une actualité et qu’il me fallait le reprendre

La lecture de Spinoza commença à déconstruire ce projet alors que je continuais à militer à la JEC et que j’y occupais des fonctions modestes de responsabilité. Les doutes sur la dogmatique chrétienne, sur la transcendance du Dieu créateur, sur la mythologie de la Résurrection, la prise de conscience de l’historicité des Écritures et de la relativité de la construction herméneutique se joignirent à la critique de la politique de l’institution église. Le soutien aux classes dominantes, à leur européocentrisme colonial en pleine guerre d’Algérie, le patriarcalisme et le familialisme étaient comme la vérité pratique de la métapolitique catholique, c’est-à-dire la négation de sa prétention. Doutes théoriques et contestation éthique et politique finirent par parvenir à un point de rupture qui fut vécu sans trouble. Une impulsion s’était épuisée de par son mouvement propre. C‘est à l’ENS qu’il fut atteint et là la rencontre avec Althusser fut décisive.

Vous arrivez à Paris en intégrant l’ENS et vous y faites deux rencontres importante : Spinoza et le marxisme par le truchement d’Althusser dont vous commencez à fréquenter les cours. À cette époque où vous êtes toujours engagé politiquement dans l’esprit de Témoignage Chrétien et comme militant de la JEC, mais c’est aussi l’époque de la guerre d’Algérie. Quelle a été la place de la lutte pour l’indépendance de l’Algérie dans votre parcours militant et peut-être intellectuel ?

J’ai donc rencontré Althusser en disposant déjà une d’orientation de travail sur la critique de la religion de Spinoza, fondée sur la lecture du Traité théologico-politique, texte peu commenté sinon par Alexandre Matheron, Sylvain Zac en France, et par Leo Strauss, alors ignoré, qui fut mon principal inspirateur. Althusser m’encouragea vivement à la mener à bien. Je suivis alors le séminaire qu’avec ses élèves et amis il assura et qui devint Lire le Capital. Ce fut pour moi un choc, un tournant. Je décidai alors de travailler Marx en qui je vis d’abord de continuateur de Spinoza, le critique des autorités économico-politico-théologiques et en même temps le penseur épocal de l’émancipation, le concepteur et le politique d’une autre pratique de la philosophie, immanentiste, anti-métaphysique, matérialiste de type nouveau. En même temps, j’eus à mesurer les lacunes énormes de ma culture philosophique provinciale et tout en travaillant les classiques, notamment Aristote et Hegel qui reste pour moi le philosophe indépassé, je tentai d’assimiler les éléments vifs de cette épistémè que mes camarades d’école, du même âge que moi, savaient faire travailler avec une puissance théorique qui me confondait. Quel retard immense de mon côté ! Je découvris Bachelard, Canguilhem, Foucault qui était en tension avec le marxisme althussérien, Levi Strauss, Lacan que nous expliquaient Althusser lui-même et Jacques-Alain Miller. Je suivis à l’ENS les cours de Bourdieu, de Serres, et surtout de Derrida qui me fit découvrir Husserl et Heidegger, auteurs que j’eus cependant de la peine à assimiler. Je prenais, connaissance des cours extraordinaires de Deleuze sur Spinoza. Il fallait à la fois déconstruire une immense tradition sans la connaitre en profondeur et construire une pratique nouvelle de la philosophie à partir d’un Marx critiqué et repensé alors que je ne l’avais pas réellement approprié en sa complexité. Que de confusion dans ma tête ! Que de stimulations exceptionnelles qu’il était cependant difficile de faire vivre et fructifier ! Comment s’orienter en cette profusion de richesses ?

Je décidai alors de me repérer et de m’orienter en suivant le filon indiqué par Althusser avec ses deux mouvements : de Spinoza à Marx et de Marx à Spinoza. C’est ce double mouvement qui fait l’originalité de la proposition althussérienne qu’il eut à avouer ironiquement comme son « crime » : « nous fûmes spinozistes », dit-il dans la Soutenance d’Amiens. J’avais surtout parcouru le premier mouvement.

Marx continuait Spinoza à la fois en inaugurant un nouveau continent, celui de l’histoire ouvert par la critique de ce qui était le nouveau complexe théologico-politique : le complexe théologico-économico-politique, encore plus dominateur, encore plus opposé malgré ses promesses à l’expansion de la puissance de penser et d’agir collective et singulière. Sans le dire Marx avait hérité de l’ontologie relationnelle, immanente et causale, de l’Ethique, celle de la structure modo-substantielle du tout des choses produites-se produisant en laquelle il avait injecté la dimension d’un processus dialectique original. Il s’était enfoncé dans « la logique spécifique de cet objet spécifique » qu’est le mode de production spécifiquement capitaliste, en récusant tout finalisme anthropomorphique et anthropocentrique humaniste, en démystifiant l’illusion que représente la constitution transcendantale de la pratique par un sujet ou une intersubjectivité –origine qui advient à soi comme fin par une sortie hors de soi. Spinoza avait touché à mort la structure spéculative et trinitaire du réel qui m’avait fasciné dans le devenir humano-divin du salut chrétien que Pascal avait usé comme schème en insistant sur la médiation tragique du Christ et que Hegel avait repensé comme représentation de l’absolu et anticipation du Concept. En faisant apparaître l’objectivité produite et impersonnelle des rapports de production, Marx validait l’anthropologie réaliste de Spinoza pour lequel il n’est que rapports de composition, de décomposition et de recomposition transindividuelle des désirs d’exister, que production de ces rapports définissant ce qui est bon ou mauvais par delà toute thématique absolutiste du mal et du péché. L’éthique de la joie exige de se lier à la politique d’une lutte de classe à plusieurs niveaux qui a pour but immanent la suppression de situations où la domination est devenue insupportable, injustifiable et inutile pour le grand nombre, les multitudes.

Du même coup, la religion pour moi perdait toute fonction d’explanans et devenait un explicandum, une réalité sociale et historique à comprendre et expliquer et à combattre dans les conjonctures où elle se manifestait en vision du monde légitimant politiquement la domination dans sa méta-politique et quelquefois en dégénérant théoriquement en superstition de masse organisée par un appareil d’hégémonie. En ces années la guerre d’Algérie fut le test qui vérifia ces critiques. Je militai encore comme membre du Bureau national de la Jeunesse Etudiante Chrétienne qui avait pris position conte la guerre en Algérie, pour la paix et pour une politique de décolonisation dans la solidarité. Le massacre de Charonne (mort de militants communiste pourchassés par la police et étouffés à la station de métro homonyme) fut l’occasion de la confrontation devenue inévitable entre l’équipe nationale de la JEC et l’archevêché de Paris qui voulait ménager les partisans catholiques de l’Algérie française. La condamnation – le coup de crosse – tomba et l’équipe démissionna. Pour moi ce fut la rupture avec l’Eglise catholique. Ainsi il arrive un moment où la métapolitique qui définit l’altérité religieuse se résout en politique ; elle n’est que cela (nisi aliud) selon l’expression de Spinoza et elle ne vise pas l’émancipation humaine ; sa prétention à actualiser l’ordre surnaturel du salut se renverse sournoisement en consécration de l’ordre naturel politique en ce qu’il a de plus violent et en reproduction de l’institution ecclésiale. Je cessai tout rapport avec le catholicisme, même de gauche, car malgré ses mérites historiques il succombait à l’illusion.

Je ne cessai pas cependant de m’intéresser à la religion comme forme symbolique, car je savais qu’elle était contradictoire et multiple. Non seulement elle pouvait se repenser comme ce que Ernst Bloch a magnifiquement nommé « l’athéisme dans le christianisme », mais elle pouvait en ce qu’elle a d’impolitique se faire paradoxalement critique radicale de tout pouvoir, im-pouvoir, défini comme norme absente d’une communauté non transcendante, mais « autre », dont on ne peut éliminer l’idée de son advenir sous quelque forme que ce soit, ne serait-ce que celle du « commun » le plus élémentaire. Si sur le moment cet aspect passa à l’arrière-plan, jamais je ne fis profession d’athéisme militant, car c’est une position privative et souvent susceptible, une fois vaincues les luttes qui l’ont rendu indispensable pour la liberté et la fraternité, de sombrer dans la vulgarité d’une pause esthétique et dans l’absence arrogante de pensée. Pascal demeure encore témoin du fait qu’il est plus facile de réduire la métapolitique de la religion à sa traduction en politique réaliste que de rendre compte de la généalogie des formes religieuses et de leur pluralité contradictoire à partir de la matrice des rapports de production des intérêts. Trop plat ! Il en va de même avec Vico. On aura reconnu là une note connue de Marx lui-même inscrite dans le livre I du Capital. Enfin il ne faut pas confondre la métapolitique qui est souvent une politique, déniée et dissimulée, qui s’accomplit par d’autres moyens et l’impolitique qui est une mise à distance de l’ordre du politique et des rapports de pouvoir par la contestation radicale du pouvoir. Il ne se réduit pas à l’imaginaire utopique d’un autre monde, d’un ciel séparé de la terre, mais il se définit dans le symbolique d’un autre rapport à la terre ou à la terrestréité au sein de celle-ci, d’un rapport d’impouvoir. Ce concept a été élaboré en Italie par le philosophe Roberto Esposito. On n’a pas assez vu qu’en France il a été développé par un philosophe et théologien catholique, ami intime d’Althusser et remarquable interprète de Spinoza, le R.P. Stanislas Breton, esprit spéculatif exceptionnel, spécialiste de la théologie négative et politiquement…communiste. Il a été repris par mon ami Jean Robelin dont l’œuvre réellement importante est hélas méconnue dans la province philosophique universitaire. Ma lecture de Spinoza, à cette époque, pêche par une tendance hyper-rationaliste à engendrer le tout de la religion à partir de la crainte et de l’espérance comme matrice de la superstition. Si la distinction entre religion et superstition est intérieure à toute religion monothéiste qui se prétend la vraie et se distingue des autres en les dénonçant comme fausses, comme superstition, Spinoza fait de la superstition une retombée toujours possible de la religion révélée, un devenir superstitieux, mais il maintient la distinction. La religion n’est pas qu’une forme transformée de la superstition. J’ai mis du temps à le comprendre. C’est l’existence du processus qui a transformé en quasi religions politiques des conceptions explicitement athées ou laïques qui m’a fait comprendre la complexité des rapports entre idéologique, imaginaire et symbolique capables de mobiliser les masses en informant leur vision du monde. Le critère décisif est pratique, il s’agit de la capacité des conceptions du monde à rendre possible une existence singulière et collective qui promeut une forme de société rendant possible dans et par l’agon la recherche du vrai et des interfaces communes, capables de supporter la critique de leur propres présupposés et de leur propre fétichisation. Il n’y a pas que les dogmes du créationnisme qui soutiennent la mythologie de l’histoire surnaturelle du salut. La philosophie critique a toujours de la peine à saisir les phénomènes religieux et leurs institutions.

Vous devenez donc marxiste, mais vous continuez à travailler sur Spinoza. Comment tissez-vous les liens entre vos recherches sur le philosophe néerlandais et vos recherches de philosophie marxiste ? Le « crépuscule de la servitude », qui figure en titre de votre essai sur le Traité Théologico-Politique de 1984, est-il pour vous une entrée fructueuse pour penser l’émancipation à partir d’une position marxiste ?

Ce livre de 1984 consigne plutôt le premier mouvement qui me conduit de Spinoza à Marx et où l’issue que représente Marx me permet de comprendre en retour des virtualités du point de départ dans le TTP. Mais Althusser avait surtout développé un mouvement autre qui ne consiste pas tant à faire de Marx l’aboutissement de Spinoza qu’à l’inverse user de certains aspects de la problématique spinozienne pour procéder à une critique des éléments de dialectique idéaliste présents encore dans le Marx du Capital. Spinoza intervient comme un recours important pour procéder à l’emendatio intellectus, à la rectification ou réforme (plus que purification) de la problématique philosophique de Marx, pour utiliser le titre d’un ouvrage fameux de Spinoza lui-même, et donc procéder à la réforme de la théorie et de la pratique du mouvement ouvrier communiste et par suite assurer la juste compréhension de l’émancipation elle-même. Ces éléments sont nombreux :

- Critique de la téléologie du sens qui se noue autour du triple mythe de l’origine définie comme un comme Soi, de l’aliénation de l’origine-Soi en un Autre, et de la fin comme retour à Soi du principe aliéné dans la présence accomplie du Soi en Soi et pour Soi.

- Refus de la position d’un Sujet comme condition transcendantale de la constitution du réel sur fond de dualité entre corps et esprit.

- Récusation du processus par lequel s’opère le redoublement des certitudes en Vérité, élimination de la croyance d’un avènement de la Raison dissipant les ténèbres et produisant un monde de la réalisation de la raison même.

- Position de la Science annulant tout rapport idéologique ou imaginaire aux rapports structurant les pratiques sociales.

- Démystication de toute vision morale du monde reposant sur le péché et la culpabilité.

Ces philosophèmes spinoziens permettent de mieux comprendre la pratique sociale et de reformuler le communisme comme autre chose que le fantasme infini de la maîtrise infinie de la condition de la condition dans une philosophie de l’histoire fondée sur l’identité du logique et de l’historique. Ils permettent de penser le rapport entre une théorie de l’histoire unissant structure et conjoncture et l’analyse-transformation des rapports sociaux au sein de conjonctures déterminées. Ils permettent une définition de l’idéologie comme rapport indépassable aux rapports sociaux, comme objet indéfini de critique. C’est ce second mouvement que mes autres essais sur Spinoza entendent développer.

En 1994, vous dédiez à Spinoza un autre essai « Du matérialisme, de Spinoza » où la tâche semble se clarifier quant à la recherche chez le philosophe d’une prémisse de la pensée de Marx et de son matérialisme. Pourriez-vous nous en dire plus ?

J’ai tenté de montrer que l’invocation d’une tradition matérialiste, devenue traditionnelle à son tour dans les marxismes, se concentre en quelques thèses ou philosophèmes qui sont toujours en instance de réalisation et de particularisation pouvant donner lieu à des configurations diverses et opposées. Spinoza a donné une version à la fois critique et affirmative de ces philosophèmes en ce qui n’est pas un matérialisme naturaliste, mais un matérialisme référentiel, compris en fonction des niveaux d’organisation des formes complexes intégrant des rapports entre modes-corps qui sont aussi des modes-esprits au sein desquels figurent les corps sociaux avec leur esprit. Ceux-ci ne sont pas des empires dans un empire ni des dérivés passifs de processus naturels « purs », bio-cosmologiques, mais des corps sociaux composés, tous susceptible selon des mécanismes à analyser de produire des sentiments, des affects et des idées plus au moins adéquates qui peuvent être conservées mais qui doivent nécessairement se (re)produire sur un fonds indéfiniment reproductible d’idées inadéquates. Cette fois, il s’agit explicitement de la politique, d’une ontologie politique de la puissance, élargie aux désirs, comprise selon ses propres concepts. Ces derniers ne donnent pas à l’ordre humain une supériorité a priori, mais définissent une complexité d’un niveau complexe singulier où sont possibles dans l’immanence des devenirs actifs de masse et de singularités, où menacent toujours des devenirs passifs dans une tension indécidable, comme le montre le rapport entre désirs de la multitude constituante et les pouvoirs souverains constitués. Il en est ainsi même dans la démocratie qui est de fait le meilleur régime produit par l’ingenium humain mais qui n’est pour autant garantie de durer et d’éviter des catastrophes despotiques, des rechutes dans la tristesse et la violence théologico-politiques.

Marx aussi développe un matérialisme référentiel spécifique de la pratique, inachevé et problématique. La partie la plus élaborée est la critique de l’économie politique, fondée sur la critique de la soumission formelle et réelle du travail et des activités humaines par le capital et sur ses contradictions –la lutte de classe définissant le rapport social d’exploitation élargie. Ce matérialisme historique des pratiques sociales ne s’inscrit pas dans une ontologie générale qui s’étendrait de l’étoile et de l’atome à la cellule et à la vie, et de celle-ci aux sociétés- avec leurs lois nécessaires et leurs catégories universelles. Le matérialisme marxien référentiel exclut tout naturalisme, mais il implique structuralement une pensée profonde du rapport de l’activité définie comme énergie spécifique à ces ressources qui sont simultanément des limites mobiles, les énergies bio-cosmologiques qui sont ou présupposées, ou exploitées, ou hyper appropriées, en tout cas toujours socialisées et historicisées. La praxis est le référentiel comme ensemble des pratiques en processus. Cet ensemble s’inscrit bien par la production dans une histoire de la vie et des énergies bio-cosmique qu’elle modifie, mais elle s’articule sur le terrain artificiel de l’énergie humaine et elle s’objective en des totalités sociales différentes et successives dont la constance est transitoire. Ce matérialisme référentiel rencontre une difficulté classique qui s’exprime dans la métaphore architectonique que Marx a lui-même formulée, celle du tout social comme édifice formé d’une base et de niveaux étagés, le couple structure économico-sociale/superstructure politique et juridique et superstructure idéologique. Deux questions tourmentent ce matérialisme référentiel et l’obligent à se compliquer : Tout d’abord : a) Comment rendre compte des pratique de connaissance que peuvent former les acteurs sociaux à l’intérieur des rapports de production et qui sont relatives à la totalité sociale en laquelle ils sont d’abord placés ? Comment différencier ces formes quant à leur teneur de connaissance et prendre en compte leur passage les unes dans les autres (sens commun, idéologie, religions, concepts scientifiques visant à l’objectivité, mise en cohérence philosophique) ? b) Comment et quand les formes de conscience propres aux agents sociaux engagés dans des conflits nécessaires peuvent-elles conditionner des actions transformatrices de la structure et des superstructures ? C’est la référentialité matérialiste spécifique conçue par Spinoza et celle conçue par Marx qui selon moi peuvent se questionner réciproquement pour produire une meilleure connaissance des référents et une meilleure actualisation pratique des capacités humaines. C’est ce nœud qui est le centre des travaux que j’ai pu esquisser.

Dans la philosophie marxiste que vous développez, une place importante est faite au marxisme historiciste italien et plus particulièrement à Antonio Gramsci. Comment êtes-vous arrivé à vous intéresser à Gramsci ? Quels parcours et chemins portent de Marx à Althusser à Gramsci ?

Ce passage à Gramsci est ancien et il exigerait aujourd’hui une élucidation théorique pour éviter que mon travail ne se disperse en bricolage, ce qu’il est de toute façon. J’ai découvert Gramsci à partir de l’indication qui me fut donnée à Nice par Eric Weil qui achevait là sa carrière ; j’eus la chance de suivre le séminaire qu’il m’avait demandé de préparer… sur Engels et Marx. En grand intellectuel libéral-social qu’il était –il aurait pu être un Croce français par sa culture immense et par sa capacité philosophique à interroger, dans sa Logique de la philosophique (une œuvre originale trop méconnue), Kant et Hegel, Marx et Weber-, il me fit remarquer que mon orientation devait me faire rencontrer Gramsci. Cela me fut donné en rédigeant le long chapitre de l’Histoire de la philosophie de la Pléiade (Paris, Gallimard, 1974) consacré au « Développement de marxisme en Europe occidentale depuis 1917 ». Cette contribution fut d’ailleurs ma première publication. Gramsci m’a intéressé par sa lucidité historique, par sa capacité analytique concrète qui n’a d’égale que celle de Marx et de Lénine au sein du marxisme du XX° siècle, et par sa nouveauté théorique et politique. C’est sous ces trois points de vue que j’engageais à bas bruit, mais avec ténacité, la confrontation, implicite d’abord puis plus explicite avec celui qui m’avait éveillé à Marx et à bien d’autres choses, Louis Althusser pour qui j’éprouve toujours reconnaissance, admiration et affection. Mon orientation fut inscrite sans que je le comprenne immédiatement dans l’équation fameuse de Gramsci qui inquiète tant les commentateurs avides de partitions « pures » : philosophie=histoire=politique. Je m’éloignais d’Althusser lentement, mais irréductiblement sans renier sa remarquable fonction critique.

1. Sur la lucidité historique

Althusser avait su donner la mesure de la crise du communisme de type soviétique qui était aussi celle du Parti Communiste Français. Ce parti avait su se faire relativement parti national-populaire de masse, représentant de la classe ouvrière fordiste et des travailleurs des entreprises nationalisées ; il avait organisé un monde de relations sociale et d’institutions de vie notables ; il jouissait en 1945 d’une grande aura au sein des couches intellectuelles et dans les cercles de la culture. Il avait expérimenté une politique démocratique d’alliances. Mais il vivait une contradiction structurale en raison de son lien mimétique au parti communiste de l’Union Soviétique : il maintenait le dogme inconstructible d’une dictature du prolétariat définie comme moyen violent pour parvenir à prendre le pouvoir et pour à partir de la fusion entre Etat et Parti produire une société Une, articulée autour d’un plan central, d’une structure politique unitaire autocratique et d’une culture d’Etat dogmatique, celle du marxisme-léninisme. Dans les années soixante cette synthèse parvenait à sa limite. La proposition d’Union de la gauche se faisait sans soubassement théorique fort. Althusser avait vu les limites du PCF à la fois dans la timidité de sa politique anticoloniale (en Algérie notamment), dans son incapacité à critiquer le modèle soviétique, dans ses difficultés à prendre acte des mutations de la société française et par dessus tout il dénonçait la stérilité du marxisme-léninisme, idéologie stérile d’appareil en matière théorique et philosophique, alors que la scène théorique française bouillonnait. Il commença à chercher une issue dans une sortie à gauche du stalinisme sur laquelle il orienta sa lecture de Marx, sa théorie des pratiques, sur Mao aussi et sa théorie des contradictions et de leur surdétermination. Il prit peu à peu pour référence historique et politique la révolution culturelle chinoise. Celle-ci semblait renouveler à la base de la léniniste dictature du prolétariat à partir de l’insurrection populaire sur les lieux de travail et au sommet des appareils idéologiques du Parti et de l’Etat. Profondément léniniste Althusser avait peu de confiance en ce qui se disait stratégie démocratique de transition au socialisme : il doutait de l’efficacité de la stratégie du Parti Communiste Italien de « démocratie progressive », inspirée par Togliatti et mise au compte de Gramsci par ce dernier. L’espérance chinoise fut déçue, mais les réserves sur l’opportunisme dogmatique et le révisionnisme rampant de la politique et de la théorie du parti français et italien furent corroborées.

Le mérite considérable d’Althusser a été de poser les problèmes théoriques en rapport avec le devenir du mouvement ouvrier, d’avoir historicisé théorie et pratique autrement que ne le faisaient à la même époque Henri Lefebvre ou Jean-Paul Sartre qu’il minimisa, sans doute par volonté d’exercer l’hégémonie philosophique et, de manière paradoxale, dans l’esprit pourtant dénié du marxisme-léninisme abhorré. Au même moment ; après la révolte de 1968 et un intermède prochinois, je compris que Gramsci avait su en son temps historiciser le rapport entre les éléments de la théorie révolutionnaire marxiste et les formes et les perspectives du mouvement ouvrier communiste, en s’inscrivant aussi d’abord dans le sillage de Lénine et en problématisant ce léninisme. Dans les Cahiers de prison, au terme d’un examen complexe et tourmenté, d’un effort sans précédent de « reconnaissance » des situations historiques, la philosophie de la praxis se comprenait comme le marxisme à construire pour une nouvelle période de l’histoire, celle de la révolution passive. Exercée par les classes dirigeantes capitalistes sur les masses subalternes, pour les rendre passives dans leur résistance même, et pour limiter leur action en première personne et celle de leur organisation, la révolution passive dirigée par les élites capitalistes canalisait les résistances des masses populaires dans des formes toujours nouvelles, alternant consensus et force, pour reproduire leur hégémonie par d’infranchissables rapports de pouvoir. Les fascismes industrialistes et le fordisme en démocratie libérale sont les formes contemporaines de révolution passive -1935-. Gramsci cependant se demande si la construction socialiste en URSS est en mesure d’être encore expansive et de faire pièce à la révolution passive. Il interroge la forme parti et l’Etat qui doit s’élargir à la société civile. Alors qu’Althusser déconstruit à juste titre la catégorie de philosophie de l’histoire universelle, Gramsci est capable de produire un diagnostic de conjoncture plus intégrateur et plus différencié, inscrit dans un récit théorisé de l’histoire moderne se globalisant.

2. Sur la capacité analytique concrète

Althusser a su analyser avec force la situation philosophique française en sa conjoncture et en approprier des éléments importants : coupure épistémologique définie par la philosophie historique des sciences française (Bachelard, Cavaillès, Canguilhem, Foucault), importance de l’articulation entre théorie de la société comme tout à dominante et théorie psychanalytique de l’individuation humaine et des formes de subjectivation (Freud et Lacan). Il a su croiser cette dernière avec la théorie gramscienne des appareils d’hégémonie pour présenter une théorie des appareils idéologiques d’Etat fondée sur une conception originale de l’interpellation idéologique et son caractère irréductible. Cette ouverture a permis des analyses concrètes de ces appareils comme l’école ou le système politiques, incluant notamment le parti communiste. Ceci dit, on ne trouve jamais chez lui d’analyses concrètes historiques affinées de situations concrètes. Deux exceptions sont à noter : tout d’abord la critique justifiée de la thèse du capitalisme monopoliste d’Etat développée par les économistes du PCF dans les années soixante er soixante dix et b) dans les derniers textes une extraordinaire évocation de ce changement historique –qui est forme actuelle de la révolution passive- la mondialisation capitaliste dont il souligne avec une grande honnêteté qu’elle défie les outils marxistes d’analyse. Cette limitation est en fait due au poids exercé par la condition disciplinaire du PCF qui impose à ses intellectuels de s’en tenir au commentaire abscons des rapports de congrès du parti et de s’en ternir à obéir aux recommandations de ligne officielle et qui en particulier voue les « philosophes du parti » à commenter la ligne qui ne peut être que juste et à suivre ses sinueuses variations. Althusser a dû se plier à ce genre pour se faire entendre en commentant autrement la ligne de la direction et il n’a pas eu à présenter ses propres analyses, sauf en de rares occasions toujours centrées sur des questions de doctrine relativement pointues, comme la suppression de la dictature du prolétariat des statuts du parti. Parmi les marxistes français seul Henri Lefebvre a eu la capacité de l’analyse concrète du multiversum humain. Althusser fut surtout le penseur et le passeur attendu de la question de la théorie et de la philosophie d’après Marx.

Gramsci n’a pas eu à subir cette contrainte ou l’a contournée. Il a manifesté très tôt à la fois une grande liberté d’esprit et une richesse incomparable d’intérêts, tout d’abord dans sa période de simple militant (1914-1922) et même ensuite dans sa période de dirigeant du parti communiste italien (1922-1926) où le poids de l’Internationale communiste se faisait sentir. Les années de prison l’ont certes contraint à un langage souvent cryptique pour deux raisons : respect du moins formel de la ligne de l’Internationale et loyauté à l’engagement communiste, d’une part, et, d’autre part, censure carcérale. Mais dans ses rapports politiques et ses textes culturels d’avant 1926, Gramsci n’a pas cessé d’analyser de manière concrète la situation concrète, aussi bien nationale qu’internationale, aussi bien politique qu’économique, sociale que culturelle, philosophique que linguistique. Les analyses du fascisme des années 1920 et suivantes, l’essai sur la question méridionale de 1926 en témoignent. Il continue dans les Cahiers même si c’est de manière ésopique. Il est devenu possible aujourd’hui de reconstituer l’analyse concrète des situations concrètes qui sont contemporaines des années 1929-1935.

Les Cahiers de prison témoignent d’une explosion quasi encyclopédique des notes et des essais dont l’objet est la compréhension fine du multiversum contemporain en ses aspects les plus divers. Il ne s’agit pas d’ailleurs d’une encyclopédie, bien sûr, mais ce qui frappe c’est la recherche d’une cohérence systématique inachevée et opératoire. La recherche d’Althusser est plus pauvre et ne peut pas être comparée à cet effort sans précédent dans l’histoire du marxisme depuis Marx. Il s’agit à la fois d’un élargissement et d’un approfondissement (bien sûr inégal) historique et géographique, temporel et spatial, théorique et linguistique, philosophique et esthétique. Entrent en scène les intellectuels et la société civile, les types d’Etat, les partis, les formes de révolution, l’histoire de Révolution française, le Risorgimento, l’Allemagne, l’Angleterre, l’Orient, les Etats-Unis et le fordisme, les fascismes et les césarismes, les conseils ouvriers et le marché déterminé, la Renaissance et la Réforme, la NEP, Machiavel et Guichardin, l’idéalisme allemand, Hegel, Sorel, Croce, Gentile, Einaudi, les théoriciens des élites, le pragmatisme, les appareil d’hégémonie (école, église, journalisme, jésuites, Rotary et maçonnerie), la formation de la volonté collective, des conformismes, la question de l’individualité historique et la psychanalyse, la question de la langue et des dialectes, la grammaire, la littérature, le futurisme et Pirandello, le folklore, les contenus du sens commun et ses expressions inférieures (lorianisme, brescianisme), la philosophie en ses modalités diverses, la critique de la sociologie matérialiste-historique de Boukharine, la réélaboration de la dialectique. Ce n’est pas là un inventaire à la Prévert, c’est le simple énoncé en désordre des thèmes gramsciens dont aujourd’hui l’irremplaçable Dizionario gramsciano (Roma, 2009) de Guido Liguori et Pasquale Voza permet de mesurer l’ampleur avec ses six cents entrées et ses neufs cent pages.

3. La nouveauté théorique et politique

Je la découvris peu à peu à partir de l’édition Gerratana que les anthologies, nécessaires, hélas défigurent. La proposition de philosophie de la praxis recouvrait tout à la fois une déconstruction –reconstruction des concepts de Marx, un révisionnisme révolutionnaire qui ne liquidait pas Marx en se bornant à faire apparaître les difficultés et les apories mais qui par delà les figures historiques de la théorie et de la pratique du mouvement ouvrier marxiste des deux Internationales proposait une voie nouvelle. En voici les éléments constitutifs qui me rapprochèrent toujours davantage de Gramsci.

Par delà le déterminisme mécaniste et le pur volontarisme, une nouvelle conception de la causalité historique articulant prise en compte des structures objectivées, devenues automatiques, et espaces des rapports formant des totalités transitoires. Celles-ci rendent possible l’action par formation de volontés collectives et singulières. L’action est sortie de la passivité qui s’opère par la pratique d’une culture du conflit (l’esprit de scission si souvent oublié) et elle est sanctionnée par la production d’un consensus qu’il ne faut pas idéaliser en pure communication dialogique comme l’a fait la version sociale démocrate italienne du gramscisme qui fut plus post-togliattienne que l’oeuvre de Togliatti lui-même à qui on doit de toue façon la publication des Cahiers de prison.

Problématique de l’hégémonie, unité mobile de domination de classe et de direction du bloc Etat-société civile. Sont présents des éléments d’une théorie du tout social bien plus riche que la caricature donnée par Althusser (qui n’y voit qu’un avatar de la totalité expressive hegelienne), une analyse des éléments d’une théorie originale de l’histoire moderne saisie en sa projection spatiale géopolitique, bien éloignée de l’accusation sommaire d’historicisme lancée par Althusser. La mondialisation capitaliste est approchée en termes de puissance d’assimilation et désassimilation des masses subalternes, et c’est là la forme élargie contemporaine du rapport capital-travail.

Elaboration d’une science et d’un art de la politique croisant Lénine et Machiavel et en fait critique d’un certain léninisme et transformation de la théorie de la révolution. Gramsci joue de deux couples de catégories historico-stratégiques : a) guerre de mouvement –révolution française, 1848, révolution de 1917 versus guerre de position (par investissement de la société civile et des appareils d’hégémonie encerclement de l’Etat) ; b) révolution permanente versus révolution passive, celle-ci étant le terrain de la lutte d’hégémonies. Il analyse en ce cadre la pluralité des formes politiques et des partis, la dialectique de la spontanéité irremplaçable et de la nécessaire discipline.

Importance spécifique de la transformation du sens commun des masses en bon sens par critique de ses contenus et élaboration d’une philosophie cohérente, riche de sa problématique et de ses catégories propres. Celle-ci elle se pose en conception du monde, non pas seulement comme représentation ou image du monde social-historique, mais comme production d’une autre forme de pensée et d’institution de monde, fondée sur l’activité polymorphe des masses s’organisant. Elle se veut lutte théorique, politique et historique explicite contre l’immense effort des castes dirigeantes tendant à rendre à jamais passives ces masses. C’est une réforme de la philosophie comprise comme élément élaboré d’un continuum qui va du folklore, du sens commun de l’idéologie, de la religion aux sciences et à la philosophie au sens technique nouveau du terme.

Prise en compte du langage qui est immanent à ce continuum idéologique et à tous les aspects de la culture, comprise elle-même comme enjeu hégémonique et informée dans des appareils d’hégémonie.

Peut-on considérer l’attention que vous portez au communiste italien comme une réponse à Althusser avec qui vous avez toujours gardé un rapport de proximité critique ? Quelle est la place de l’historicisme dans votre conception du marxisme et quel rapport avec le matérialisme et la dialectique ?

Gramsci m’a donné une orientation philosophique et politique plus compréhensive et plus analytique, mais il ne s’agit pas d’un match entre Althusser et Gramsci. La différence des conjonctures historiques ne peut être oubliée. Gramsci intervient en dirigeant politique de premier plan, réduit au silence et minoritaire en son propre parti, inquiet sur l’avenir du mouvement communiste auquel il sacrifie sa vie. Il cherche les formes d’une nouvelle expansivité anti- révolution passive, c’est-à-dire capable matériellement d’assimiler les masses subalternes au plus haut degré possible d’activité et de pensé en des formes économiques, politiques et culturelles capables de réduire la triple condition, la triple dualité qui configure la condition : les dualités dominant-dominé, dirigeant-dirigé, ignorant-savant. Althusser, philosophe de métier et militant intellectuel de base, intervient dans un cadre plus limité où le renouveau apparent du communisme après 1945 révèle ses faiblesses et exige une refonte. Il pose les bonnes questions, forme les esprits et propose un cadre théorique jamais stabilisé. Son œuvre vaut pour sa dimension aporétique et son tranchant critique. Les questions qu’il n’a cessées de poser à Gramsci se sont déplacées. A la mise en doute de l’historicisme, largement injustifié, a succédé dans le texte de 1978 « Marx dans ses limites » (Ecrits philosophiques et politiques I) une critique intéressante de la conception de l’Etat éthico-politique et de la problématique de l’hégémonie jugée en définitive confuse et non opératoire.

L’accusation d’historicisme faite à Gramsci est infondée tant Althusser ignore la conception gramscienne : il ne dit rien des éléments de la théorie de l’histoire moderne, capable de produire de vrais récits différenciés, articulés en une périodisation originale qui a pour axe la problématique de la saturation des classes dirigeantes, base de toute révolution passive. Il ne dit rien de la distinction entre événement conjoncturel et événement structurel qui ouvre sur une thèse de la non contemporanéité des temps historiques. Il ne prend pas en compte la capacité de cette théorie à se ramifier en divers récits qui relèvent d’un comparatisme efficace (la formation de l’hégémonie en Italie et en France et ailleurs). Il ignore le passage dans les Cahiers d’une conception téléologique de l’histoire come histoire universelle de la liberté (encore marquée par Hegel et Croce) à une conception spatiale et géopolitique d’une originale histoire globale avec ses distinctions nord-sud, est-ouest, Europe –Etats-Unis. Cette histoire a une dimension civilisationnelle dans la mesure où elle se déplace des classes aux masses subalternes et, même si son eurocentrisme fait problème, il s’agit d’un eurocentrisme autocritique. Althusser a voulu surtout critiquer la conception politicienne de l’historicisme développé dans le PCI de Togliatti qui combinait analyse stratégique de conjoncture finalisée sur les réformes supposées réaliser la démocratie progressive et référence à la fin ultime d’une perspective communiste qui reculait dans le différé permanent. Althusser refusait un historicisme platement réformiste dont il voyait une source dans le gramscisme édulcoré du PCI. Il n’avait pas mal vu cet aspect de l’historicisme et sa conséquence qui fut le suicide du PCI passé au libéralisme post moderne. Le gramscisme historiciste togliattien fut abandonné et on oublia qu’il avait eu le mérite de soutenir un parti de masse encore représentatif du monde des subalternes, différent en cela de ses successeurs.

Par contre la discussion sur l’hégémonie est plus fondée en ce que l’incontestable hégémonie du capitalisme financier rend difficile la formation aujourd’hui d’une hégémonie anti révolution passive qui s’est étendue « moléculairement » (concept gramscien) et a revêtu des formes inédites. La fin du bloc communiste soviétique et l’auto dissolution du socialisme réformiste ont coïncidé avec la transformation du mode fordiste de production définissant jusqu’aux années 1970 le rapport capital-travail, avec la fragmentation des classes ouvrières en masses subalternes non unifiées, avec l’hégémonie globale du capital financier indifférent aux processus de désassimilation et d’hyper expropriation qu’il engendre. Il ne s’agit donc pas de fétichiser Gramsci et d’attendre le salut de sa seule étude. On peut et on doit en extraire des pistes de travail pour notre temps. Le problème est ouvert depuis l’ouvrage déjà ancien (1985) d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe, Hegemony and Socialist Strategy.Towards a Radical Democratic Polititics et élaboré dans les travaux successifs de ces deux auteurs.

La question du matérialisme et la dialectique se pose alors à nouveau sans hypostase d’une dialectique matérialiste universelle et téléologique, garantie a priori. Althusser a même fini par abandonner toute dialectique en jugeant sa propre idée de surdétermination des contradictions encore affectée de métaphysique finaliste et il a développé l’idée d’un matérialisme aléatoire des rencontres où les contradictions se disent désormais en rapports contingents (pouvant coaguler en une nécessité conditionnelle provisoire) de compositions, oppositions, décompositions et recompositions aléatoires. Gramsci est un antimatérialiste si matérialisme définit une position qui ne connaît que le donné naturaliste et exclut le devenir et la fonction de l’inter- ou trans-subjectivité. Sa pensée a évolué cependant d’un subjectivisme idéaliste de la praxis pour intégrer la dimension d’objectivité et d’objectivation des rapports de force et ce déplacement en fait un idéaliste résolument impur.

La dialectique gramscienne quant à elle existe bien, mais elle n’est pas davantage en attente d’une résolution téléologique assurée. Le cours interne des Cahiers tend à éliminer toute téléologie pour laisser place aux rencontres et aux événements de conjoncture où les structures se modifient plus ou moins profondément. Elle combine une thématique des distinctions et des conditionnements, une logique des oppositions et des contradictions. Ses ressources n’ont pas été réellement analysées si ce n’est par Giuseppe Prestipino dans l’article trop peu étudié qu’il lui consacre dans le Dizionario gramsciano.

Depuis vos écrits sur Gramsci, vous faites une place importante à deux concepts majeurs chez le communiste italien : celui d’hégémonie et celui de traductibilité des langages et des pratiques que vous considérez comme intimement liés. Comment envisagez-vous ce lien ?

Ces deux concepts auxquels j’ajouterai celui de révolution passive concentrent en quelque sorte l’immense réseau catégoriel et l’énorme masse d’analyses des Cahiers et conservent une actualité pour une pensée de l’émancipation qui cherche à être la hauteur de note temps, et cela dans l’ordre du diagnostic, du pronostic, du moyen thérapeutique, si on passe ces métaphores médicales.

La révolution passive est la caractéristique de notre période historique, celle qui commence en 1871 avec l’écrasement de la Commune de Paris. Les classes dirigeantes débarrassées enfin de leur antagoniste historique (ancien régime théologico-politique, privilégiés de la rente foncière) affrontent désormais leur antagoniste fondamental qui est leur condition d’existence, la classe des travailleurs, producteurs de survaleur et de profit, et elles lui signifient qu’il ne sera jamais question de dépasser une politique de redistribution du surplus social, de justice distributive, et que ne sera jamais franchi par elle le seuil de gestion de la production, de l’innovation technologique et de la direction d’ensemble de la société et de ses institutions économiques, politiques et culturelles. Par le dosage savant et sans cesse reproduit de contrainte et de consensus, par la stricte rhétorique de la force et de la persuasion active ou extorquée, les classes dirigeantes devenues des castes doivent reproduire et élargir leur direction et leur domination au risque de la désassimilation croissante de masses vouées à la subalternité et d’autres conséquences aujourd’hui potentiellement catastrophiques.

L’hégémonie est l’objectif politique, le régime de pouvoir que vise les classes dirigeantes et dominantes et elle ne se réduit pas au consensus : elle se forme dans une pluralité de conflits impliquant appareils d’hégémonie, institutions d’Etat, formes sociales de conscience. La question est de savoir si est possible quelque chose comme une hégémonie des subalternes dans la pluralité des conflits où le conflit travail-capital se complexifie et s’articule avec d’autres conflits, chacun spécifique dans un espace déterminé et composite, avec la mise en mouvements de forces sociales distinctes et non nécessairement accordées. Cette hégémonie implique une dissymétrie radicale avec l’hégémonie des castes dirigeantes du capitalisme. Cela signifie la réduction au minimum des dualités hégémoniques comme Gramsci l’a vécue et expérimenté avec l’expérience séminale des conseils d’usine. La politique hégémonique devient alors l’expansion de formes politiques démocratiques éliminant la démocratie-régime manipulée et neutralisée, réduisant la division entre dirigeants et dirigés et travaillant à la résolution permanente de la tension nécessaire entre spontanéité et discipline. Elle se détermine enfin par l’activation de la capacité de penser individuelle et collective dans un long travail infini et circulaire : transformation du sens commun populaire et élaboration théorique d’explication, mise au point de catégories explicatives par les sciences et la philosophie, et, inversement mouvement d’appropriation de ces élaborations par les subalternes eux-mêmes et nouvelle prise en compte de ces interprétations par l’effort de compréhension spécialisé. C’est le cercle du sentir et du comprendre ; il relève de la philologie vivante des rapports sociaux et Gramsci évoque le concept de rapports philosophiques d’hégémonie.

La traduction est un opérateur pratique qui dépasse son origine linguistique pour désigner les possibilités de passage d’un registre à un autre ? comme s’il s’agissait de deux langues originales mais capables de se comprendre à la fois en maintenant leur singularité et en se modifiant l’un l’autre dans l’opération traductrice. Ainsi la traduction est modification en ce que ou bien elle est rectification d’une pratique par confrontation avec une autre, ou bien elle est déformation d’une pratique dans et ,par l’autre : le cas classique est réalisé par Hegel qui montre comment les concepts politiques de la révolution française se traduisent dans les catégories spéculatives de l’idéalisme allemand. Inversement, Marx montre qu’en Allemagne il est temps de traduire dans la réalité politique les abstractions philosophiques. Gramsci montre que Croce, par exemple, traduit en affaiblissant la dialectique des contradictions en dialectique des distincts et qu’il faut opérer une traduction inverse rétablissant Hegel, en repensant la négativité et en subordonnant le consensus à l’esprit de scission. Gramsci actualise cette opération en pensant la double traduction par appauvrissement du communisme critique de Marx dans la vulgate déterministe de la Seconde Internationale et dans la sociologie marxiste de Boukharine au sein de la Troisième Internationale. Il entend retraduire Marx et les critiques qui lui ont été adressées par Sorel et Croce qu’il juge justifiées dans la philosophie de la praxis. Celle-ci est traduction et contre-traduction et elle se fait oeuvre originale comme marxisme de l’époque de la contre révolution passive et de la possibilité de l’hégémonie des masses subalternes qu’il faut assimiler à une forme supérieure de vie et de civilisation.

Il est un autre usage de la traduction. C’est celui qui permet de mettre en équivalence les problèmes d’une totalité géo-historique ou d’un mouvement social d’une période, comme la révolution, avec les problèmes d’une autre totalité géo-historique et le mouvement d’une autre période. Ainsi Gramsci se demande avec Lénine comment traduire la révolution bolchevique en italien, comment le Risorgimento a traduit la Révolution française en faisant l’économie du jacobinisme pour aboutir une forme de révolution-restauration, comment le fascisme traduit le fordisme qui exige aux Etats –Unis un conformisme particulier. Cet opérateur de la traduction des langages et des pratiques devrait permettre de penser la traduction réciproque les unes dans les autres des possibilités de résistance à la révolution passive, présentes les diverses pratiques aujourd’hui mais non convergentes. Il s’agit en particulier de l’inter-traduction entre les mouvements d’émancipation du travail affrontés aux diverses formes de soumission, les mouvements populaires de lutte contre l’hyper-appropriation des forces de travail et des énergies bio-cosmologiques qui caractérise la crise écologique. Il faudrait inclure les luttes de libération nationales-populaires confrontées à l’impérialisme et aux néo-colonialismes. Il faut enfin remarquer que la question du féminisme est passée sous silence par Gramsci, alors qu’elle s’inscrit dans ce registre de traduction et ce régime d’équivalences démocratiques si nous reprenons la problématique post-gramscienne de Laclau.

Je me permets de faire remarquer qu’en en 1981 j’avais proposé à l’attention cette catégorie dans un article de La Pensée (n °223) qui reprenait un texte publié en 1979 dans un volume italien et que je l’ai publié à nouveau en 1984 dans mon ouvrage Praxis (chapitre 7, « Philosophie marxiste et traductibilité des langages et des pratiques »). Aucun écho alors.

De quelle manière selon vous la philosophie de la praxis de Gramsci n’est pas seulement une autre façon d’appeler le marxisme mais une réelle nouveauté philosophique du penseur italien ?

La philosophie de la praxis est une figure originale du marxisme du XXe siècle qui se distingue consciemment d’autres figures comme je viens de tenter de l’exposer. Elle n’ignore pas Le Capital de Marx, mais tout en intégrant l’exploitation et la thématique de la soumission réelle du travail (plus value relative), elle ne soutient pas la fonction résolutoire de la théorie des crises purement économiques. La crise organique du capitalisme commence avec la révolution passive qui est simultanément le moyen de la différer en la reproduisant. Elle se définit comme crise générale de la capacité assimilatrice de la civilisation bourgeoise. Gramsci transpose la critique de l’économie politique sur le plan de la fonction culturelle assimilatrice du travail industriel (conseils d’usine d’abord, puis fordisme et taylorisme) et sur la constitution des rapports de force éthico-politique, donc il se centre en définitive sur les formes de conscience sociale, des conformismes de masse et de la volonté collective des subalternes. La philosophie de la praxis donne une importance décisive à la dimension culturelle trans-subjective. La révolution bolchevique est ainsi située dans la ligne historique qui commence avec les Communes italiennes ; elle passe par la Renaissance, la Réforme, Erasme, Léonard de Vinci, Luther, Machiavel, les Lumières, la Révolution française, l’idéalisme allemand et Marx. Elle joue sa réussite sur son aptitude à occuper cette place. Elle a pour critère la formation d’une volonté collective faite d’une multitude de volontés singulières actives. Elle est certes nationale-populaire, mais tendanciellement elle est universelle, cosmopolitique, assimilatrice assurément, mais par recours à un consensus agonique. Elle dépend de pratiques économiques, politiques, culturelles, idéologiques et philosophiques de transformation. Elle remplace à terme en son immanence toute forme de religion transcendante et séparée.

On assiste depuis quelques années en France un regain d’intérêt pour Gramsci, à la fois dans l’espace académique que militant. Comment expliquez-vous ce retour ?

Notre détresse intellectuelle, morale et politique par ces temps de mondialisation et de révolution passive est telle qu’un penseur capable de penser une théorie de l’histoire et de la totalité sociale ouverte sur les processus de production d’espaces divers géo-politico du point de vue de l’hégémonie des subalternes peut se poser comme un recours. Cependant il ne s’agit pas de répéter Gramsci en projetant sur lui des thèses qui ne sont pas nécessairement les siennes, comme le font quelque fois les Subaltern Studies et les Postcolonial Studies. Il doit être étudié à nouveaux frais, car nous n’avons pas pris en France la mesure de son immense apport. Il importe simultanément de confronter et ses analyses, ses thèses et analyses aux formes inédites de notre monde, sans craindre d’en discuter les limites : productivisme, faible sensibilité à l’hyper appropriation des énergies bio-cosmologiques, timidité sur la question féministe, contradiction entre une problématique du pluriversum et de la société civile, de ses langages et le recours à l’Un de la volonté collective et de ses appareils disciplinaires comme le parti et l’usine. A ces conditions Gramsci peut être un élément porteur avec d’autres pour élaborer la pensée critique de notre monde et pour sortir de la révolution passive dans le sens de l’hégémonie des masses subalternes.

Entretien réalisé par Gianfranco Rebucini.


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