"Récit national" : réponse à François Fillon

vendredi 21 octobre 2016.
 

François Fillon a donné à sa rentrée politique, sous les applaudissements nourris de ses partisans réunis dans le parc du château de Sablé-sur-Sarthe, une emphase que n’aurait pas reniée Ernest Renan  : « Non, la France n’est pas coupable d’avoir voulu faire partager sa culture aux peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique du Nord  ! »

En prononçant une telle phrase, M. Fillon, vous vous inscrivez dans la veine du discours « civilisateur » propre à l’entreprise coloniale. Comme l’écrit Frantz Fanon dans les Damnés de la Terre (Maspero, 1961), Fanon dont il faut se souvenir que ses écrits ont été d’abord interdits par les autorités françaises de l’époque  : « Le colon fait l’histoire. Sa vie est une épopée, une odyssée. Il est le commencement absolu. » Fanon écrit encore  : « Le colon fait l’histoire et sait qu’il la fait », il « se réfère constamment à l’histoire de sa métropole ». N’est-ce pas aussi la vocation de vos propos, lorsque vous martelez  : « La France, c’est quinze siècles d’histoire depuis le baptême de Clovis à Reims. (…) Nous sommes uniques  ! Pourquoi devrions-nous nous en excuser  ? » En somme, le colon consacre sa mission de domination en affirmant  : « Cette terre, c’est nous qui l’avons faite » et assume comme vous « d’avoir voulu faire partager sa culture aux peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique du Nord ».

Voilà une nouvelle manœuvre spectaculaire éventée et c’est la vôtre, Monsieur Fillon. Mais nous ne nous laisserons pas enfermer dans les artifices rhétoriques et la batterie de dispositifs propres au discours sur la « repentance », depuis l’article de loi (finalement abrogé en 2006) sur les programmes scolaires relatant le « rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord » jusqu’au ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire, qui a marqué du sceau de l’infamie deux gouvernements successifs (de mai 2007 à novembre 2010), dont vous avez été le premier ministre.

Passons les quelques envolées lyriques dont vous êtes coutumier. Nous préférons nous pencher sur les impératifs historiques que vous comptez édicter à l’école  : « Je propose de revoir l’enseignement de l’histoire à l’école primaire afin que les maîtres ne soient plus obligés d’apprendre aux enfants à comprendre que le passé est source d’interrogations. Faire douter de notre histoire  : cette instruction est honteuse  ! »

Que dites-vous, en somme  ? Puisque vous prétendez, quelques lignes plus loin, être allé à la rencontre des enseignants, vous permettrez sans doute, une fois n’est pas coutume, à quelques-uns d’entre elles et eux d’être vos exégètes. Il s’agit, ni plus ni moins, que de les astreindre à se métamorphoser en chantres du « récit de la nation ». Si vous êtes élu, vous souhaitez sans doute que les enseignant-e-s se présentent en dignes héritiers d’Ernest Lavisse, dont le manuel d’histoire au cours moyen (Armand Colin, 1912) affichait ses glorieuses prétentions « humanistes »  : « Enfant, tu vois sur la couverture de ce livre les fleurs et les fruits de la France. Dans ce livre, tu apprendras l’Histoire de France. Tu dois aimer la France parce que la nature l’a faite belle et son histoire l’a faite grande. » Serez-vous le nouveau Jules Carde, gouverneur de l’Afrique-Occidentale française (AOF), qui enjoignait les professeurs à être « de sûrs auxiliaires de notre œuvre colonisatrice »  ? Votre prose ressemble à la sienne à s’y méprendre. Lisez plutôt  : « Tout l’enseignement de l’histoire et de la géographie doit tendre à montrer que la France est une nation riche, puissante, capable de se faire respecter, mais en même temps grande pour la noblesse des sentiments, généreuse et n’ayant jamais reculé devant les sacrifices d’hommes et d’argent pour délivrer les peuples asservis ou pour apporter aux peuplades sauvages, avec la paix, les bienfaits de la civilisation » (circulaire du gouverneur générale Carde, in JO AOF n° 1024 du 10 mai 1924).

L’histoire doit-elle renoncer à faire du passé une source d’interrogations  ? Bien au contraire, au cœur d’une société multiple, nous pensons, nous, qu’il est nécessaire de faire exister une pluralité de voix, une pluralité de récits audibles par toutes et tous.

Plutôt que de confier aux enseignant-e-s la tâche de démêler l’écheveau du passé et du présent, vous entendez faire appel aux gardiens d’une histoire officielle, pompière, aux gardiens d’un certain ordre moral, nous avons nommé ces « académiciens goitreux endollardés de sottises » qu’évoque Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialisme (Présence africaine, 1955), Césaire qui a toujours refusé d’appartenir à ce sinistre cénacle. Nous vous citons scrupuleusement  : « Si je suis élu président de la République, je demanderai à trois académiciens de s’entourer des meilleurs avis pour réécrire les programmes d’histoire avec l’idée de les concevoir comme un récit national. »

Ce à quoi vous destinez le pays, Monsieur Fillon, c’est à l’ignorance de ses propres fêlures, auxquelles vous substituez sans vergogne (mais il est vrai qu’à vous entendre « nous sommes uniques  ! Pourquoi devrions-nous nous en excuser  ? ») une histoire monumentale des idées sans corps. Vous prétendez faire de la France une essence, et en cela prolongez la « chosification » dont parle Césaire lorsqu’il analyse l’entreprise coloniale. Vous faites table rase des millions de morts, des identités avilies, des cultures millénaires ravagées, des terres écumées, de ce lourd tribut de la domination coloniale que paient encore aujourd’hui beaucoup des régions du monde que vous nommez  : les « peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique du Nord ». Ce faisant, c’est aussi toute une frange de la population française – nos élèves et leurs parents qui, pour une grande majorité d’entre eux, sont issus de l’immigration postcoloniale et qui font partie intégrante de notre communauté éducative – qui se trouve dénigrée, infériorisée et insultée.

Nous aurions pu nous indigner, une nouvelle fois. Mais ce n’est pas une impuissance douloureuse qui préside à notre prise de parole  ; nul affect, nulle supériorité morale non plus. Nous tenons simplement à marquer notre territoire  : d’où qu’ils viennent, nous combattrons sans répit ces idées, ces propos, ces postures que ne manquera d’alimenter l’inénarrable course à la cote à l’élection présidentielle, destinée à entretenir la narcose générale du pays et ses impensés historiques. Nous en avons assez de cette agonie sans fin d’un carcan politique délabré aux remugles racistes.

Nous ne serons pas les vicaires d’une religion civique qui travestit l’histoire, nous refuserons l’assignation identitaire que nous promettent vos propos, nous déserterons le rôle de laquais d’un prétendu « récit national » que vous voulez nous faire endosser. Nous ne serons jamais les larbins d’une histoire réduite à un tissu grandiloquent de fantasmes destinés à conjurer la réalité postcoloniale de notre pays. Bien au contraire, nous croyons en une éducation réellement émancipatrice et décoloniale, qui ne trouvera son amorce que dans la manifestation de la vérité.

Signataires : Valérie Alias, Élodie Bonachera, Ludovic Chapsal, Antoine Delval, Marion Diouris, Marie Lassort, Florent Martinié, Fiona MC Admas-Marin, Virginie Ollivier, Agathe Robert, Whitney Sika, Sherine Soliman, Hachimia Soulé, Marisa Soumaré, Grégory Thuizat, Adrien Vodslon, Mathieu Voisin, Samy Yahiaoui, toutes et tous personnels d’enseignement et d’éducation à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis).


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