L’attaque actuelle, frontale, contre le droit du travail, cristallisée dans la loi El Khomri ne s’est pas faite au hasard : elle vise à institutionnaliser les souhaits du patronat formulés dès 1999. Les déclarations de janvier 1999 lors de l’assemblée générale constitutive du groupement des « entrepreneurs », la lettre de MM. Seillière et Kessler aux secrétaires généraux des organisations syndicales et les propos qu’ils tiendront lors de l’université d’été du Medef en août 2003 puis les orientations des rapports Camdessus et surtout Virville remis au gouvernement en 2004 montrent bien qu’il s’agit d’une demande ancienne qui trouve, enfin, à se réaliser. Voir dans le droit du travail – fortement contradictoire, tiraillé qu’il est entre un droit privé et un droit public – une sorte de cadre intangible des relations de travail serait en effet une erreur. Le droit du travail est plus que les autres droits marqué par son histoire : les rapports sociaux en déterminent les formes, les avancées et les reculs ; politique et économie y sont plus qu’ailleurs étroitement mêlées. Les prises de positions patronales, formulées il y a quinze ans, visaient à réaliser systématiquement une philosophie politique opposée aux droits acquis par les luttes des salariés.
Les premières propositions du Medef de 1999 font référence à une « nouvelle constitution sociale ». Elles reposent sur une dépréciation de la démocratie parlementaire qui imposerait par la loi trop de contraintes aux entrepreneurs. L’expression de « nouvelle constitution sociale », sans doute très consciemment choisie, implique que la loi devrait être subordonnée aux accords passés dans les entreprises avec les représentants de la « société civile ». Ainsi la « hiérarchie des normes », qui veut qu’un accord de « branche » – et a fortiori un accord d’entreprise – ne soit accepté que s’il offre des avantages supérieurs à ceux de la loi, gêne trop le patronat pour qu’il ne souhaite pas sa disparition. Formuler une telle proposition montre bien qu’il s’agit, dans l’esprit de ses rédacteurs, d’une véritable révolution politique puisque un contrat signé entre des parties censées représenter la société civile l’emporterait sur la loi votée par les représentants élus du peuple. Dans cette conception politique, poussée à la limite, le Parlement perdrait l’initiative de toute loi contraire aux intérêts du patronat : il ne garderait sa capacité législative que pour entériner des accords utiles aux intérêts des entrepreneurs.
Qu’un directeur des ressources humaines de l’entreprise Renault (Michel de Virville) puisse, quelques mois plus tard, rédiger un rapport, après celui de Michel Camdessus, ancien directeur du FMI, sur des propositions d’« assouplissement » du droit du travail à la demande de François Fillon, chargé de préparer une « réforme » du droit du travail, et reçoive l’approbation du président du Medef (Ernest-Antoine Seillière) et de dirigeants d’entreprise n’étonnera pas ceux qui savent bien que le patronat développe depuis plusieurs années une conception totalement nouvelle des rapports sociaux, cohérente avec le néolibéralisme dominant, et s’en prenne au droit du travail.
Pour bien se faire comprendre sans doute, le Medef a, en 2003, placé le droit du travail au cœur de sa session d’été, placée sous l’égide de la « grande transformation ». Pour ses représentants, une nouvelle organisation du pouvoir politique est possible. Le système de « nouvelle gouvernance » dont ils rêvent reposera plus sur des contrats passés avec les représentants de la société civile que sur la loi. Il s’affranchit, comme ils l’écrivent, « des constitutions, des élections, de la politique elle-même ». Ce nouveau système de domination exerce des contraintes, aussi le Medef exige-t-il un nécessaire changement de « ton ». Il n’est pas absurde de penser qu’il y avait là une invitation pressante adressée aux syndicalistes et aux porte-parole d’associations contestataires à « baisser d’un ton », et il n’est pas absurde de penser que cette exigence est toujours présente. Ce nouveau système de domination, disent encore les auteurs de cette déclaration, n’aura pourtant toute son efficacité qu’autant qu’il parviendra à rétablir l’ordre dans l’école non seulement en permettant, en sus des savoirs, de favoriser l’apprentissage de savoir-faire utiles mais surtout d’inculquer un « savoir-être » à la fois respectueux des relations (sans doute naturelles à leurs yeux) d’autorité et pétri « d’esprit d’entreprise ». Le Medef désirait aussi que les salariés deviennent « entrepreneurs » de leur emploi, ce qui serait déjà, on en conviendra, une grande transformation ! Si le « patronat » a disparu et se voit remplacé par des « entrepreneurs », le salariat doit à son tour devenir une collection d’individus soucieux, eux aussi, de maximiser leur intérêt en prenant les risques nécessaires à la réussite du « cœur » de leur entreprise : être employable. En somme, pour le Medef, si le monde social devenait une suite de contrats entre « entrepreneurs », le salariat et ses organisations syndicales revendicatrices qui empêchent de faire du profit en rond n’existeraient plus. La loi El Khomri est un pas de plus vers la réalisation de cette utopie.
« Le CDI, tel qu’il est fait, est très inquiétant, très anxiogène. » Pierre Gattaz
Christian de Montlibert Sociologue, chercheur rattaché au laboratoire Sage
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