Entretien. Après plusieurs mois de lutte contre la loi travail, nous avons demandé à l’association Acrimed (Action-Critique-Médias) de revenir sur le traitement médiatique de ce mouvement.
Manu Bichindaritz — On a entendu beaucoup de critiques de la couverture médiatique des mobilisations contre la loi travail. Quels sont les principaux biais identifiés par Acrimed ?
Acrimed — Il y a bien évidemment le plus visible (et souvent le plus choquant) : les prises de position parfois outrancières de certains éditorialistes et journalistes en vue, comme Franz-Olivier Giesbert, qui est allé jusqu’à comparer la CGT à Daech, Jean-Michel Aphatie, qui s’est demandé sur Twitter si la CGT allait appeler à la guerre civile, ou encore Gaëtan de Capèle, du Figaro, auteur d’un éditorial sobrement titré « terrorisme social »... On pourra également mentionner le cas de Nathalie Saint-Cricq, responsable du service politique de France 2, dont les interventions au JT de 20 heures ressemblent chaque jour un peu plus à des éditoriaux anti-grève, comme le 23 mai dernier lorsqu’elle évoquait « une radicalisation tous azimuts et une technique révolutionnaire bien orchestrée ou comment paralyser un pays malgré une base rabougrie et même si le mouvement s’essouffle »...
Mais ces outrances ne résument pas tout, loin de là, et lorsqu’on y regarde d’un peu plus près, on se rend compte que c’est à un véritable matraquage auquel nous assistons depuis plusieurs mois dans l’ensemble des grands médias. Ce matraquage avait d’ailleurs commencé, comme bien souvent, avant même que la « réforme » du code du travail ne soit présentée. Dès la remise du rapport Combrexelle, en septembre dernier, c’est un refrain bien connu qui a été entonné, celui de la nécessité de la « réforme », toujours accompagné de la dénonciation de « l’archaïsme » des syndicats. On pouvait ainsi lire dans un éditorial du Monde, le 2 septembre : « Le code du travail n’est pas une vache sacrée. C’est un outil de régulation indispensable pour assurer un socle minimal de protection des salariés. Mais il ne doit pas devenir imperméable aux mutations de la société et du salariat. La CGT et FO jouent les gardiens du temple, veillant à ce qu’on ne touche pas à une virgule du code ». On peut aussi se souvenir d’une intervention de François Lenglet au 20 heures de France 2 le 9 septembre, qui posait la question rhétorique suivante : « Bien sûr, on pourrait garder notre bon vieux code du travail, avec ses règles et ses protections, qui dissuadent parfois la création d’emploi, mais à quoi cela sert de protéger de plus en plus des emplois qui ne sont pas créés ? »
Et quand la mobilisation a commencé à s’étendre ?
C’est à une entreprise de délégitimation de la mobilisation à laquelle nous avons alors assisté, qui reposait principalement sur trois piliers.
Le premier, qui est là encore un grand classique des médias de démobilisation sociale, est la focalisation sur les conséquences des grèves, et non sur leurs causes. On multiplie ainsi les « reportages » dans les gares, on raconte en long et en large la « galère » des « usagers », avec les incontournables micro-trottoirs grâce auxquels on apprend, avec stupéfaction, que lorsque les conducteurs de train sont en grève, il y a moins de trains en circulation, etc. Nous avons aussi eu droit cette année aux reportages sur la « galère » des automobilistes en quête d’essence, et sur la crainte de la « pénurie ». Nous avons ainsi décompté, entre le 20 et le 24 mai, pas moins de 106 reportages dans les JT de TF1, France 2 et France 3, consacrés à la « pénurie »… Pour combien de reportages consacrés aux motivations des grévistes ? Un nombre négligeable.
Le second angle d’attaque est la dénonciation de celles et ceux que nous avons ironiquement nommés les « pas concernés ». De qui s’agit-il ? De ces manifestants qui, d’après certains médias et éditorialistes, n’ont rien à faire dans les rues car ils ne sont « pas concernés » par la « réforme » du code du travail. Les lycéens et les étudiants ont ainsi été montrés du doigt, de même que les fonctionnaires, les cheminots, etc. Il s’agit là encore de délégitimer la mobilisation en laissant entendre (ou en disant explicitement) que la loi travail n’est qu’un prétexte et que « ces gens » se mobilisent pour d’autres raisons moins avouables : défense de leurs « privilèges », manœuvres syndicales, envie de sécher les cours, etc. La manœuvre est grossière, mais elle fonctionne : en se focalisant sur les « pas concernés », on évite de donner la parole aux premiers concernés (les salariés du privé et leurs représentants), et surtout on occulte les solidarités à l’œuvre (entre public et privé, entre générations, etc.) dans la population.
Le troisième angle d’attaque, enfin, est l’injonction permanente faite aux responsables syndicaux et politiques à « condamner » les « violences » qui ont eu lieu dans certaines manifestations, lors d’interviews qui ressemblent souvent à de véritables interrogatoires. Pour certains journalistes-intervieweurs, la « condamnation » des « violences » semble être un préalable à toute autre question et, tant que l’invité ne l’aura pas fait, on ne le lâchera pas. Ce faisant, et en recherchant la « petite phrase », quelle qu’elle soit, on amalgame des mobilisations massives et des incidents qui, quoi qu’en on pense, sont marginaux. Qui plus est, la focalisation sur les « violences » fait passer au second, voire au troisième plan, les mobilisations elles-mêmes, leurs causes, leur tonalité, leur ampleur.
Bref, on comprend qu’au-delà des prises de position les plus outrancières, les mécanismes de la délégitimation sont nombreux et exigent, pour être décryptés et combattus, une attention de tous les instants.
C’est en grande partie le travail que fournit Acrimed, qui appelle d’ailleurs au soutien financier ?
C’est effectivement l’un des objets de l’association. Acrimed fête cette année ses 20 ans, puisqu’elle est née dans la foulée de la mobilisation de novembre-décembre 1995, dont le traitement médiatique avait déjà suscité nombre de (légitimes) critiques, et convaincu un certain nombre de militants et d’intellectuels de la nécessité de la création d’un véritable observatoire critique des médias. Vingt ans plus tard, et à la lumière de la couverture de la mobilisation contre la loi travail, on se rend compte que, malheureusement, cette nécessité est plus que jamais d’actualité. Le succès rencontré par Acrimed, notamment via son site qui a battu des records de fréquentation au mois de mai, mais aussi le très bon accueil que nous avons reçu dans les récentes manifestations, montre que la critique des médias est une préoccupation réelle, y compris et notamment dans le mouvement social.
Mais, malgré ses deux décennies d’existence, Acrimed demeure une créature fragile. L’association a connu un important développement ces dernières années, ce qui ne va pas sans un certain nombre de dépenses, et comme nous ne recevons pas de subventions et que nous refusons toute forme de publicité, tout en mettant gratuitement nos articles à la disposition des internautes, nous ne pouvons compter que sur la générosité de nos adhérents et sympathisants. C’est pourquoi nous avons lancé un appel à souscription, destiné à assurer la poursuite de nos activités, et à pérenniser les trois emplois à temps plein indispensables au bon fonctionnement de l’association. Notre ambition est de récolter 60 000 euros, et nous avons à l’heure actuelle atteint plus de la moitié de cet objectif. Mais le compte n’y est pas encore. Alors nous demandons à toutes celles et tous ceux qui nous lisent et nous apprécient, ou au moins qui jugent que notre travail est utile, de participer, même modestement, à cet effort. Il suffit de se rendre sur notre site, et de se laisser guider. Alors n’hésitez pas : Acrimed a encore besoin de sous, Acrimed a toujours besoin de vous !
Propos recueillis par Manu Bichindaritz
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