Vanessa Pinto : « Les jobs étudiants, un apprentissage de la précarité »

vendredi 20 mai 2016.
 

Les « petits boulots » ne sont pas seulement un frein à la réussite des études, ils sont aussi le lieu où les jeunes issus des classes populaires intériorisent leur place dans l’échelle sociale, explique la sociologue Vanessa Pinto. Pis, ces étudiants contribuent, malgré eux, à déstabiliser l’emploi «  stable  » des autres salariés. Entretien.

Dans À l’école du salariat, les étudiants et leurs 
petits boulots (édité chez PUF, collection «  le Lien social  »), Vanessa Pinto, chercheuse à l’université de Reims, analyse finement la réalité du salariat étudiant, qui pénalise d’abord les enfants d’ouvriers.

Le nombre d’étudiants salariés est-il en augmentation  ?

Vanessa Pinto À chaque rentrée, les organisations étudiantes annoncent un boom du nombre d’étudiants qui travaillent. En réalité, leur nombre est relativement stable depuis dix ans. Environ la moitié d’entre eux déclarent avoir exercé une activité rémunérée en dehors des seules périodes estivales, si l’on se réfère à l’enquête menée chaque année par l’Observatoire de la vie étudiante (lire encadré). Plus spectaculaire, en revanche, est l’explosion des activités professionnelles intégrées au cursus. La part des étudiants effectuant des stages obligatoires, dont les deux tiers ne sont pas rémunérés, est passée de 19 % en 1994 à 43 % en 2010.

Pourquoi s’intéresser aux jobs étudiants  ?

Vanessa Pinto Le travail des étudiants, dont les prémices existent dès le Moyen Âge, n’a rien d’une nouveauté. Il y a néanmoins une évolution récente du discours sur le sujet. Pendant très longtemps, a prévalu l’idée, largement partagée, qu’exercer une activité rémunérée à côté des études ne pouvait que nuire à la réussite d’étudiants paupérisés ou prolétarisés. Tout a changé dans les années 1970 et 1980, quand l’université s’est vu progressivement attribuer, avec la montée du chômage, une nouvelle fonction, celle d’assurer l’insertion professionnelle des jeunes. L’emploi étudiant va peu à peu devenir une expérience à valoriser. À l’opposé d’organisations étudiantes, comme l’Unef et Solidaires étudiant-e-s, qui continuent de dénoncer le taux d’échec et la précarité des étudiants salariés, d’autres, comme l’UNI, qui se présente comme le syndicat de droite, vantent les avantages des petits boulots qui permettent «  d’acquérir une autonomie  » et «  des compétences professionnelles  ». Cette vision gagne du terrain, au point qu’un rapport du Conseil économique, social et environnemental, adopté à l’unanimité en 2007, présente désormais l’emploi étudiant comme un atout, à condition, prévient-il, de prendre des mesures pour mieux concilier études et emploi. Parmi ses propositions figurait l’instauration d’une validation pédagogique des jobs étudiants dans le cadre du cursus universitaire. Aujourd’hui, l’idée d’une professionnalisation des étudiants est portée par le ministère de l’Enseignement supérieur, avec la promotion de l’alternance : cet outil offrirait à des jeunes de milieux modestes, «  peu adaptés à un enseignement théorique et conceptuel  », la possibilité «  de poursuivre leurs études, en leur assurant un revenu  ».

D’un côté, on vante les petits boulots qui «  forment la jeunesse  » . De l’autre, on vilipende les «  emplois McDo  ». Quels sont précisément les emplois occupés par les étudiants  ?

Vanessa Pinto Il n’y a pas d’emploi étudiant type, mais une disparité de situations selon les origines sociales. Les enfants de cadres occupent principalement des activités assez occasionnelles, comme du baby-sitting, des cours particuliers. Plus ils avancent dans leurs études, plus ils s’inscrivent dans une logique d’anticipation, avec des activités en cohérence avec la finalité de leurs études. C’est le cas des internes en médecine ou des jeunes doctorants, par exemple. Un étudiant souhaitant devenir enseignant va postuler dans le secteur de l’animation ou être surveillant. À l’inverse, les étudiants d’origine populaire tendent à se retrouver avec des missions qui ne sont pas directement liées à leurs études  : des emplois d’ouvriers ou d’employés de commerce, exercés de façon intensive, et qui présentent un danger pour la suite de leurs études. C’est chez eux que l’on retrouve le plus souvent ce que j’appelle une «  éternisation dans l’emploi  ». Ils s’enlisent dans un emploi occasionnel qui dure. Ils se prennent au jeu du petit boulot. Au départ, ils affichent une forme d’entrain dans ce travail, où ils disent trouver un espace de socialisation, une seconde famille, une bonne ambiance… Ces étudiants d’origine populaire, souvent issus des filières technologiques et professionnelles, et moins bien armés scolairement que d’autres, vont y trouver une place qu’ils ne trouvent pas forcément à l’université, d’où ils décrochent vite. Mais dans le milieu professionnel, ils s’aperçoivent qu’il n’est pas évident de monter dans la hiérarchie, d’obtenir une évolution de travail ou un CDI. En multipliant ce type d’emplois, ils intériorisent peu à peu leur place sur le marché du travail et font l’apprentissage de leurs positions sociales. Loin d’y développer des compétences qualifiantes, ils y apprennent surtout à être adaptable, souriant, à arriver à l’heure, à montrer de la motivation au travail… Bref, «  des savoir-être  ». Comme si ces petits boulots étaient un moyen de moraliser les classes populaires.

Quelle place occupent ces étudiants dans le marché du travail  ?

Vanessa Pinto C’est une main-d’œuvre idéale. Les étudiants sont des personnes disponibles, que l’on peut aisément rendre encore plus disponibles. Un petit coup de pression suffit pour qu’ils aménagent leurs horaires en fonction des priorités de l’entreprise. Ils sont intéressés par des contrats courts (CDD, intérim, etc.), cherchent à travailler les dimanches, les week-ends et le soir. Les employeurs peuvent leur imposer facilement de bas salaires. Recevant toujours une aide de leurs parents, financière ou par la fourniture d’un logement, les étudiants n’ont pas de prétentions salariales élevées et expriment rarement des revendications. Ils s’investissent peu dans cet emploi par définition temporaire, qu’ils ont tendance à mettre à distance. Ce détachement vis-à-vis d’un travail «  qu’ils ne feront pas toute leur vie  » peut même se traduire par une sorte de suractivité dans le travail, pris comme un jeu. Et le turnover, loin d’être une contrainte dans le commerce ou la restauration, permet aux entreprises une main-d’œuvre constamment renouvelée. Elles profitent à moindres frais de ce personnel très qualifié, qui entraîne souvent une mise en concurrence avec les salariés non étudiants, tant au niveau des horaires qu’à celui des compétences. Leur présence participe à la «  déstabilisation des stables  », pour reprendre l’expression de Robert Castel. Malgré eux, les étudiants salariés contribuent à une euphémisation de la précarité et à banaliser la flexibilisation du travail. Ils donnent un visage souriant à la précarité.

Pris en étau entre un cursus difficile à l’université et de faibles perspectives dans leurs boulots, pourquoi ne se révoltent-ils pas  ?

Vanessa Pinto Étant donné la dureté des conditions de travail et le niveau de précarité, toute mobilisation, comme celle intervenue il y a quelque temps chez McDo, relève du miracle. Très ponctuelles, ces luttes ne partent jamais des étudiants. Elles sont d’abord le fait de salariés plus anciens, voire des managers. Pour améliorer le sort de ces étudiants qui se laissent prendre au piège des petits boulots, c’est plutôt à l’université qu’il faudrait agir. La solution souvent avancée est d’aménager leurs conditions d’études, d’alléger les exigences universitaires et académiques, en offrant des dispenses d’assiduité, par exemple. C’est une fausse solution. Au lieu de leur faciliter la vie, cela accentue leur éloignement du monde de l’enseignement supérieur, aggrave leur décrochage et par là même accentue les inégalités sociales. 
Il faudrait au contraire renforcer leur encadrement pour mieux les «  rescolariser  », avec une plus grande aide financière et pédagogique (petits effectifs, bourses…).

L’allocation d’autonomie est avancée depuis longtemps comme une alternative aux jobs étudiants. Qu’en pensez-vous  ?

Vanessa Pinto La proposition d’une allocation égale pour tous, qui remplacerait les aides existantes, pourrait à mon avis être assez pernicieuse dans un contexte de désengagement de l’État vis-à-vis de l’enseignement supérieur. Il ne faudrait pas que l’allocation d’autonomie se transforme en un petit pécule, une aide individuelle, qui aurait pour but de justifier les hausses de frais d’inscription ou le développement des prêts étudiants pour financer les études. Il serait à mon sens plus judicieux de mettre l’accent sur les aides collectives, comme le logement, l’aide médicale, psychologique, et d’autres services assurés par les Crous, dont les crédits ont été amputés cette année. Au fond, l’allocation d’autonomie non associée à une amélioration des conditions d’études, risque d’individualiser un peu plus les parcours des étudiants. Et d’isoler encore ceux qui travaillent.

Un étudiant sur cinq travaille plus de six mois par an. Seulement 27 % des étudiants n’exercent aucune activité rémunérée pendant leur année d’études, selon l’enquête de l’Observatoire de la vie étudiante. 
50 % d’entre eux travaillent pendant l’année, et 23 % ne travaillent que pendant l’été. Mais cette enquête réalisée au mois de mars «  ne prend pas en compte ceux qui ont commencé à travailler après le début de l’enquête et ceux qui ont abandonné leur cursus au cours de l’année  », précise Vanessa Pinto. 
Ils sont 22 % à travailler 
au moins six mois par an.

Entretien réalisé par Pierre Duquesne, L’Humanité


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