La protection des jeunes travailleurs (apprentis, lycées stagiaires) reprend le chemin du XIXe siècle

jeudi 18 février 2016.
 

Les salariés de moins de 20 ans sont systématiquement en tête pour les contraintes posturales et les efforts physiques au travail

Par une série de décrets, le gouvernement assouplit depuis deux ans la réglementation spéciale protégeant les travailleurs de moins de 18 ans, apprentis ou lycéens en stage dans les entreprises. Alors que ces adolescents sont plus exposés que leurs aînés aux risques du travail et davantage victimes d’accidents.

« L’effort envers la génération qui vient est un devoir sacré », déclarait lors de ses vœux le président François Hollande, promettant pour la énième fois un développement de l’apprentissage comme mesure miracle pour faire reculer le chômage. Ce qu’il n’a pas dit, c’est que ce devoir sacré consiste aussi, au nom de l’emploi, à sacrifier les protections spéciales prévues par le Code du travail pour les jeunes de moins de 18 ans. Ces adolescents qui, salariés en apprentissage ou élèves de lycées professionnels en stage, sont propulsés dans le monde du travail. Depuis deux ans, par une série de décrets qui ne font pas couler beaucoup d’encre, le gouvernement, cédant au lobby intense des organisations patronales, détricote les dispositifs qui prennent en compte la vulnérabilité particulière de ces travailleurs. Un mouvement qui fait froid dans le dos puisque la protection des enfants a marqué la naissance du droit du travail au milieu du XIXe siècle.

Une salve de décrets

Première salve en octobre 2013, avec deux décrets portant sur les travaux dangereux. Le Code du travail interdit d’affecter les jeunes de moins de 18 ans aux « travaux les exposant à des risques pour leur santé, leur sécurité, leur moralité, ou excédant leurs forces ». Certaines activités sont totalement interdites, mais d’autres peuvent faire l’objet de dérogations pour les besoins de la formation professionnelle, pour l’apprentissage ou les stages de lycée professionnel. C’est le cas du travail sur machines dangereuses, du montage d’échafaudages, d’opérations sur des appareils sous pression, dans un milieu confiné, dans des cuves… Si, jusqu’alors, l’employeur devait demander à l’inspection du travail une dérogation valable un an pour chaque apprenti, le premier décret instaure une dérogation par lieu de travail et pour trois ans. Par ailleurs, le silence de l’administration, qui jusqu’alors valait refus, vaut désormais accord. Avec le second décret, les travaux au contact de l’amiante passent de la catégorie totalement interdite à celle de « travail réglementé », pouvant faire l’objet d’une dérogation. L’Association nationale des victimes de l’amiante (Andeva) a obtenu, en décembre, une annulation partielle de ce texte (voir encadré).

Deuxième salve en avril 2015, avec deux nouveaux décrets. Dans le cadre du Conseil de la simplification pour les entreprises, par lequel le gouvernement invite les employeurs à formuler leurs doléances en matière d’allégement de contraintes, les organisations patronales obtiennent un nouvel assouplissement. La procédure de demande de dérogation préalable à l’inspection du travail est cette fois supprimée au profit d’une simple déclaration de l’entreprise sur l’emploi de mineurs aux travaux dangereux, valable trois ans. Ce basculement s’accompagne, certes, d’une obligation pour l’employeur de procéder à une évaluation des risques et de former le jeune à la sécurité, mais le contrôle ne pourra s’effectuer qu’a posteriori par les services d’inspection du travail, dont le sous-effectif est notoire. L’autre volet supprime l’interdiction absolue de faire travailler un mineur en hauteur sans protection collective (nacelle, garde-corps), alignant sa situation sur celle des adultes. La CGT a formé contre ces deux décrets un recours qui est en cours d’examen par le Conseil d’État, indique Alain Delaunay, qui représente le syndicat au Conseil d’orientation des conditions de travail (Coct).

Dernière salve en date, le temps de travail. Alors que les mineurs bénéficient d’une limitation des horaires à huit heures par jour et trente-cinq heures par semaine, ainsi que de deux jours de repos consécutifs, le secrétariat d’État à la Simplification a annoncé, en juin 2015, le lancement d’une « concertation avec les partenaires sociaux » pour rendre possible une durée de travail jusqu’à dix heures par jour et quarante heures par semaine, voire au-delà, pour calquer leur rythme sur celui de la « communauté de travail ». « Les mineurs doivent attendre sur les chantiers la fin de la journée de travail des salariés adultes », fait valoir le gouvernement, choqué par ce gaspillage de forces vives. En réalité, les horaires sont souvent dépassés et des dérogations sont déjà possibles par l’inspection après avis du médecin du travail, mais il s’agit là encore de les assouplir. La concertation est toujours en cours, indique le ministère du Travail à qui ce chantier a été confié. En attendant, la loi Rebsamen d’août 2015 a ouvert une nouvelle possibilité de dérogation à la règle des deux jours de repos consécutifs pour les mineurs travaillant dans le secteur du spectacle.

Ces protections n’étaient pas forcément effectives, les règles pas forcément respectées faute de contrôles suffisants, mais leur détricotage envoie aux employeurs un signal contraire au principe de prévention. « D’accord, il faut favoriser l’apprentissage, mais il faut donner des garanties pour que ces travaux réglementés ne produisent pas de nuisances sur la santé de ces jeunes qui vont d’une entreprise à l’autre et dont le suivi médical n’est pas organisé », estime Jocelyne Grousset, secrétaire du SNMSU-Unsa éducation, premier syndicat des médecins scolaires. De fait, les statistiques inviteraient au contraire à un renforcement des protections, tant elles révèlent une surexposition des jeunes aux risques du travail. Selon la Dares, le taux de fréquence d’accidents du travail (1) est de 44 dans la tranche de salariés âgés de 15 à 19 ans, contre 22 pour l’ensemble des salariés, soit le double  ! La dernière enquête Sumer sur les conditions de travail (2) a révélé un autre score effarant  : alors que 10 % de l’ensemble des salariés sont exposés à des produits chimiques cancérogènes (chiffre sous-évalué puisque seules certaines substances sont prises en compte), cette proportion grimpe à 15 % chez les moins de 25 ans et à 24 % chez les « apprentis et stagiaires », qui sont très souvent jeunes et ouvriers. Enfin, les statistiques montrent que la catégorie des salariés de moins de 20 ans est systématiquement en tête pour les contraintes posturales et les efforts physiques au travail.

« L’apprenti est un salarié, il est dans une relation de subordination, il aura du mal à dire que “là, il faudrait une sécurité” », rappelle Gilles Moreau, sociologue à l’université de Poitiers, qui a mené de nombreuses recherches sur l’apprentissage. Les apprentis sont très souvent dans de très petites entreprises où il n’y a pas de syndicat et ils sont là pour apprendre, ce qui ne les met pas en position de force. » À rebours du cliché sur les « conduites à risque » des jeunes, la sociologue à l’université de Picardie, Nathalie Frigul, qui a suivi une cohorte de jeunes de lycées professionnels en formation puis dans leur entrée sur le marché du travail (3), pointe ce paradoxe  : « Les jeunes sont bien mieux formés qu’il y a trente ans sur les risques au travail, ils connaissent bien les mesures de protection. Mais quand ils arrivent au travail, ils se heurtent à une impossibilité de mettre en application ce qu’ils ont appris à l’école, du fait des injonctions de rentabilité de l’entreprise. Tous les accidents que nous avons relevés dans notre suivi correspondaient à un problème d’intensification du travail  : le jeune n’avait pas osé arrêter la chaîne, par exemple, de peur de perdre son emploi. » A contrario d’une déréglementation du travail des jeunes signifiant une « banalisation » des risques, la sociologue plaide pour « un encadrement et un accompagnement renforcés » de l’entrée dans le monde du travail. Pour Gilles Moreau, il faut que la réglementation du travail des jeunes soit « crédible » par rapport au monde de l’entreprise, mais surtout « contrôlée »  : « On ne peut pas parier sur la seule bonne volonté des employeurs. Et il ne faut pas oublier qu’un apprenti n’est pas un salarié productif, c’est quelqu’un qu’on éduque, qu’on forme, pas seulement à un métier, mais à être un citoyen avec des droits et une éducation à la préservation de sa propre santé. » Les appels incantatoires à l’apprentissage pour lutter contre le chômage relèvent, selon lui, d’un « leurre politique »  : « C’est affecter à l’apprentissage des vertus qu’il n’a pas, c’est devenu un automatisme politique. C’est faire croire que le problème du chômage se règle par la formation, alors que c’est beaucoup plus complexe que cela et qu’il y a avant tout une pénurie de postes. »

Un « risque important » pour les mineurs.

Mi-décembre, sur recours de l’Andeva, le Conseil d’État a partiellement censuré le décret de 2013 permettant de faire travailler des mineurs aux niveaux 1 et 2 (sur 3) d’empoussièrement à l’amiante, en estimant que les besoins de la formation professionnelle ne justifiaient pas de leur « faire courir un risque important pour leur santé ». La dérogation reste possible pour le niveau 1, sachant que l’évaluation de l’empoussièrement prévu sur le chantier est faite par l’employeur…

Fanny Doumayrou, L’Humanité

(1) Nombre d’accidents par millions d’heures rémunérées. Voir « Les accidents du travail entre 2005 et 2010 », Dares, Analyses n° 1010, février 2014.

(2) « Les expositions aux produits chimiques en 2013 », Dares, Analyses n° 054, septembre 2013.

(3) Voir Nathalie Frigul et Annie Thébaud-Mony, Où mène le bac pro  ? L’Harmattan, 2010.


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