Interview de Philippe Martinez (CGT) par Médiapart

samedi 23 avril 2016.
 

La CGT tient son 51e congrès depuis ce lundi. Philippe Martinez, son secrétaire général, répond aux questions de Mediapart.

Porté par le contexte social, le syndicat reste fragile, tant dans son rapport à un monde du travail de plus en plus éclaté que sur sa position de leader, disputée par la CFDT.

La dernière fois que la CGT s’est rassemblée, c’était pour mettre fin à la douloureuse séquence Thierry Lepaon, en février 2015.

Philippe Martinez, son remplaçant, passé de justesse à la tête d’une organisation en crise, s’est finalement plutôt bien installé dans le fauteuil, au point de devenir incontournable dans le paysage social. Le contexte pour l’organisation est porteur : la CGT reste unie dans sa stratégie contre la loi sur le travail et occupe une grande partie des rangs des cortèges syndicaux depuis plusieurs semaines. Elle montre cependant ses faiblesses et ses limites lorsqu’il s’agit de réagir vite à des mouvements venus de la base, du dehors, telle la pétition en ligne, initiée par Caroline De Haas, contre le projet de loi sur le travail ou encore les Nuits debout, rassemblements citoyens qui fleurissent en France, au-delà des appareils traditionnels.

Le renouvellement du bureau confédéral, au programme de ce 51e congrès organisé jusqu’au 22 avril à Marseille, portera, ou pas, la marque d’une plus grande ouverture, aux femmes, aux jeunes et à une autre manière de faire du syndicalisme. Entretien avec Philippe Martinez.

Quelle relation la CGT entretient-elle avec le mouvement « Nuit Debout » ? Certains sur ces places ont une lecture très dure et radicale du système actuel dans lequel ils englobent les syndicats. Comprenez-vous cette critique ?

Philippe Martinez : Comme vous l’avez dit, certains critiquent le système, et plus que le système, le manque de démocratie. Et oui, là-dedans il y en a encore certains qui nous mettent dans le même sac. C’est vrai pour partie à Paris mais, comme nous le rapportent des militants de la CGT qui sont nombreux à participer à la Nuit debout, ce n’est pas vrai partout. Il y a plus de 80 rassemblements en France et les camarades me disent qu’ils sont plutôt bien accueillis dans la quasi-totalité de ces rassemblements. Mais il y a des comparaisons qui ne semblent pas tout à fait justifiées, principalement avec l’Espagne et la Grèce.

La différence, c’est que ce mouvement « Nuit Debout » est né en France dans un contexte de mobilisation sociale. Les Syriza, c’était le calme plat sur le plan social, tout comme en Espagne, où il y avait, à l’époque, un consensus politique et syndical sur la nécessité de faire des réformes du même acabit que ce que l’on nous propose aujourd’hui en France. Donc, la nuance est de taille. La première Nuit debout a eu lieu le soir du 31 mars, journée de mobilisation. Donc oui, nous voyons ça d’un très bon œil, que des citoyens expriment le besoin de démocratie et réfléchissent, dans un monde qui ne va pas dans le bon sens, à quelle alternative politique possible.

Plus de démocratie, c’est ce que l’on réclame dans les entreprises. Ce serait très difficile de faire des Nuits debout ou des Journées assises dans les boîtes puisque le patronat considère que l’entreprise est un lieu de non-citoyenneté. On rentre dans l’entreprise, on laisse ses idées à la porte et on ne les récupère qu’à la sortie. Donc nous nous battons pour que la citoyenneté et la démocratie puissent fonctionner aussi dans cette enceinte. Notre contribution est là, à travers le prisme du syndicalisme. Quand nous proposons de travailler moins (et c’est l’un des sujets évoqués aux Nuits debout), eh bien, nous proposons des alternatives sociales dans notre société.

Certains syndicats, comme Solidaires, vont plus loin dans leur implication et sont sur la place, physiquement, et d’ailleurs plutôt bien reçus… Vous pourriez aller sur la place de la République ?

Oui, je pourrais y aller, même si la période était compliquée jusque-là en termes d’emploi du temps. Mais je le répète, des tas de militants CGT, à Paris ou ailleurs, sont physiquement présents. Nous respectons aussi le souci de ceux qui organisent que personne ne mette la main sur le mouvement.

Nous avons entendu, ici ou là, des militants qui disent qu’ils ne sont pas là pour « occuper des places »… Est-ce qu’il n’est pas temps, au contraire, de repenser le mode d’action syndicale ?

Ce qui se passe aujourd’hui est complémentaire. Mais notre principale forme d’action et d’intervention doit toujours porter sur le monde du travail. Oui, mais est-ce encore efficace, vu le peu de victoires accumulées ces dernières années et la faible syndicalisation ?

Alors oui, peut-être qu’on s’y prend mal… Mais où sont les salariés, les précaires ou ceux qui voudraient avoir du boulot ? Sur les lieux de travail. Cela rejoint une question qui vous a déjà été posée par Mediapart : comment aller chercher, avec cette méthode, ceux qui vous manquent, à savoir les précaires, les plus jeunes, par corrélation, et les chômeurs, de plus en plus nombreux ?

Les précaires sont eux aussi dans l’entreprise. Il n’y a que les privés d’emploi qui n’y sont pas.

Oui, mais les précaires ne sont pas toujours, par leur statut, en capacité de se syndiquer, ni même dans une situation d’être rejoints par le mouvement syndical ?

Non, ce n’est pas compliqué de les attraper, il faut simplement avoir la volonté de discuter avec eux.

Sauf que ça ne marche toujours pas très bien ?

Nous avons la volonté, peut-être faut-il faire beaucoup plus d’efforts… Mais je n’ai pas changé d’avis. Par exemple, j’étais à Disney ce matin [jeudi 14 avril – ndlr]. C’est typiquement une entreprise où il y a toutes les formes de salariat possible. Nous étions devant le McDonald’s qui rapporte le plus d’argent en Europe, au centre de Disney Village, près des restaurants, des hôtels. Disney, c’est 15 000 salariés, 5 000 précaires, des statuts hétéroclites, 42 nationalités différentes, des temps pleins, des temps partiels… C’est un endroit qui symbolise le mieux la diversité de l’emploi, même s’il n’y a pas d’industrie. Donc, on ne peut pas avoir un seul langage pour cette diversité de salariés et c’est là-dessus que nous agissons.

L’exemple de Disney est un bon exemple, l’action syndicale y est très difficile et le syndicalisme a donc toutes les peines du monde à être efficace. Donc comment fait-on ? Est-ce que l’entreprise (ou la fonction publique) est le seul lieu de déploiement du syndicalisme ?

C’est la bonne façon de faire parce que c’est là où sont les salariés, mais évidemment, ce n’est pas exclusif. Pour tous ceux qui sont victimes de répression ou qui, pour des raisons objectives, ne veulent pas ou ne peuvent pas s’afficher syndiqués, eh bien, on peut aller le soir discuter dans des endroits éloignés de la pression patronale. Donc oui, toutes les formes d’expression de la démocratie sont importantes. Mais il ne faut pas négliger l’entreprise : c’est le lieu de la contradiction, le lieu où l’on crée des richesses, là où certains gagnent très peu et d’autres beaucoup, là où l’on cache son argent dans des endroits désormais célèbres de la planète.

Vous croyez donc à une possible liaison entre la « Nuit Debout », que certains qualifient de « République des bobos blancs », et le monde du travail ?

Il le faut. À condition que tout le monde respecte la diversité des opinions et des situations. Ce sont des débats qu’on a avec les jeunes, les étudiants : on peut crier « grève générale ». Moi je suis pour. Mais il y a une différence entre des lycéens qui crient « grève générale », et des salariés qui, quand ils font grève, en payent le prix sur leur salaire.

Dans cette même veine, la naissance de la mobilisation contre la réforme du code du travail a démarré grâce à une pétition très virale, pédagogique, relayée par des habitués des réseaux… Est-ce qu’elle a si bien fonctionné parce que vous, les syndicats, n’y étiez pas, formellement ? Et regrettez-vous que ce ne soit pas des syndicats qui aient été à l’initiative ? Sur votre « cœur de métier » qu’est le travail ?

Nous travaillions depuis des mois à construire une mobilisation. La CGT a discuté d’une proposition de grève interprofessionnelle dès le mois de novembre, pour la seconde quinzaine de mars, avec la volonté de ne pas y aller tout seuls. Donc, c’était dans le paysage. Mais c’est vrai, il y a, là aussi, un mouvement citoyen, plus large, moins étiqueté syndicaliste peut-être, dont la principale initiatrice est Caroline De Haas, qui lance une pétition. Mais la pétition en ligne, c’est un truc qu’on connaît bien à la CGT, on en a quelques-unes sur notre site, c’est une forme d’action qui nous est familière. Et là aussi, c’est complémentaire, beaucoup chez nous ont signé et cela a contribué à nourrir le climat que l’on connaît depuis deux mois.

Mais cette pétition n’avait pas atteint 500 000 signatures que, déjà, le gouvernement reculait l’examen du texte et promettait des changements. C’est donc que la force de frappe est inédite ?

Je crois que c’est d’abord les mobilisations qui ont contribué à faire reculer le gouvernement. Mais que cela ait contribué à faire naître un climat, je vous l’accorde.

Non, dans la chronologie des faits, ce n’est pas ça qui s’est passé : les syndicats étaient partis sur la date du 31 mars, mais la pétition, les réseaux sociaux et finalement les organisations étudiantes, le collectif de la pétition ont dit qu’il ne fallait pas attendre, et aller dans la rue dès le 9 mars. Et le gouvernement a reculé à partir de ce moment-là.

Vous avez votre point de vue, j’ai le mien. La pétition n’a jamais évoqué une date de manifestation. Mais elle contribue, c’est vrai, à un mouvement conjoint, combiné à une intersyndicale qui a fait bouger les choses. Vous croyez quoi, le gouvernement regarde tout ça ! Pour la première fois depuis très longtemps, nous avons réussi à monter une intersyndicale avec tout le monde, et même avec les organisations de jeunesse. Est arrivée dans le paysage la date du 9 mars. Nous en avons discuté avec les initiateurs de la pétition. Ce ne sont pas deux mondes parallèles.

Il y avait de la méfiance quand même, sur ce surgissement non étiqueté ?

Non, les initiateurs de la pétition étaient tout à fait d’accord pour dire qu’il fallait un mouvement social commun, et pas uniquement virtuel. Caroline De Haas elle-même a relayé les informations syndicales pour la journée du 9 mars. Caroline De Haas a une démarche citoyenne, mais elle travaille aussi dans autre chose.

Vous voulez dire qu’elle a un agenda politique ? Mais elle n’est pas seule, derrière cette pétition, il y avait des gens de chez vous, comme Sophie Binet de l’UGICT-CGT ?

Moi je vous parle de Caroline De Haas. C’est elle qui initie tout ça. Et nous avons eu des échanges pour dire que le million de signatures devait se retrouver dans la rue. Nous ne sommes pas méfiants mais prudents. Caroline De Haas s’affiche sur une primaire à gauche et donc on a dit “attention” : il y a le mouvement social, la mobilisation, et le reste, ce n’est pas nous.

Ce mouvement a également permis de constater la puissance, comme émetteur et réceptacle, des hastags #Onvautmieuxqueça, ou encore de Youtube sur la loi sur le travail. Est-ce que l’on peut attendre une évolution de la CGT sur Internet ?

On est mauvais. Donc on a corrigé. Je me fais engueuler à chaque fois qu’on réunit des jeunes, donc, bon… Certainement qu’on n’écoute pas assez. On a plusieurs générations de militants à la CGT et tout le monde doit faire entendre sa voix. Il y a une personne dédiée depuis plus de six mois aux questions des réseaux sociaux, la page Facebook est lancée.

Vous voulez dire que vous n’aviez pas de page Facebook jusqu’ici ?

Non, de la confédération, non. Ça vous fait rire ? Moi pas. Donc c’est corrigé. Et donc, on a un militant qui est dédié à cette question. Nous avons réuni 400 jeunes syndiqués, qui ont dit ce qu’ils en pensaient, et nous, on est trop vieux, on a besoin d’aide. Quelle est la moyenne d’âge à la CGT ? Plus de 40 ans, mais ce n’est pas seulement une question d’âge moyen. Si on avait plus de dirigeants de 25 ans, cette question serait réglée depuis longtemps. Cela dit, les réseaux sociaux, c’est un moyen de sensibiliser l’opinion publique mais ça ne suffit pas. La signature d’une pétition est un signal d’alarme, mais c’est l’investissement des salariés sur leur propre avenir qui joue. C’est quand les jeunes sont allés dans la rue avec les salariés, le 31 mars, que les curseurs ont bougé. C’est là où on a un point de divergence.

Vous évoquiez les agendas politiques des uns et des autres : sur le rôle de la CGT et ses alliances politiques, également au menu du congrès, est-ce que la ligne va bouger ?

Non, nous sommes indépendants des partis politiques et ça ne changera pas. C’est mon point de vue et celui que l’on propose au vote lundi.

Mais des fédérations et des militants poussent dans l’autre sens ?

Oui, il y a des dirigeants qui poussent mais ça ne veut pas dire que les militants sont sur cette ligne. Si les adhérents veulent aller dans un sens contraire, ils le diront.

Pourquoi, c’est votre ligne, à vous ?

Parce que l’histoire nous montre que lorsque l’on dessaisit les salariés et les citoyens de leurs affaires, ça ne marche pas. La CGT a soutenu le programme commun de gouvernement en 1972 ; je suis de cette génération, donc je m’en souviens. Ça n’a pas changé ma vie mais ça a changé la vie de la CGT, en termes de déception, de désaffiliation, etc. Il faut que le mouvement syndical se consacre à sa mission d’origine, qui est de porter des alternatives sociales dans cette société. Et on peut apporter des choses très innovantes, qui dérangent. Comme les 32 heures, qui embêtent les libéraux.

Un projet pareil se porte politiquement, a besoin de relais pour vivre ?

Oui, et je constate que de plus en plus de politiques s’y intéressent, à eux maintenant de faire le boulot ! Nous, on laboure, on sème, ensuite, à eux de jouer.

Dans le cas Goodyear, dans celui d’Air France, on vous demande aussi souvent plus de radicalité politique. D’aller, pour le dire grossièrement, de manière plus musclée au charbon…

Je connais bien les Goodyear, je connais bien Mickael Wamen. On n’est pas d’accord, point. On est d’accord pour se mobiliser contre la répression, et on l’a fait, sur la place de la Nation, à Paris, il y a peu de temps, à ce sujet. Ces formes d’action – en tant qu’ancien de Billancourt, je sais de quoi je parle – ne sont pas nouvelles et doivent se construire en lien avec les syndiqués et les salariés. On ne peut pas décider d’en haut d’un mode qui conviendrait pour tous et partout. Mais par exemple, le 31 mars, il y a eu des taux de grévistes très hauts dans les entreprises. Alors là, on peut décider de reconduire. Personnellement, je pense qu’il faut que les grèves durent davantage. Mais ce n’est pas moi, Martinez, qui vais aller à la télé et brailler « grève générale » ! Nous sommes pour durcir le mouvement, mais c’est une décision des salariés. Oui, mais qui peut s’impulser… C’est ce qu’on fait. Si la notion de grève, c’est avoir une délégation de 50 personnes devant l’Élysée, je ne suis pas sûr que ça fasse plier le gouvernement. Si on a plusieurs centaines voire des milliers d’entreprises en grève, ça va faire réfléchir le gouvernement et le Medef. C’est la stratégie aujourd’hui ? Oui, de hausser d’un ton les formes d’action. Il faut se poser la question de reconduire la grève, mais avec une base la plus large possible. Sinon, c’est une forme de délégation bien connue. On laisse les cheminots se mettre en grève et puis on dit : pourvu qu’ils gagnent, comme ça, tout le monde gagnera. Ça, ça ne marche pas. Il était question également de repenser la structuration de la CGT, qui fonctionne encore avec des fédérations parfois peu représentatives et s’éparpille sur le territoire… Or cette question est minorée dans le prochain congrès. Mais réformer les structures, cela n’était-il pas pensé comme une manière de syndicaliser davantage ? Et je n’ai pas changé d’avis. La réflexion sur une structure territoriale de la CGT a été engagée. Un groupe de travail est à l’œuvre, il a suscité beaucoup de débats. Il a posé la place des régions, des unions locales, départementales, etc. Il y a eu des débats, fraternels mais musclés, il faut qu’il se prolonge et que des décisions soient prises.

Sauf que ce n’est pas le premier congrès où on en parle ?

Oui, mais ça fait un an seulement que je suis secrétaire général.

On peut cependant imaginer que tout ne passe pas par vous ?

Non, évidemment, mais c’est un enjeu majeur. Que ce soit sur les territoires ou les professions, on ne peut pas décider en 5 minutes. Il y avait une commission sur les professions qui, pour diverses raisons, n’a pas travaillé, et c’est une priorité. J’en parlerai dès lundi.

Vous avez déclaré craindre que la CGT perde en 2017 sa place de première organisation syndicale de salariés au profit de la CFDT…

Oui, j’ai dit cela, mais à périmètre égal, on est largement devant la CFDT, plus que l’écart dans les résultats des dernières élections professionnelles. Le problème, c’est que la CFDT rayonne sur 300 000 électeurs de plus que la CGT. 300 000 salariés en France peuvent voter CFDT mais pas CGT car il n’y a pas de liste CGT partout. C’est cela notre handicap, qu’il faut régler.

Pourquoi la CGT n’est pas là où est la CFDT ?

Car ils ont peut-être mieux mesuré la diversité du salariat et que certains patrons préfèrent voir la CFDT s’implanter plutôt que la CGT. La CFDT travaille différemment. Elle a embauché des commerciaux pour aller s’implanter dans les boîtes, négocier des protocoles. Ce n’est pas notre façon de faire. Nous, on a des militants. Et je le répète : les patrons préfèrent avoir la CFDT plutôt que la CGT dans leurs entreprises et ils s’organisent avant les élections professionnelles pour les avoir.

Le congrès de la CGT se déroule en plein mouvement social contre la loi sur le travail, ce qui est une chance car vous avez été très actifs. Mais la dernière manifestation n’a pas été à la hauteur des précédentes.

C’est vous qui le dites. Elle n’a pas été du même niveau que le 31 mars. Car on a choisi un samedi pour que d’autres personnes puissent venir. Mais elle a été un succès. Pourquoi riez-vous ?

Parce que le 31 mars, vous nous disiez : « Il y aura encore plus de monde le 9 avril car ce sera un samedi » !

Dans tous les cortèges, le samedi, on a vu des salariés qu’on n’a jamais vus lors des précédentes mobilisations.

Pourquoi ceux qui étaient de toutes les manifestations jusque-là ne sont-ils pas venus ?

C’est un débat que nous devons avoir. Certains camarades considèrent que la seule façon d’agir, c’est de faire grève. Mais nous, on pense aussi à ceux qui, s’ils se déclarent en grève, seront licenciés dans la minute, dans la semaine qui suit, par leur employeur, en représailles.

Il n’empêche que le retrait de la loi sur le travail s’éloigne, à moins d’une vraie inversion du rapport de force. Quelle marge de manœuvre vous reste-t-il, à l’heure où les députés socialistes semblent se caler derrière les amendements proposés par la commission des affaires sociales qui va faire évoluer profondément le texte ?

Vous imaginez Valls en train de se dire : je réfléchis à si je retire ou je ne retire pas ? Pour l’instant, il campe sur sa position. Comme d’autres en d’autres temps : « jamais je ne le retirerai », avait dit Villepin à propos du CPE. On connaît la suite… On croit encore au retrait. Ceux qui sont le plus embêtés, ce n’est pas nous, qui continuons à mobiliser et à préparer le 28 avril, mais des députés socialistes qui s’interrogent énormément.

Sauf que le texte a déjà été très modifié par la commission des affaires sociales…

On n’a pas les mêmes échos. De nombreux députés socialistes ne sont pas convaincus. Ils viennent même nous dire bonjour aux manifs. C’est le gros bordel dans le groupe socialiste et les mobilisations contribuent à mettre la pression sur le gouvernement mais aussi sur ceux qui sont chargés de voter des lois.

Mais s’il n’y a pas de retrait du texte, qu’allez-vous faire de ces semaines de mobilisation, de l’alliance syndicale FO, Solidaires, FSU ? Comment capitaliser à l’heure où la CFDT joue la carte du syndicat qui négocie et obtient des victoires ?

Le ciel n’est pas non plus serein à la CFDT. Comme vous avez pu le voir dans les manifestations, il y a de nombreux militants CFDT. Je préfère être à ma place qu’à celle d’un autre. On a réussi à reparler du code du travail, de choses barbares mais essentielles, comme la hiérarchie des normes. On a proposé des choses aussi, la sécurité sociale professionnelle et le nouveau statut du salarié. Cela parle beaucoup aux jeunes. Tout cela, c’est du capital pour l’avenir.

Mais vous avez besoin de victoires…

Bien sûr, ce qu’il nous manque aujourd’hui, c’est une victoire interprofessionnelle. Mais on ne va pas tirer des plans sur la comète. Même si on gagne le retrait, cela ne suffira pas. Il faut continuer à se battre. Trop de salariés n’ont pas encore de conventions collectives qui les protègent, sont soumis à la loi de la jungle. Mais il y a des tas d’entreprises où on gagne des choses et où les patrons qui essaient d’anticiper la loi sont mis en échec. À Brive, en Corrèze, dans une entreprise de l’aéronautique, la direction a voulu faire passer les salariés aux 39 heures payées 35, faire un référendum. Elle n’a pas réussi, l’un comme l’autre. Les salariés se sont mis en grève reconductible et le projet est tombé à l’eau. Ils ont même obtenu une augmentation de salaire.

Se pose aussi la question du syndicalisme rassemblé. Vous saviez dès le début que la CFDT était plutôt favorable à la philosophie initiale du projet de loi, et vous avez donc construit un front plutôt uni avec FO, FSU et Solidaires.

Mais ce front a déjà existé auparavant, il est même devenu un lieu commun. Sans pour autant transformer l’essai, au-delà, sur le long terme. Et des batailles unitaires, très mobilisatrices, ont déjà eu lieu, sans pour autant faire croître la syndicalisation. Pour le coup, c’est quoi le but ?

On a fait des erreurs dans le passé, notamment lors de la loi sur la représentativité, en 2008. Le syndicalisme rassemblé est devenu un partenariat privilégié avec la CFDT car il y avait l’enjeu de la représentativité et nous étions les deux plus gros syndicats pour. Tous les autres gueulaient. Or le syndicalisme rassemblé, c’est le rassemblement sans exclusivité. On en a oublié les fondamentaux. Là, on a invité tout le monde, y compris les jeunes. On a abouti à un texte commun lors de la première intersyndicale, sans nier les différences et en parlant d’actions. Certains ont décidé de partir en cours de route. C’est cela le syndicalisme rassemblé.

Que pensez-vous des annonces de Manuel Valls en faveur des jeunes ?

Il y a beaucoup de manœuvre politique. Mais comme les organisations de jeunesse, je considère que ce que le gouvernement a cédé aux jeunes, même s’il faut faire attention, notamment sur la taxation des CDD, c’est le fruit de la mobilisation de tous. Quand on gagne, on ne va pas dire : c’est pas bien.

La mobilisation par rapport à la loi sur le travail se fait en parallèle de la négociation paritaire sur l’Unedic mais n’y a-t-il pas une forme de marchandage entre les deux ? Par exemple, la surtaxation des contrats courts est désormais reprise par Manuel Valls et introduite dans la loi, ce qui fait bondir le Medef…

Personne n’est dupe. On en parle depuis plus d’un an. C’est l’une de nos principales propositions. Le gouvernement a essayé de faire entrer par la fenêtre une mesure qui n’a rien à voir avec le sujet, pour noyer le poisson.

Comment tenir sur la mobilisation contre la loi sur le travail et ne pas vous faire avoir sur la négociation Unedic ?

Nous sommes contre toutes les exonérations de cotisations sociales accordées aux grands groupes. Dans le cadre du pacte de responsabilité, d’ici 2020, l’assiette va encore être élargie : près de 90 % des salaires seront exonérés, pour une part ou en intégralité. Le gouvernement joue un jeu de dupes : il entend taxer les CDD mais il va faire encore plus de cadeaux au patronat. Nous allons nous battre.

Mais la taxation des CDD, est-ce le bon outil pour limiter la précarité ?

La loi est claire sur l’utilisation du CDD. Il doit être utilisé lors d’un surcroît temporaire d’activité ou en remplacement de salariés malades. Appliquons-la et nous limiterons la précarité.

Le gouvernement s’apprête à nommer deux grands syndicalistes des syndicats les plus hostiles à sa politique : Stéphane Lardy de FO à l’Inspection générale des affaires sociales et Thierry Lepaon à la lutte contre l’illettrisme (lire ici notre article). Ce n’est pas franchement le bon signal à renvoyer à l’opinion publique…

Je ne connais pas le cas Stéphane Lardy. Je vais donc uniquement parler du cas Thierry Lepaon. C’est normal que la CGT veille à ce que tous ses militants qui changent de responsabilité, des syndicats à la confédération, retrouvent une activité professionnelle.

Mais ce n’est pas un emploi comme un autre…

Certes, mais Thierry Lepaon n’est pas un militant comme un autre. Il était secrétaire général de la CGT. Il ne va pas retourner chez Moulinex, il a été viré. Et ce n’est pas Renault qui va l’embaucher ! Comment on fait pour que ces militants retrouvent un boulot ? Ce que l’on ne peut contester à Thierry, c’est son expertise dans le domaine de l’illettrisme. Il est l’un des experts de ce fléau dans les milieux du travail. Et ça tombe à pic car le gouvernement travaille à la création d’une agence pour la langue française incluant cette problématique. L’idée remonte au temps où Rebsamen était ministre du travail. J’ai dit : « Tiens, il y a quelqu’un chez nous qui connaît bien ces questions, là, c’est Thierry. » Et c’est ainsi que cela s’est construit. Étonnamment, ça se précise à quelques jours de notre congrès…

Oui, mais l’agence de lutte contre l’illettrisme est dirigée par une femme bénévole. Ici, on refond tout pour créer une nouvelle agence avec un poste rémunéré pour Thierry Lepaon…

Vous pensez que Hollande m’a appelé pour me dire : je te laisse construire une agence et définir le poste et le salaire de Lepaon ?

Mais Thierry Lepaon n’est pas parti avec les honneurs de la CGT. Il a été contraint à la démission après que son train de vie a été mis en cause. Pour l’opinion publique, c’est compliqué à expliquer. Pourquoi ne pas l’avoir gardé à la CGT ?

Quand on a été secrétaire général, qu’on a occupé des responsabilités, ce n’est pas la tradition.

Thierry Lepaon est toujours salarié de la CGT, il gagne 4 000 euros par mois et il a lâché son appartement de fonction, qui lui a coûté son poste, seulement en février. Quelle était sa fonction ? Pourquoi a-t-il gardé un appartement de fonction ? Alors qu’il y a une volonté de transparence dans l’utilisation de l’argent, des appartements, des ressources, vous comprendrez que cela puisse heurter ?

L’engagement qu’on a pris collectivement est d’assurer les moyens de vivre à n’importe lequel de nos militants en attendant de trouver une solution. Thierry Lepaon n’avait pas de responsabilités particulières. Il donnait un coup de main à la CGT Normandie, travaillait dans le groupe de réflexion depuis septembre sur l’évolution de l’agence de lutte contre l’illettrisme. Mais ces pratiques ne pourront plus exister à l’avenir. Nous avons adopté des règles de vie claires et précises.

Les ambitions et les contours du CPA sont inscrits dans la loi sur le travail. Vous êtes depuis longtemps attachés à la sécurité sociale professionnelle, issue notamment des travaux d’Alain Supiot. Vous avez également signé la position commune sur le CPA. Cela veut-il dire que vous vous retrouvez dans le CPA tel qu’il est présenté dans ce texte ?

Le CPA ne va pas assez loin. Ce n’est pas une bonne réponse à la volonté d’avoir une vie professionnelle sécurisée. Aujourd’hui, quand un jeune rentre dans la vie active, il y rentre par la porte du CDD. Puis il acquiert une compétence. Au bout de “X” années, sa qualification, ses compétences grandissent. Il change d’entreprise mais il est condamné à repartir de zéro. Il faut que cela change, trouver des financements et des mécanismes, peut-être créer une nouvelle branche de la sécurité sociale pour que les grandes entreprises cotisent pour compenser le passage d’un salarié d’une grande à une petite entreprise qui a besoin de compétences. Le paiement de la qualification est essentiel dans le parcours professionnel. Les grandes entreprises captent toutes les aides, toutes les exonérations et distribuent des millions à leurs actionnaires. Qui fait la pluie et le beau temps dans l’économie de ce monde ? 1 500 groupes multinationaux. C’est eux qui planquent l’argent dans les paradis fiscaux et cet argent doit servir à la collectivité.


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