Vote FN dans le bassin minier  : retour sur un coup de grisou

vendredi 11 décembre 2015.
 

Entre Lens et Hénin-Beaumont, le parti d’extrême droite est devenu une force politique presque majoritaire à elle seule. Enquête à l’ombre des terrils, vestiges d’un passé minier révolu.

Ce n’est ni le mur de Berlin ni celui des Lamentations, mais il est, à sa façon, chargé d’histoire. Des drapeaux rouges des sections syndicales  : fosse de Mazingarbe, Grenay, Bully-les-Mines. Un tee-shirt rouge  : « 10 mars 1906. Catastrophe de Courrières. 1 099 mineurs disparus. » Des pioches de mineurs. Des casques. Un plat à tajine et un couteau marocains (explications à venir). Une affiche pour la sécurité sociale minière. Une statue en bronze d’un mineur (il aurait pu être du bassin du Don, comme Stakhanov), chapeau vissé, torse nu bombé, moustache et air fier. Une photo d’un galibot (un enfant, utilisé pour aller là où les adultes ne pouvaient pas passer) pieds nus auquel un aîné donne la lampe de mineur, comme une transmission. Des photos de repas des anciens. Enfin, sur une étagère, un morceau de charbon, une « gaillette », on dit ici.

L’histoire des mineurs marocains, arrivés en 1956-1957 à la fosse de Noyelles

Nous sommes dans le local du syndicat des mineurs CGT, à Grenay (Pas-de-Calais), place Jean-Jaurès (dans le bassin minier, toutes les places sont baptisées Jean-Jaurès… ou presque). Raymond Frackowiak, son secrétaire général, prépare un café (dans le bassin minier, il y a toujours un café en préparation). Ses grands-parents originaires de Silésie sont arrivés en France en 1923. L’histoire des mineurs polonais est connue. Celle des mineurs marocains l’est peut-être un peu moins. Café servi, on parle au petit-fils de Polonais du plat à tajine et du couteau marocains. Son regard bleu se fait un peu plus perçant derrière ses lunettes aux montures comme translucides. Il se redresse de son fauteuil et pose les avant-bras sur son bureau. Il raconte  : « Ils sont arrivés en 1956-1957 à la fosse de Noyelles, recrutés au Maroc par un officier de l’armée. Ils faisaient des stages de six mois puis repartaient quatre mois. Les contingents arrivaient sans arrêt. Le plan Jeannenet de 1964 avait prévu l’arrêt de l’activité minière pour 1984. Il fallait progressivement remplacer les mineurs autochtones par des mineurs marocains pour terminer l’exploitation puis c’était retour au pays prévu pour ces derniers. Les contrats couraient et ils n’avaient toujours pas le statut de mineur. En 1980, on a mené la lutte pour leur faire obtenir ce statut. Ils ont aussi obtenu droit au regroupement familial. Puis la mine a fermé et leurs enfants n’ont pas trouvé de travail. »

Le dernier puits de mine a fermé définitivement en 1991. Vingt-cinq ans après, le Front national est le premier parti du bassin minier, où régnaient sans partage, mais en tension permanente, PS et PCF. Le raccourci est tentant  : le monde de la mine, bastion de la gauche et du syndicalisme CGT, a sombré du côté obscur de la protestation. Le raccourci se nourrit d’abord… de raccourcis. « Il ne faut pas croire que tous les électeurs ont des ancêtres mineurs. C’est comme si on leur reprochait inconsciemment de trahir leur mythe, souligne l’historienne Marion Fontaine (1). Le conservatisme et le racisme existent depuis tout le temps au sein des classes populaires. Il y a eu des ouvriers catholiques ou gaullistes, il ne faut pas l’oublier. »

« Depuis 1991, une réorganisation du territoire liée à la raréfaction de l’emploi »

Comparer les résultats électoraux des années 1980 à ceux d’aujourd’hui, c’est raisonner en données constantes. Or, sauf la géographie et l’imaginaire mythologique, rien n’a été constant dans ce territoire. Il y a eu la fin de l’activité minière et son corollaire, « l’effondrement des deux forces politiques, de leurs réseaux de sociabilité, des syndicats, explique Marion Fontaine. L’effondrement du syndicalisme est un fait majeur car il “tenait”davantage le bassin minier que les partis politiques ». « Depuis 1991, on assiste à une réorganisation du territoire liée à la raréfaction de l’emploi », poursuit Pierre Mathiot, professeur à Sciences-Po Lille. Cette « raréfaction de l’emploi » est depuis un invariant mais elle ne doit pas amener – deuxième tentation de raccourci – à indexer le taux de lepénisme sur le taux de chômage.

À Hénin-Beaumont, première ville gagnée par le FN, qui l’envisage comme le premier des dominos, c’est le bureau de la cité minière Darcy qui a porté Marine Le Pen au plus haut  : 72 %. « C’est là où le PCF faisait ses meilleurs scores, indique David Noël, conseiller municipal (PCF). Mais la population a totalement changé en quinze-vingt ans. » L’habitat a été rénové et le quartier s’apparente plus à une petite zone pavillonnaire classique qu’à l’habitat minier dégradé contre lequel se battaient syndicats et associations, il y a trente ans.

À Carvin, dernière ville avant le département du Nord, le maire socialiste ne dit pas autre chose. Il s’appelle Philippe Kemel et, lors des législatives de 2012, il a tiré son épingle du jeu en devançant Jean-Luc Mélenchon au premier tour puis Marine Le Pen au second. « Le meilleur bureau pour le FN dans ma ville, c’est celui qui se trouve à côté de l’étang, avec des petits pavillons. Les gens ont du boulot ou sont à la retraite et n’ont pas une mauvaise pension. »

« L’“assisté” et le “migrant” forment les deux figures repoussoirs »

« Le vote FN n’est pas le vote de ceux qui sont le plus en difficulté. Ceux-là ne votent pas, analyse Pierre Mathiot. Il est plutôt le fait de gens qui ont un métier, qui se sont endettés pour avoir une maison mais à 30 kilomètres des villes car le foncier y était moins cher et qui sont obligés d’avoir deux voitures. Ceux-là ont peur du déclin. D’autres, situés un peu plus haut dans l’échelle sociale, craignent pour l’avenir de leurs enfants. Ceux-là ont peur du déclassement. » Déclin et déclassement. L’« assisté » et le « migrant » forment les deux figures repoussoirs. « Le FN a réussi à ethniciser la question sociale. C’est la victoire de Maurras sur Marx », ajoute l’universitaire. Le responsable de la fédération communiste, Hervé Poly, prend les choses sous un autre angle  : « C’est un vote détourné mais c’est un vote d’instinct de classe dans le département qui a le plus voté non au référendum de 2005. Le sentiment d’entraide existe mais “entre nous”  : c’est bien et mal, à la fois. »

En écho, Marion Fontaine parle d’un « bassin minier qui a gardé des fragments de culture ouvrière mais qui ne sont pas rassemblés par une idéologie ». Ou plutôt par une autre idéologie. Elle poursuit  : « Avant “eux” et “nous”, c’était les patrons et les ouvriers. Aujourd’hui, ça peut être “eux” les étrangers ou même les Parisiens, d’où l’impuissance des consignes venues d’ailleurs. »

65 % des ménages ne paient pas d’impôts  : c’est la moyenne dans le bassin minier

« Ils votent FN car ils sont orphelins d’un modèle politique structuré autour du travail et des organisations », résume Pierre Mathiot. Des « orphelins » invisibles qui surgissent à chaque scrutin, comme des fantômes sortant de leur boîte-urne. Dans son bureau de l’hôtel de ville (situé place Jean-Jaurès, évidemment), Bernard Baude, maire (PCF) depuis 2002, revit la soirée des dernières élections municipales. « On est soulagé et on ne comprend pas. Soulagé car on est réélu dès le premier tour avec 51,25 % mais on ne comprend pas car le FN, sans campagne, fait 33 %. » Lors des dernières régionales, Marine Le Pen a réalisé 49,36 % des voix au premier tour et 51,35 % la semaine suivante… Méricourt est une ville sans plus de problèmes que les autres. Malgré ses 12 000 habitants, « c’est un gros village », selon son maire. Un « territoire attractif », bien desservi, bien situé aux portes de Lens. 65 % des ménages ne paient pas d’impôts  : c’est la moyenne dans le bassin minier. L’atypique Baude avec sa dégaine de rocker est un pionnier de la démocratie participative, un promoteur de l’aide sociale pour tout le monde. Mais les travaux pratiques sont parfois âpres. Prenons les séjours de ski. « La bonne réponse, ce serait l’application du quotient, mais pour donner plus en bas, il faut augmenter en haut de l’échelle des revenus. Or on n’a pas de haut… Je sais expliquer et défendre pourquoi on aide les plus défavorisés. Mais pas convaincre. »

Après l’effondrement de l’économie minière, le vide a été comblé par un système clientélaire. La demande sociale était forte. Le PS local y a répondu pour mieux asseoir sa domination. « Quand j’ai été élu pour la première fois, en 1983, la ville de Lens avait autorité sur un septième du territoire, raconte Jean-Paul Decourcelles, adjoint au maire (PS) de Lens. Le reste était géré par les Houillères, qui ont ensuite tout bazardé en dix ans. On a alors cherché à remplacer le comportement paternaliste des Houillères. Le système Kucheida (maire de Liévin – NDLR) est la reproduction du système des Houillères. Le maire a remplacé l’ingénieur. »

Mais, comme à Marseille, autre terre de désindustrialisation massive et de clientélisme, le système n’a plus les moyens de sa politique. Et la sanction est tombée. D’abord à Hénin-Beaumont, la planche la plus vermoulue de l’édifice. Candidat « antisystème », Steeve Briois s’est pourtant glissé dans les habits du notable local, patte de velours avec les agents municipaux, ami-ami avec les commerçants même s’il n’est pas moins férocement d’extrême droite avec les opposants et les migrants. Enfant du pays, le maire FN a bien compris le « poids de l’héritage du guide  : le patron, l’ingénieur, le délégué syndical, le maire », selon les mots de Bernard Baude. Lors des départementales, le FN a remporté les deux cantons situés sur la ville.

Christophe Deroubaix, L’Humanité

« La force du Front national, c’est aussi la faiblesse des autres »

La marée bleu marine monte et aucun des interlocuteurs rencontrés ne se hasarde à déterminer un étiage. « Au bout des discussions, ce qu’on entend, c’est  : “on veut essayer” », témoigne Hervé Poly. « Le FN est en train de gagner le combat pour l’hégémonie culturelle, insiste Pierre Mathiot. Il n’y a pas de discours alternatif global. La force du FN, c’est aussi la faiblesse des autres. » Une « faiblesse » face à laquelle, Philippe Kemel, pourtant membre de la majorité parlementaire, se trouve bien dépourvu  : « Si seulement on avait un peu de grain à moudre, comme disait Bergeron. Comme l’augmentation du Smic ou la relance de la participation sur les profits. » À la façon dont il le dit, on devine que le député qui a battu Marine Le Pen n’attend même pas la livraison prochaine, si tant est que la réponse ne puisse être qu’économique, ne serait-ce que d’un petit et symbolique grain.

(1) Auteur du Racing Club de Lens et les « Gueules Noires ». Essai d’histoire sociale (Les Indes Savantes, 2010).


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