FN et milieu ouvrier « C’est l’abstention, le vote de la désespérance sociale, qui est le premier parti des ouvriers »

lundi 12 décembre 2011.
 

La Picardie s’inscrit dans cette partie est du pays où le « retour » du FN a été plus sensible. Nombre de commentateurs le décrivent comme ce pays qui « souffre socialement ». Voyez-vous un lien de cause à effet entre la crise sociale et le vote FN  ?

Sébastien Vignon. Si le Front national a élargi son audience électorale dans un contexte marqué par la crise économique et sociale, cela ne signifie pas – ce qu’oublient fréquemment les commentateurs électoraux – que la privation d’emploi ou l’extension de l’instabilité de la relation d’emploi (généralisation du CDD, recours à l’intérim) poussent mécaniquement au vote frontiste. Le schème explicatif dominant qui assigne les comportements électoraux frontistes aux groupes populaires les plus fragilisés – c’est-à-dire les chômeurs, les jeunes non diplômés ou encore les ouvriers non qualifiés et/ou précarisés – en arguant du fait que leurs faibles ressources socioculturelles et leur statut de « victimes » de la crise sociale les inciteraient presque mécaniquement, par anomie sociale et politique, à se prononcer en faveur de cette marque partisane est contestable. La réalité des comportements politiques des groupes populaires est beaucoup plus complexe. D’ailleurs, le principal effet du chômage, c’est l’abstention qui est aussi le premier parti des ouvriers. Les enquêtes de l’Insee relatives à la participation électorale (qui portent sur des pratiques électorales et non sur des sondages) mettent en évidence un tel phénomène. Les catégories sociales les plus démunies sont incontestablement celles qui se désinvestissent le plus de la scène électorale.

Cela ne signifie pas pour autant que des ouvriers ne votent pas pour le FN  ?

Sébastien Vignon. Évidemment, il n’est pas question de nier le fait que des ouvriers accordent leur suffrage à Jean-Marie Le Pen ou son parti. Pour autant, la thèse d’un transfert massif des suffrages d’ouvriers qui votaient pour le PCF à un FN exerçant désormais la fonction tribunicienne ne va pas de soi. Le cas de la Picardie, où le vote FN est parmi les plus élevés, le démontre clairement. Les cantons dans lesquels le PCF a perdu le plus d’influence entre l’élection présidentielle de 1981 et celle de 2002 ne sont pas ceux où la progression de Jean-Marie Le Pen est la plus fulgurante entre ses deux consultations. Par contre, ce sont dans ces territoires que l’abstention a le plus augmenté dans cette région.

Ce parti perpétue-t-il la tradition des « ouvriers de droite », pour le dire assez rapidement  ?

Sébastien Vignon. Vous avez raison, il a toujours existé des ouvriers de droite, notamment parmi les enfants des professions indépendantes (agriculteurs, artisans et commerçants en particulier). Le vote FN peut d’ailleurs s’interpréter comme une radicalisation d’une frange des électeurs des partis de droite. Des entretiens réalisés (avec Emmanuel Pierru, chargé de recherches au CNRS-Ceraps) dans le département de la Somme confirment que des agriculteurs ou le monde du petit commerce, de la « boutique », ainsi que des cadres du secteur économique sont de plus en plus nombreux à accorder leur voix aux candidats du Front national. Il est difficile de savoir si les ouvriers sont surreprésentés parmi ces transfuges.

Avez-vous constaté des évolutions du Front national liées à des cas précis de fermetures d’usines  ?

Sébastien Vignon. Le vote Le Pen apparaît beaucoup plus complexe par ses aspects volatils et atypiques. Voilà pourquoi il faut parler « des électeurs » du FN, plutôt que d’« électorat » FN. Non seulement les électeurs de ce parti politique sont parmi ceux dont le comportement est le plus fluctuant, mais ces derniers ne sont pas unis par des propriétés sociales qui permettent d’homogénéiser un électorat. Il suffit pour s’en convaincre de regarder les fortes variations du score de l’extrême droite selon le type de scrutin et, à la lumière des analyses de corrélation effectuées, le degré de significativité non moins variable entre les pourcentages des différentes catégories socioprofessionnelles dans la population active. Ce qui tend à se confirmer au fur et à mesure des scrutins, c’est l’ancrage de ce vote dans les campagnes les plus excentrées des grandes agglomérations, et plus spécifiquement dans les communes de petite taille (moins de 200 habitants), qui y étaient jusqu’au milieu des années 1990 moins réceptives. Dans certaines d’entre elles, le FN a recueilli plus de 20 % des suffrages exprimés lors du premier tour des élections régionales. Si, en Picardie, l’émergence politique du Front national, au début des années 1980 (européennes de 1984), s’est effectuée dans les grandes villes, c’est aux marges lointaines des aires urbaines que sa progression s’est affirmée depuis la présidentielle de 2002 et que ce parti parvient à réaliser ses meilleurs scores.

Quelques exemples en Picardie  ?

Sébastien Vignon. Les « restructurations industrielles » des deux dernières décennies, qui n’ont pas épargné la Picardie (Tergnier, Hirson, Soissons par exemple), ont eu des répercussions sur le niveau de participation électorale. La quasi-disparition des grandes concentrations ouvrières et, plus globalement, l’émergence d’un univers professionnel de moins en moins syndiqué, où le recours à l’action collective est de plus en plus rare, constituent effectivement un puissant facteur de dépolitisation des mondes ouvriers. Longtemps les espaces de travail et les quartiers populaires, parce qu’ils étaient encadrés par les syndicalistes et les militants, ont été des territoires où l’on votait beaucoup. Dans les milieux populaires, la socialisation politique par le travail était l’un des principaux moyens de compenser les faibles capacités « politisantes » du cercle familial ou amical. C’est pourquoi, entre les années 1950 et 1970, les taux de participation dans les milieux populaires pouvaient être supérieurs à la moyenne nationale. Le travail politise beaucoup moins qu’avant, et le travail précaire ou l’absence de travail encore moins.

Pouvez-vous nous en dire plus sur l’abstention des catégories les plus démunies  ?

Sébastien Vignon. Les personnes placées dans une situation de précarité économique et sociale et appartenant aux milieux populaires peu scolarisés sont les plus enclines à déserter les urnes. Ces groupes sociaux font état d’un sentiment d’incompétence dans le domaine de la politique et de difficultés à comprendre les quelques péripéties de l’activité politique qui parviennent jusqu’à eux. Ils expriment également leurs difficultés à « s’y retrouver », c’est-à-dire à choisir entre les partis ou les candidats à une élection. De plus, leurs difficultés quotidiennes les renforcent dans leur conviction qu’il n’y a pas grand-chose à attendre des hommes politiques, dont ils pensent qu’ils « parlent » beaucoup plus qu’ils « n’agissent » et que, pour se faire élire, ils multiplient des « promesses » qu’ils ne tiennent jamais. Les alternances gauche-droite entre 1981 et 2002 ont été assez largement perçues comme étant sans alternative, comme n’entraînant aucune amélioration des conditions de vie de ces catégories. Ce désenchantement politique a renforcé encore leur indifférentisme.

Entretien réalisé par Christophe Deroubaix, L’Humanité

(*) Il a notamment publié (en collaboration avec Emmanuel Pierru)  : l’Inconnue de l’équation FN  : 
ruralité et vote d’extrême droite. « Quelques éléments à propos de la Somme », in Antoine (A.), Mischi (J.) (dir.), 
Sociabilité et politique en milieu rural, 
Presses universitaires de Rennes, 2008. Il participe actuellement à une recherche collective intitulée « Espaces de vie, encastrement social et biographique 
des comportements politiques », 
placée sous la responsabilité
 de Patrick Lehingue.


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