Il est plus que temps de rouvrir le débat européen (Christian Picquet)

lundi 10 août 2015.
 

L’entretien que j’ai accordé au site de Marianne le 24 juillet, à propos des résultats du dernier sommet de l’Eurogroupe, m’aura valu une pluie de réactions telle que j’ai décidé de reprendre la plume, quitte à me montrer un peu long compte tenu de l’importance des problèmes soulevés. Compte tenu aussi, reconnaissons-le, du caractère éminemment agressif des appréciations portées par certains sur mon interview, dès lors que, ne m’y prononçant pas pour la rupture sans autre forme de procès avec la zone euro, je devenais manifestement suspect à leurs yeux de je ne sais quelle collusion avec l’européisme libéral (il est vrai également que les autres commentaires furent, à l’inverse, empreints de fraternité, me demandant le plus souvent de préciser ma pensée, notamment sur le devenir de l’espace monétaire européen).

À bien me relire, je n’aurais fait, pour Marianne, que reprendre et systématiser les réflexions exposées ici, dans ma note précédente. Un, que l’ami Tsipras n’aura nullement « capitulé » devant les oukases lancés par le pouvoir conservateur allemand, mais qu’il se sera simplement vu contraint d’enregistrer un rapport de force si défavorable qu’il ne pouvait faire autrement que de consentir à ce qu’on lui imposait, faute d’être en capacité de prendre le risque, redoutable pour son peuple, du retour solitaire à la monnaie nationale. Deux, que le dénouement de la rencontre des chefs d’État et de gouvernement, dans la violence des mesures exigées d’une toute petite nation et de par le précédent qu’elles constituent, dessine l’horizon d’une crise majeure de la construction capitaliste de l’Europe. Trois, que dans une configuration où il faudra du temps pour que les ripostes populaires retrouvent une ampleur adaptée à la gravité des enjeux, il s’impose, en réunissant toutes les énergies disponibles, d’exiger des pouvoirs politiques se retrouvant aux prises avec des dettes et une austérité impossibles à assumer qu’ils acceptent enfin de s’opposer à une logique qui conduit le continent tout entier à l’explosion et l’idée européenne elle-même à sa perte. Quatre, qu’une responsabilité particulière incombe dans ce cadre à la France, en sa qualité d’initiatrice de la Communauté européenne et de cinquième puissance de la planète, pour engager l’indispensable épreuve de force qu’appelle la volonté hégémonique de dirigeants allemands entendant faire de l’euro un outil disciplinaire servant, non les besoins de solidarité entre pays partageant une identique devise, mais les intérêts étroits de leur économie, de leurs firmes et des capacités exportatrices de celles-ci, des équilibres internes à leur formation sociale. Cinq, que tout cela devrait amener, à gauche, à reprendre le débat sur la perspective européenne, sur les alternatives à faire émerger à des conceptions aussi absurdes économiquement que dévastatrices sur le plan de la justice sociale et de la souveraineté démocratique des citoyens, sur la conduite qui devrait être celle d’un exécutif français victorieux en 2012 à partir de la promesse d’une « réorientation » du cours de l’édification continentale.

Qu’à cela ne tienne, puisque l’occasion m’en est offerte par les réactions qu’aura suscitées ma dernière prise de position, je consacrerai ce qui devrait, cette fois, être la dernière contribution de ce blog, avant la reprise s’entend, à cette dimension, à mes yeux décisive, du réarmement indispensable du camp progressiste en un domaine où, depuis la trahison du « non » français au Traité constitutionnel européen et jusqu’à ce que nos camarades de Syriza ébranlent à leur tour le consensus néolibéral, il aura surtout témoigné de son impuissance à faire s’exprimer la majorité de nos concitoyens qui, sondage après sondage, récusent le modèle auquel on cherche à plier la société française comme ses voisines.

PRENDRE LA MESURE DU DANGER… AVANT QU’IL NE SOIT TROP TARD

Loin de moi l’envie de jouer les Cassandre. Mais qui peut toujours, sérieusement s’entend, prétendre qu’une Europe fonctionnant sur la base des hiérarchies de dépendance révélées les 12 et 13 juillet à qui eût voulu continuer de les ignorer conservera encore longtemps sa capacité de se survivre, de réunions de crise en sommets de la « dernière chance », de pressions effrénées exercées sur ses membres inaptes à respecter une discipline budgétaire intenable en imposition à un ensemble de pays d’un système oligarchique se substituant (non plus implicitement, comme auparavant, mais dans un cadre désormais codifié avec soin) aux dispositions démocratiques à travers lesquelles les peuples croyaient jusqu’alors disposer du droit de choisir leur avenir et leurs équipes dirigeantes ? Que le dogme de l’apurement d’un endettement (assez largement provoqué par la garantie publique octroyée aux banques au plus fort de la tempête financière de 2006-2009) que son ampleur même rend dorénavant proprement ingérable est de nature à ouvrir une quelconque dynamique aux 28 membres de l’Union européenne et aux 19 adhérents de la zone euro ? Qu’une inflexible rigueur austéritaire, enlisant une grande partie du continent dans la dépression (et les déficits qui en sont la conséquence) comme dans les régressions de toute nature, bien qu’elle prive par conséquent cet ensemble monétaire de toute promesse de progrès mais à laquelle il est interdit à quiconque de déroger sous peine d’exclusion, pût être source de cohésion dans la durée ? Que ledit club des pays ayant opté pour la même devise demeurera à la longue uni, alors que l’un d’entre eux en a tiré tous les bénéfices au point de s’installer dans une posture hégémonique contrevenant à des principes fondateurs revendiquant la mutualisation des potentialités économiques au service du développement de tous ?

Parlons sans détour. Ou bien, à la vitesse où il est lancé, ce train finira par dérailler, provoquant des dommages économiques et humains d’autant plus considérables que pas plus nos élites que les forces progressistes ne se seront à aucun moment préparées à ce désastre et n’auront réfléchi aux moyens de le conjurer. Ou bien, il écrasera tout sur son passage, les possibilités d’une relance écologiquement et socialement supportable ainsi que ce qu’il demeure de souveraineté aux citoyens et aux nations, et c’est à une authentique régression civilisationnelle que le Vieux Continent se trouvera confronté, comme dans les pires moments de son histoire. Dans l’un et l’autre cas, il nous faut nous préparer à un changement complet des paradigmes en fonction desquels nous nous orientions…

Jusqu’à cet instant, une pensée unique mortifère aura enfermé les différentes sphères gouvernementales dans des gestions à courte vue. Faut-il que la gauche et les formations se réclamant du combat du mouvement ouvrier les suivent dans cet aveuglement, quelles qu’aient été les options des uns et des autres sur le Traité de Maastricht ayant décidé du lancement de l’euro, sur le Traité constitutionnel européen ou sur le récent Traité sur la stabilité, la gouvernance et la coordination de l’Eurozone ? Même un Michel Rocard, dont les vues sont pour le moins éloignées de celles que je défends ici, est bien forcé de relever ce qui devient une évidence, dans son dernier ouvrage, Suicide de l’Occident, suicide de l’humanité ? (chez Flammarion). Il se fait prophétique dans certains passages, écrits bien avant qu’un « Grexit » devînt l’hypothèse de travail favorite des dirigeants d’outre-Rhin et de ceux qui les accompagnent dans leur fanatisme : « Si jamais l’Italie ou l’Espagne, huit à dix fois la Grèce en volume, se trouvent en difficulté financière, les mécanismes mis au point jusqu’ici risquent d’être débordés. Et plus de la moitié des membres de l’Union, sa zone méditerranéenne et quelques autres, s’acharnent à assumer leur dette dans des conditions qui leur interdisent presque tout investissement public et de faire jouer à leur budget un rôle incitateur à la croissance. Bien au contraire, Allemagne comprise, les politiques publiques nationales en Europe sont toutes déflationnistes. » Avant d’ajouter : « Comme l’Amérique du Nord et le Japon, l’Europe a hérité de 40 ans de suprématie monétariste non seulement la crise elle-même, mais aussi un corps de doctrine. (…) Dans ce corps de pensée, l’État n’a pas à se mêler de croissance, les difficultés et problèmes doivent être réglés par le marché, l’investissement productif ne peut être que privé, il n’a pas à être activé par la puissance publique. De fait, selon cette doxa, il dépend uniquement de la confiance. Le confortement de celle-ci exige que les États équilibrent leur budget et paient leurs dettes. Et cela, quel que soit le coût social – baisse de la protection sociale en période de crise – ou économique – arrêt du moteur de croissance qu’est aussi la dépense publique – d’une telle politique. Au sein de l’Union européenne actuelle, il suffit de l’absolue rigidité du gouvernement allemand, et notamment de la chancelière Angela Merkel, pour obliger à travers des règles européennes écrites avant que la crise ne dévoile toute son intensité, plus d’une douzaine de gouvernements à réduire leur protection sociale quand le besoin s’en accroît, et à s’interdire toute politique d’investissements publics pour affronter la menace écologique et préserver ce que l’on peut de croissance. (…) À vouloir réduire le déficit au point d’arrêter la croissance, on aggrave tout, y compris, pour l’avenir, la possibilité de rembourser précisément cette dette. »

On me taxe parfois d’un pessimisme exagéré, même des camarades au côté desquels j’ai livré les batailles essentielles des dernières décennies face aux tenants d’un néolibéralisme s’étant juré d’anéantir 70 ans et plus de conquêtes des classes travailleuses. Je ne peux, pour cette raison, résister à l’intérêt de livrer à la réflexion commune la conviction de cet ancien Premier ministre, conviction que j’ai moi-même souvent exprimée dans ces colonnes, que le Vieux Continent devient progressivement l’épicentre d’une possible déflagration de l’ordre économique international. Avec ses mots et ses tropismes idéologiques, le voilà qui relève : « Le politiquement correct interdit encore l’ouverture formelle de ce débat dans les instances européennes. Pour le moment celles-ci ne l’abordent que feutré. Mais c’est l’avenir de l’économie de marché dans le monde qui en dépend. Si l’Europe n’en est pas le lieu principal, elle en est l’enjeu le plus urgent. Et cela non seulement pour sa survie en tant qu’entité politique, mais plus encore parce que la profondeur, la durée et la gravité des multiples dangers évoqués dans cet ouvrage n’ont pas de solution sans la mobilisation et l’intervention puissante de grands agents publics. »

UNIR LE PLUS LARGEMENT POUR ARRÊTER UNE MACHINE FOLLE

Bien sûr, le propos d’une de ces personnalités qui s’employèrent, trente ans durant, à convertir la social-démocratie aux vertus de la globalisation marchande et financière, ou tout du moins à « l’horizon indépassable » des transformations structurelles qu’elle induisait autant qu’au renoncement corollaire aux processus de la redistribution keynésienne (ces processus qui, au temps des « Trente Glorieuses », avaient fait la fortune des partis de la Deuxième Internationale, d’Oslo à Londres), ne règle pas les questions d’orientation soulevées par l’échec d’Alexis Tsipras face à dix-huit gouvernements coalisés pour rejeter toutes ses demandes, à commencer par la plus importante, celle qui porte sur la restructuration de la dette grecque. Il n’en atteste pas moins que grandit petit à petit la conscience que nous parvenons à la fin d’une période, celle qui paraissait promettre la zone euro à un calme financier pérenne sous les auspices de la vulgate monétariste qu’évoque Michel Rocard et d’un ultralibéralisme triomphant. Même la banqueroute de l’Irlande et de l’Islande, conjuguée à l’effondrement d’une série de banques et de grands établissements d’investissement au milieu de la première décennie de ce siècle, n’avait pas provoqué de telles interrogations sur le cadre et les règles ayant inspiré tous les traités depuis 1992.

L’un des effets les plus négatifs de l’aboutissement du conclave bruxellois de la mi-juillet est qu’il rend un peu plus difficile, en prolongeant notamment les échecs essuyés par toutes les grandes mobilisations de la décennie écoulée, l’entrée en lice des peuples pour faire prévaloir d’autres solutions, relevant de la coopération, de la justice, du progrès et de la démocratie. Dans l’esprit de millions d’Européens, la brèche qu’avaient voulu ouvrir nos camarades grecs s’est refermée. La possibilité d’une alternative anti-austéritaire, en l’état présent du déséquilibre des forces entre les mouvements populaires et les classes dirigeantes, ne peut qu’en sortir affaiblie. Pour qu’un espoir renaisse, pour que la combativité puisse de nouveau se frayer un chemin, démonstration doit, en conséquence, être faite que des victoires sont toujours atteignables, que d’autres nations qui s’efforceraient de briser le carcan de l’ordolibéralisme enserrant l’ensemble de l’espace européen ne seraient pas condamnées à un sort identique à celui de la Grèce le mois dernier. De ce point de vue, il nous faut avoir la lucidité d’admettre que, dans les circonstances actuelles, l’argumentation selon laquelle deux ou trois pays aux économies plus puissantes pourraient réussir là où Alexis Tsipras a été contraint de reculer ne possède qu’une très relative puissance de conviction à une échelle large.

Il importe, dans cette mesure, de chercher à rassembler, bien au-delà de la gauche anti-austérité et des énergies sociales et citoyennes ayant d’ores et déjà affiché leur opposition à la doxa de l’équilibre absolu des comptes publics et du paiement des dettes souveraines. Car, au risque de me répéter, c’est toujours l’unité qui produit la crédibilité des propositions d’action qu’il convient de porter dans le débat public pour combattre la résignation. Même si elle doit se réaliser sur un seul point, pourvu que la dynamique créée rouvre une brèche dans le monolithisme, qui n’est qu’apparent d’ailleurs, d’une édification au seul service des marchés et de la finance.

L’insoutenabilité de la dette, et des préconisations tendant à exiger des États qu’ils ne dérogent sous aucun prétexte à son remboursement, est sans doute ce point à partir duquel une force d’opinion largement pluraliste peut s’affirmer. Parce que chacun sait que, venant d’Athènes ou d’une autre des capitales en proie aux mêmes difficultés d’acquitter sa créance, la question reviendra sur la table des tractations européennes ; déjà, il se confirme que la « feuille de route » exigée de la Grèce va faire chuter son produit intérieur brut de deux ou trois points, augmentant d’autant ses déficits, donc son endettement. Et parce que, jusqu’au plus haut niveau du parti du président de la République, des voix se font entendre, avec prudence encore, certes, mais en manifestant une indéniable conscience de l’impasse à laquelle l’intransigeance allemande conduit inexorablement. J’en veux pour indice cette lettre à un « ami allemand » que le premier secrétaire du Parti socialiste, Jean-Christophe Cambadélis, vient de mettre en ligne sur son blog : « C’est la solidarité de la France et de l’Europe qui permit dans le cadre des accords de Londres de 1953 de réduire considérablement la dette allemande. Berlin doit se souvenir de cette leçon de l’histoire au moment où elle fait la leçon budgétaire à Athènes. Notons d’ailleurs au passage que si nous avions annulé la dette grecque il y a trois ans et si nous avions laissé s’organiser un référendum, nous n’en serions sans doute pas là aujourd’hui. (…) L’Europe doit aussi respecter les peuples et leurs histoires si elle veut prospérer et se réconcilier avec ses propres peuples, si elle veut être autre chose qu’un simple ordre institutionnel moribond. L’Europe des peuples ne comprendrait pas que l’Allemagne veuille imposer par la force de son économie un modèle économique unique, fait d’austérité idéologique et de pointillisme budgétaire. »

Pourquoi, alors, ne pas prendre au mot ce qui ne saurait demeurer une initiative cherchant à dédouaner l’exécutif français de son renoncement à batailler, les 12 et 13 juillet, afin que l’on fît droit à la demande des dirigeants grecs et que soit allégé le fardeau de leurs créances ? Pourquoi ne pas prendre, à la rentrée, l’offensive afin que la France, dès lors que sa place et son influence le lui permettent, exige de ses partenaires la tenue d’une conférence européenne sur la restructuration des dettes souveraines ? Au moment où j’achevais la rédaction de ce papier, je prenais d’ailleurs connaissance des appréciations de l’ami Alexis sur les ondes de la radio grecque Sto Kokkino, appréciations que L’Humanité vient de publier le 31 juillet. Il y pointe parfaitement l’enjeu central des prochains mois, pour son pays et pour son peuple : « Avec une dette à 180-200 % du PIB, on ne peut pas avoir une économie stable. Le seul chemin que nous pouvons suivre est celui de la dépréciation, de l’annulation, de l’allégement de la dette. La condition pour que le pays puisse retrouver une marge financière, c’est qu’il ne soit plus obligé de dégager des excédents budgétaires monstrueux, destinés au remboursement d’une dette impossible à rembourser. »

DE LA QUESTION DE L’EURO…

Je viens de parler de rouvrir la brèche par laquelle les Grecs et leur courageuse équipe dirigeante ne sont pas parvenus à s’engouffrer. C’est que je pose, en effet, l’hypothèse qu’enfoncer maintenant un coin dans le dispositif de l’ordolibéralisme, en l’occurrence sur le prétendu devoir de chaque pays d’acquitter sans barguiner le remboursement des intérêts de son endettement au prix de coupes incessantes dans les dépenses publiques, posera ipso-facto les problèmes inextricablement liés du TSCG, qui enferme à jamais les membres de l’Eurozone dans le pénitencier d’une infernale rigueur budgétaire, et des fondements de la monnaie unique, officiellement lancée au départ pour faire pièce à l’hégémonie du dollar dans les relations commerciales et devenue au fil du temps le mécanisme de légitimation de la discipline austéritaire. Si l’on reconnaît que l’ardoise des États auprès de leurs créanciers – c’est-à-dire principalement des banques et autres établissements financiers – doit être en tout ou partie effacée ou fortement allégée, ainsi que le Fonds monétaire international lui-même le considère aujourd’hui en subordonnant ses prêts à la révision de la dette grecque, il devient évidemment impossible de répéter, ad nauseam, à la manière d’un François Hollande ou d’un Manuel Valls, que le critère d’appartenance à la zone euro serait « le respect des traités et de la parole donnée »…

J’ai lié à dessein contestation du traité ratifié par la France en 2012 et réouverture du débat sur la conception de l’euro. Car je considère, tout à la fois, qu’il ne serait pas responsable de se dérober à ce qui est devenu l’un des facteurs essentiels de la crise de la perspective européenne, et que l’alternative « sortir ou pas de l’euro » (qui est en train d’exacerber les controverses entre adversaires de l’austérité à gauche) représente une fracture assez largement artificielle lorsqu’il s’agit de redéfinir une stratégie efficiente visant à mettre enfin en échec les ayatollahs d’un ordre ne générant que destructions sociales et retour des égoïsmes nationaux.

À cet égard, je partage avec mon ami Pierre Laurent le point de vue selon lequel un « Grexit » décidé par la Grèce n’eût d’aucune manière atténué la pression sur elle des marchés financiers, voire qu’elle eût suscité « une pression décuplée et une dévaluation nationale plus grave encore ». L’économiste Michel Husson, dont j’apprécie toujours autant les fines analyses, parvient aussi à cette conclusion et, quoique d’un avis diamétralement opposé, Jacques Sapir admet très honnêtement qu’une sortie de l’espace monétaire européen n’est pas une « condition suffisante » à la mise en œuvre de nouveaux choix politiques.

C’est dans cette mesure, je le souligne, que la décision ultime d’Alexis Tsipras, au petit matin blême de ce 13 juillet 2015, n’était pas d’abord le fruit de considérations économiques, mais relevait d’une appréciation politique du prix qu’eût dû payer la population grecque, saignée à blanc comme elle l’était, si elle s’était vue contrainte d’affronter le double choc d’une confrontation sans merci avec l’ensemble de l’Eurozone et du déchaînement consécutif des spéculations de toutes sortes contre le pays. Il en prend à témoin son peuple dans l’entretien radiophonique déjà cité : « Je savais durant les dix-sept heures où j’ai mené ce combat, seul, dans des conditions difficiles, que si je faisais ce que me dictait mon cœur – me lever, taper du poing sur la table et partir – le jour même, les succursales des banques grecques à l’étranger allaient s’effondrer. En quarante-huit heures, les liquidités qui permettaient le retrait de 60 euros par jour se seraient taries et pis, la BCE aurait décidé d’une décote des collatéraux des banques grecques, voire aurait exigé des remboursements qui auraient conduit à l’effondrement de l’ensemble du système bancaire. Or un effondrement se serait traduit non pas par une décote des épargnes mais par leur disparition. Malgré tout j’ai mené ce combat en essayant de concilier logique et volonté. Je savais que si je partais j’aurais probablement dû revenir, dans des conditions plus défavorables encore. »

On me dira que des mesures eussent pu être prises pour faire face à une épreuve de pareille ampleur. Ce n’est pas contestable, et l’option en était d’ailleurs défendue par Yannis Varoufakis, l’ancien ministre de l’Économie de l’équipe Tsipras. Reste que je trouve quelque peu indécent, qu’à des milliers de kilomètres de la réalité périlleuse que connaissent quotidiennement les Grecs, nous nous fassions juges de leur aptitude à aller jusqu’au bout de leur engagement radical, dans un rapport de force si fortement dégradé.

Ceci étant dit, les faits sont là et ils ne souffrent pas l’esquive. Du fait de la divergence des taux d’intérêt entre les pays membres de la zone euro, autrement dit du choix des investisseurs de privilégier sa « signature », l’Allemagne a pu, depuis l’instauration de la monnaie unique, réaliser des économies faramineuses sur le coût de sa propre dette souveraine ; et, en raison du déséquilibre grandissant entre les balances commerciales des pays appartenant à l’Euroland, avec là encore une Allemagne élue par les marchés, les mécanismes de l’unification monétaire, dans leur rigidité interdisant tout ajustement des compétitivités par le truchement de taux de change adaptés à la réalité des économies, ont principalement dopé les économies à faible inflation, rendant à la longue destructeurs des préceptes austéritaires s’appliquant à tous. C’est dans ces conditions que la monnaie unique s’est bel et bien avérée le brutal instrument de domination des plus forts sur les plus faibles.

Il est, sur ce plan, des plus significatifs selon moi que Michel Rocard, que je citais plus haut, en vînt désormais à admettre l’incongruité – je dirais plutôt, pour ma part, la folie – du calcul ayant présidé à l’écriture du Traité de Maastricht. « Nous avons réussi à faire l’euro, écrit-il par exemple. C’était au fond une idée étrange. Car, en vérité, nous n’en avions économiquement aucun besoin. (…) L’euro fut donc purement et simplement le fruit d’une intention géopolitique. » Sauf que ce que les dirigeants français de l’époque, François Mitterrand en tête, pensait être le moyen de contrecarrer la remontée en puissance de l’Allemagne – dont on avait auparavant effacé la dette, et à laquelle la chute du Mur offrait l’opportunité historique de se réunifier –, s’est transformé en extension à l’ensemble de ses voisins du modèle ordolibéral en vigueur outre-Rhin depuis la chute du III° Reich. Avec sa banque centrale rendue indépendante des gouvernements, son catéchisme monétariste justifié par le refus obsessionnel de toute inflation, l’interdiction de la mutualisation directe des aides entre États, ou encore le plafonnement du montant des opérations que l’institution de Francfort se voit autorisée à décider (y compris dans des conjonctures d’urgence) et l’impossibilité qui est lui est faite de porter directement assistance aux États... « Les gardiens des dogmes maléfiques veillaient », va jusqu’à écrire Rocard, quoiqu’il vît toujours dans l’euro une chance pour l’Europe.

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