Réflexions pour toute la gauche

lundi 2 janvier 2023.
 

La gauche française est dans une situation pour le moins délicate, au cœur d’une crise politique sans précédent et d’une incertitude démocratique inédite dans notre pays. Analyse de Roger Martelli.

Le contexte a été maintes fois décrit ici même : le flanc gauche de la gauche s’est renforcé, mais la gauche dans son ensemble reste dans ses très basses eaux. Au sein de la droite archi-majoritaire, la dynamique est du côté de ses variantes les plus radicalisées. Dans une France plus divisée que jamais, la colère s’entremêle avec l’inquiétude et nourrit le ressentiment bien davantage que la combativité. Du coup, l’obsession de la protection nourrit la tentation de l’extrême droite et les catégories populaires dispersées peinent à être une multitude qui lutte, a fortiori à être un peuple politique capable de rompre avec les logiques sociales dominantes.

La Nupes : des atouts mais…

Il est vrai que la création de la Nupes a été malgré tout un souffle d’air frais, dans une gauche anémiée par trop d’années de tentation puis de domination sociale-libérale. Elle permet aujourd’hui à ses composantes les plus à gauche de donner de la voix, en premier lieu à l’Assemblée nationale. De ce fait, l’éclatement de ce cadre serait un recul, qu’il serait déraisonnable de ne pas vouloir éviter. Par expérience, on sait ce qui peut très vite miner l’alliance inattendue : le jeu des identités partisanes, l’esprit d’hégémonie, l’exacerbation des différences, l’engrenage des méfiances.

Il ne suffit pas d’en rester là : la mauvaise volonté et le désir de nuire ne sont pas les seuls obstacles. Les enjeux contemporains de la transformation sociale sont en effet gigantesques : contrer l’obsession de l’identité en renforçant et modernisant le parti pris de l’égalité, retisser les liens de la combativité sociale et des constructions politiques, réconcilier la gauche et les catégories populaires, relégitimer l’action politique organisée, redonner à chaque programme et à chaque proposition le souffle d’un projet alternatif, récuser toute banalisation de l’extrême droite. Or ni les dérives réputées « populistes » qui ont tenté LFI, ni les crispations identitaires du PCF, ni les balancements entre rupture et accommodement qu’ont connus les socialistes et les Verts n’ont pas permis de faire face à ces enjeux. Mieux vaut se convaincre au départ qu’ils ne le permettront pas à l’avenir.

En elle-même, l’addition des composantes ne suffit pas davantage. À ce jour, comme feu le Front de gauche, la Nupes reste un cartel, que les circonstances ont structuré autour de l’action parlementaire. Pour qu’elle devienne une réalité pérenne et pleinement populaire, encore convient-il de ne pas ignorer un fait majeur : historiquement la gauche se décline toujours au singulier et au pluriel – « la » gauche et « les » gauches. Il est toujours difficile de construire son unité – sans laquelle aucune majorité n’est possible – tout en respectant sa diversité – sans laquelle toute dynamique est en panne. La Nupes doit-elle donc être le lieu d’organisation de toute la gauche et comment éviter dans ce cas qu’elle soit placée sous hégémonie ? Ou doit-elle être avant tout le lieu de convergence d’une gauche plus à gauche, d’une gauche de rupture et qu’advient-il alors de cette « autre gauche » qui en a été historiquement le pendant ?

Quelle que soit la réponse à ces questions générales, elles seront conditionnées par une double avancée stratégique : d’une part, la réarticulation de plus en plus cruciale de la critique sociale en actes et du champ proprement politique ; d’autre part, l’expérimentation de formes d’organisation politique durables, dépassant la double crise de la « forme-parti » et du « mouvementisme ».

C’est là que la réflexion critique sur l’histoire peut avoir son utilité, certes pas pour trouver des solutions toutes faites mais, à tout le moins, pour formuler des pistes et éviter des pièges. Prenons par exemple le cas du Parti communiste français, qui domina la gauche de la Libération aux années 1970. Il fut longtemps tenu pour le modèle même du parti de masse et il en a présenté bien des qualités : la densité de sa composition populaire, sa cohérence d’action sur des durées suffisamment longues, son souci de l’éducation militante, son attention à l’idéologie et au symbolique, la variété de ses pratiques militantes, partisanes, syndicales, associatives, culturelles. Mais ces qualités ont été aussi niées par leur contraire : la vision du monde rabattue au rang de doctrine fermée ; la cohérence transformée en modèle reproductible à l’infini ; l’attachement au parti devenu obsession d’une identité vécue sur le registre de la différence ; la peur de la dissidence légitimée par la formule selon laquelle « le parti a toujours raison » ; l’indifférenciation générale de l’organisation (le collectif prime sur l’individu) ; la confusion entre le parti et son appareil, voire entre l’appareil et le premier dirigeant. Qui, aujourd’hui, peut dire qu’il incarne les qualités et qu’il est prémuni par nature contre ces défauts ?

Souvenirs d’une expérience : les refondateurs du PCF

Pendant de longues années, j’ai partagé la vie des militants communistes et participé à leurs directions. À l’intérieur du parti, avec d’autres, j’ai longtemps essayé d’expliquer qu’à persister dans ses manières de fonctionner, de penser et d’agir, le PCF risquait de méconnaître les mutations sociales gigantesques en cours et que, ce faisant, il pouvait se rabougrir, s’affaiblir et même se marginaliser. Plus que de raison, j’ai vécu ce que j’ai ressenti comme de la méfiance voire de l’hostilité. N’apportai-je pas du grain au moulin de l’adversaire de classe ? Plutôt que d’inquiéter, ne valait-il pas mieux conforter l’optimisme militant pour alimenter la combativité collective ? Fallait-il institutionnaliser dans le parti l’existence de sensibilités, comme cela se fait dans la société politique ? N’était-ce pas alors mettre le doigt dans une logique de tendances, qui altère l’unité militante au profit de petites coteries, fonctionnant en quasi partis et finissant par oublier l’intérêt commun au profit de celui de la caste particulière ?. Le jeu des tendances était assimilé à la culture sociale-démocrate et au magistère des beaux parleurs. Le parti d’action des révolutionnaires, soucieux avant ou d’efficacité, devait avoir d’autres méthodes et d’autres modes de fonctionnement que ceux qui régissent la vie sociale en général…

C’était malheureusement oublier que cette culture avait pris racine au temps des guerres civiles européennes, quand les premiers statuts de l’Internationale communiste de Lénine affirmaient, en juillet 1920, que le parti « ne pourra remplir son rôle que s’il est organisé de la façon la plus centralisée, si une discipline de fer confinant à la discipline militaire y est admise et si son organisme central est muni de larges pouvoirs, exerce une autorité incontestée et bénéficie de la confiance unanime des militants ». C’était oublier que ce souci de l’unanimité avait peu à peu permis que la passion de la cohérence se transforme en conformité et en obédience. Alors le pouvoir réel avait pu glisser, des militants vers la direction collective, puis vers le premier dirigeant qui, par touches successives, finissait par être le plus légitime pour énoncer la doctrine, pour mettre en forme la stratégie, pour fixer la ligne politique et, surtout, pour décider quand le moment était venu de passer d’une ligne à une autre, contredisant éventuellement la précédente.

Telle est l’expérience que j’ai vécue. Je ne crois pas que mes inquiétudes d’alors étaient infondées. Je ne cache donc pas mon étonnement et mon angoisse à l’idée que, dans un autre contexte et au sein d’autres forces, cette même culture pourrait s’imposer comme relevant de l’évidence.

Démocratie et efficacité On pensait que cette manière d’envisager la construction d’une volonté collective était source d’efficacité. Or, en concentrant à l’extrême la direction de l’action, en se méfiant a priori de la pensée déviante, en se souciant de la combattre avant même de comprendre ce qui la motivait, on s’interdisait de percevoir le grain de vérité qui pouvait se trouver au cœur d’une proposition, quand bien même ses termes n’étaient pas retenus au bout du compte. Dans une réalité toujours contradictoire, cet oubli a obligé bien souvent à des retournements brutaux, face à des évolutions que le noyau dirigeant ne percevait pas toujours ou pas suffisamment. Il épuisait surtout le corps militant lui-même et éloignait à terme les tenants des points de vue repoussés, contraints à la soumission, à la démission ou au cynisme, sans cesse tenus d’expliquer que leurs critiques ne remettaient pas en cause l’unité du groupe et ne contenaient aucune arrière-pensée affectant la légitimité en tout point supérieure de la communauté militante choisie.

Il ne s’agit pas aujourd’hui de choisir entre des fractions différentes du « peuple », entre les exploités et les discriminés, entre les demandes sociales et les sociétales, entre les réputés protégés et les fragiles, entre les « in » et les « out », entre le centre métropolitain et les lointaines périphéries. L’enjeu est plutôt de regrouper ce qui ne l’est plus, pour que les exploités-dominés-aliénés se constituent en multitude qui lutte, puis en peuple politique à vocation majoritaire. On ne le fera pas, si l’on commence, ici ou là, par écarter les regards plus particulièrement sensibles à telle ou telle des contradictions du réel.

Toute force politique, à plus forte raison si elle est la plus importante à gauche, ne devrait pas oublier ce qui fut une des raisons pour lesquelles le PCF a perdu peu à peu son utilité et s’est cruellement et inexorablement affaibli. Il est vrai qu’il n’est pas facile de trouver la manière durable de concilier la diversité et la cohérence, en s’écartant à la fois de l’unanimisme et de la parcellisation des chapelles. De fait, ni la culture partisane traditionnelle, ni l’invocation « mouvementiste » n’y sont parvenus. Mais ce n’est pas en partant des postulats anciens, des cultures que l’on croit éprouvées, que l’on avancera. Et, en tout cas, pas en délégitimant au départ les demandes d’une plus grande ouverture à la diversité.

On ne peut pas vanter en même temps la créolité dans la société et la ressemblance dans l’organisation politique…

Roger Martelli


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