Les limites des sondages

jeudi 18 mai 2023.
 

Une pédagogie élémentaire des sondages s’impose. Qu’il suffise de rappeler sept données d’évidence, de celles que tout spécialiste de l’instrument a en tête, mais qui restent trop souvent oubliées au moment du commentaire.

Jamais les sondages d’opinion n’ont eu autant d’influence au cours d’une campagne présidentielle. Il est facile de savoir à l’avance ce que seront les conséquences politiques d’une onction statistique : couverture médiatique toujours plus intense du candidat, mobilisation des soutiens et démoralisation des adversaires.

Si les effets de la publication des sondages sur les électeurs restent difficiles à démontrer, leur influence sur les acteurs politiques et la manière dont s’écrivent les récits de campagne est avérée. Comment, face à cette avalanche de données, garder la tête froide ? Les raisons le plus souvent avancées pour dénoncer le caractère délétère de cette information ne sont pas les bonnes. Manipulation des données par les instituts de sondage ? Aucun observateur sérieux ne peut l’affirmer. Si l’on peut s’interroger sur les raisons qui conduisent tel organisme à publier tel chiffre à tel moment, la probabilité de "bidonnage" est presque nulle, la réputation de l’institut éventuellement impliqué ayant trop à y perdre. Manipulation des sondeurs par les citoyens eux-mêmes ?

Une pédagogie élémentaire des sondages s’impose. Qu’il suffise de rappeler sept données d’évidence, de celles que tout spécialiste de l’instrument a en tête, mais qui restent trop souvent oubliées au moment du commentaire.

1. Les sondages ne sont représentatifs que des gens qui acceptent d’y répondre. Aujourd’hui, une fraction non négligeable des personnes contactées par les instituts de sondage, particulièrement de milieu populaire, se dérobe au questionnement sous des prétextes divers : une sur deux aux Etats-Unis, un pourcentage quelque peu inférieur dans les rares chiffres fournis par les instituts français. Tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes politiques si l’on était sûr que ce public de volontaires possédait les mêmes caractéristiques politiques que ceux qui ne répondent pas. Comment en être sûr ? Dans quelle mesure les chiffres publiés reflètent-ils l’opinion de la population des "invisibles" qui choisissent de ne pas la donner ? Nul ne le sait.

2. Certains chiffres sont systématiquement "redressés" par les instituts. Les données brutes obtenues par les enquêteurs diffèrent sensiblement des données publiées dans les journaux. La raison en est simple : le fait que certains électeurs hésitent à déclarer leur opinion ou refusent de répondre aux sondeurs oblige les instituts à redresser les chiffres, jusqu’à les multiplier parfois par deux, comme dans le cas des intentions de vote pour Jean-Marie Le Pen en 2007. Si ces redressements sont nécessaires et reposent sur des techniques plus ou moins éprouvées, ils ouvrent une marge de manoeuvre aux instituts et laissent subsister de fortes approximations. Deux mesures s’imposent : que ces techniques de "pondération" fassent l’objet d’une large publicité et que les chiffres "bruts" soient systématiquement publiés aux côtés des chiffres "redressés".

3. Une intention déclarée n’a rien à voir avec un vote. Le travail des instituts se heurte à une autre difficulté : comment être sûr que les personnes qui leur répondent iront voter, et qui plus est pour le candidat déclaré ? La mesure du degré de motivation de l’électeur est extrêmement difficile. Certains scores apparaissent ainsi comme des trompe-l’oeil, dès lors qu’ils reposent sur des intentions non arrêtées.

4. La prise en compte des seuls sondés "sûrs de leur choix" sous-représente l’électorat populaire. Ainsi, l’institut IPSOS constitue un échantillon représentatif de la population (en utilisant la méthode dite « des quotas ») et interroge les personnes de cet échantillon en leur demandant d’indiquer, sur une échelle de 1 à 10, leur intention d’aller voter. Et ne retient que la sous-partie de l’échantillon correspondant aux personnes ayant indiquée une note de… 10/10. Problème : cela revient à formuler l’hypothèse d’un taux de participation lors de la prochaine élection présidentielle de… 53% (pourcentage des sondés se disant « certains d’aller voter »). Entre un taux de participation estimé à 53%, et un taux de participation à 81%, ce n’est plus du tout la même élection présidentielle dont on parle.

5. La prise en compte des seuls sondés "sûrs de leur choix" sous-représente l’électorat jeune. L’écart de participation pointé ci-dessus dépend en effet de l’âge des votants : la note est de 10/10 pour 67% des plus de 65 ans et pour 40% des 25/34 ans ; mais elle est d’au moins 8/10 pour 88% des plus de 65 ans (21 points de plus) et pour 75% des 25/34 ans (35 points de plus). Par conséquent, en ne retenant que la note de 10/10, on avantage les candidats dont l’électorat est le plus âgé.

6. La mesure des intentions de vote pour le second tour n’a pas de sens. Dans toutes les enquêtes pour les présidentielles de 2007,, Ségolène Royal est présentée comme devançant François Bayrou au premier tour et battue par Nicolas Sarkozy au second, ce dernier étant lui-même battu par François Bayrou, selon certaines hypothèses testées. Un tel schéma démontre par l’absurde que les enquêtes d’intentions de vote au second tour n’ont de signification politique qu’à partir du moment où le premier est passé. Au soir du premier tour, tout est remis à plat.

7. Une fraction importante des électeurs fait son choix à la dernière minute. Les enquêtes réalisées lors d’élections présidentielles précédentes ont semblé montrer qu’entre un quart et un cinquième de l’électorat s’est décidé lors de la semaine précédant le scrutin. Dans la plupart des élections récentes, en France et ailleurs, des mouvements d’opinion de dernière minute ont déjoué les anticipations des sondages.

Dans ces conditions, comment succomber encore à l’illusion d’un quelconque caractère prophétique des sondages ? Il serait dommage que nous ne tirions pas collectivement les leçons du 21 avril 2002 et qu’assourdis par le commentaire incessant de cette "course de chevaux", nous détournions notre attention des véritables enjeux politiques de cette campagne.

Loïc Blondiaux Professeur à l’Institut d’Etudes Politiques de Lille


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