Jaurès sous l’Occupation

vendredi 15 août 2014.
 

Les commémorations liées au centenaire de la mort de Jaurès en 2014 sont l’occasion de constater que de nombreux hommes et femmes politiques se présentent comme les héritiers du grand tribun socialiste. Le fait n’est pas inédit : depuis sa disparition le 31 juillet 1914, Jaurès fait figure de symbole pour les hommes et femmes de gauche, mais aussi pour des politiciens et idéologues de droite, voire d’extrême-droite. Depuis 1914, nombreux sont ceux qui se sont prétendus tour à tour ses véritables héritiers1. Au milieu de cette agitation mémorielle, il est un épisode méconnu : l’utilisation de l’image et de la pensée de Jaurès par les collaborateurs français durant l’Occupation allemande.

Durant les années noires, des anciens de la SFIO, des radicaux et quelques syndicalistes prétendirent trouver dans la Révolution nationale ou dans le national-socialisme l’accomplissement des combats menés par Jaurès. Ses idées furent utilisées comme grille de lecture instrumentalisée pour envisager un ordre nouveau en France. Ce sujet a déjà fait l’objet d’un article dans les Cahiers Jaurès2, nous souhaitons ici livrer une synthèse.

Pour mener cette recherche, nous nous sommes appuyés sur la presse officielle de la zone occupée qui se proclame héritière du socialisme d’avant-guerre. Sous l’occupation, en effet, le paysage médiatique s’efforce de représenter toutes les sensibilités politiques avec la bénédiction de la censure allemande. Dès 1940, un mémorandum rédigé par Otto Abetz, ambassadeur de l’Allemagne nazie en France, garantissait cette prétendue diversité médiatique comme une nécessité afin de « contrôler et influencer les courants politiques en fonction de nos intérêts momentanés ».

Jaurès est partout

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La mobilisation jaurésienne est massive dès les premiers mois de l’Occupation. Les 122 références relevées tout au long de la période 1940-1944, de la citation nominale à l’article en première page, témoignent du souci des collaborateurs de démontrer qu’ils sont les seuls et uniques héritiers de Jaurès. Dès le 25 septembre 1940, Marcel Déat fait ainsi l’éloge d’un Jaurès patriote dans la tourmente dans les colonnes de L’Atelier, hebdomadaire qui prétend défendre l’armature idéologique syndicaliste dans la zone occupée. Un autre périodique, La France socialiste, dirigé par l’ancien député socialiste René Château, entend œuvrer dans son éditorial du 10 novembre 1941, « pour un socialisme national sous le signe de Jaurès ». Les socialistes souhaitant justifier d’un héritage jaurésien s’expriment également dans les colonnes de Le Rouge et le Bleu, dirigé par le député SFIO de Corrèze Charles Spinasse, ou encore dans celles de Germinal, entre avril et août 1944. On retrouve à la tête de Germinal Claude Jamet, secrétaire fédéral de la SFIO dans le Cher, qui rassemble autour de lui des socialistes, admirateurs de Jaurès dans sa version pacifiste, mais néanmoins proches des conceptions de Félicien Challaye qui participe à cette aventure. Félicien Challaye, avant guerre, avait développé une interprétation du pacifisme estimant que l’occupation étrangère était préférable à la guerre.

L’ensemble de ces figures gravite autour de Marcel Déat et de son Rassemblement National Populaire (RNP). Ce dernier, présenté longtemps comme le successeur possible de Léon Blum à la tête de la SFIO, ancien ministre d’Albert Sarraut en 1936, avait animé après la scission de 1933 un Parti Socialiste de France-Union Jean Jaurès. Ce courant rassemblait les « néo-socialistes » ayant rompu avec la SFIO et qui espéraient une adaptation du socialisme au régime totalitaire. En 1940, tous les néo-socialistes ne sont pas devenus fervents partisans de la collaboration avec les nazis au sein du RNP, mais on retrouve dans leurs discours diverses évocations d’une finalité entre leur positionnement avant et pendant l’Occupation. Comme le note Philippe Burrin, le RNP va s’employer à donner « aux conceptions nazies des antécédents français »3. Ainsi, dans les colonnes du National-Populaire, organe officiel du RNP, ou de L’Oeuvre, Déat et ses amis vont s’efforcer de démontrer qu’ils sont les seuls héritiers de Jaurès et que ce dernier justifie la domination nazie sur l’Europe.

Quelques constantes peuvent être observées dans leurs approches de Jaurès. Tous le vénèrent et vont jusqu’à l’assimiler, comme Marcelle Capy, dans un article dans Germinal le 31 juillet 1944, à un Christ socialiste exécuté le premier sur une croix de bois de la première guerre mondiale. Cette vénération s’accompagne d’un sentiment de désespoir à l’évocation de son assassinat. C’est pour cela que divers auteurs s’efforcent de le ressusciter et de commémorer sa disparition à chaque anniversaire de sa disparition. Sa mort est perçue comme étant la première de la Grande guerre. Or, la SFIO ayant rejoint l’Union Sacrée, la culpabilité domine à la vue du carnage qui s’ensuivit. De fait, on oublie le vœu de Jaurès de défendre la patrie et on privilégie, comme chez Challaye, le refus à l’infini de défendre l’indépendance de la France, quitte à la voir tomber en servitude. A cette base initiale, Claude Jamet ajoute dans ses Carnets de déroute publiés en 1942 que « dans le national-socialisme, il y a le socialisme ; il y a peut-être le Socialisme ».

Jaurès, nous voilà !

Le régime de Vichy qui s’installe en juillet 1940 provoque le ralliement d’une partie des députés de gauche d’avant-guerre. Une partie d’entre eux sont persuadés que Pétain serait jaurésien, et certains assimilent volontiers les deux personnages. Le maire d’Argenton-sur-Creuse, Alphonse Giraud, ne craint pas de faire cohabiter les deux portraits dans son hôtel de ville. Charles Spinasse dédouane le maréchal de la disparition des monuments liés à la mémoire de Jaurès de l’espace public dans le Rouge et le Bleu le 18 juillet 1942. D’autant que Jaurès n’est pas occulté totalement par Vichy. Il est mentionné dans l’opuscule La Doctrine du Maréchal, publié par les services d’information du régime. Ce dernier cite à la page 71 un discours de Pétain prononcé en 1934 où ce dernier reprend et cite Jaurès au sujet du système éducatif. Il plaide dans ce discours pour un rapprochement entre l’éducation, le patriotisme, et l’Armée.

Jaurès est présenté également comme l’apôtre d’une collaboration qui n’assume pas son nom. Alexandre Zévaès loue ainsi sa « volonté de rapprochement franco-allemand » dans la deuxième version de la biographie qu’il consacre à Jaurès en 1941. Par ailleurs, les membres du gouvernement de Vichy faisant preuve d’une « volonté de rapprochement franco-allemand » sont présentés automatiquement comme les successeurs de Jaurès. René Château célèbre ainsi l’entrevue entre Goering et Pétain à Saint-Florentin-Verguigny le 1er décembre 1941 dans les colonnes de La France socialiste deux jours plus tard : « Jaurès (…) aurait salué dans Montoire, dans Saint-Florentin-Verguigny, un grand espoir humain ».

Enfin, Jaurès sert de base idéologique à la réflexion des collaborateurs pour créer un ordre nouveau en France. Il est ainsi convoqué pour justifier l’avènement d’un « Etat fort » par Déat lors de son discours au congrès du RNP en juillet 1942. Le corporatisme de la Charte du Travail est présenté par Louis Salleron, pourtant catholique conservateur, dans la revue Idées en mars 1943. Pour autant, Jaurès sert aussi de base critique envers le régime de Vichy. On sent ainsi un certain flottement lors du procès de Riom. René Château s’inquiète alors, dans La France socialiste le 13 mars 1942, des critiques contre le pacifisme par les juges et condamne sans appel : « ils condamneraient Jaurès ».

Ce qui maintient l’unanimité, en revanche, c’est la volonté de prouver que le national-socialisme est compatible avec les espérances de Jaurès.

Jaurès nazifié

L’étude de la manière dont les collaborateurs rapprochent Jaurès de l’idéologue nazie est complexe à résumer en quelques lignes. Le fondement de cette idée se trouve dans leur perception des idées politiques d’Hitler. Ce dernier est fantasmé en grand architecte socialiste qui combat pour imposer la doctrine de Jaurès à partir de son expansion européenne. Se juxtaposent ensuite le pacifisme, l’anticommunisme et la foi en une Europe unie grâce au nazisme.

Jaurès est le champion de la paix. Mais la paix, entre 1940 et 1945, c’est le refus de s’opposer à l’Allemagne. Selon Zévaès, dans sa biographie de Jaurès déjà citée, le rapprochement franco-allemand est le seul moyen d’assurer « la paix pour la France et l’Europe entière ». Cette opinion est partagée au RNP, National Populaire estime ainsi le 30 janvier 1943 que « en 1939, un Jaurès se serait dressé au nom de son parti et aurait sûrement arrêté la guerre ».

Le refus de s’opposer militairement à l’Allemagne mène à l’acceptation de son hégémonie. Pour ce faire, les collaborateurs s’efforcent de trouver des preuves que le nazisme est compatible avec les aspirations de Jaurès. Déat publie une série d’articles visant à cet objectif dans L’Oeuvre entre 1942 et 1943 (« Jaurès et le national-socialisme », le 13 avril 1942, par exemple). Selon lui, Jaurès aurait anticipé et approuvé une transformation du socialisme allemand en un socialisme national, expression dont il ne reste qu’à inverser les termes pour présenter le nazisme comme l’accomplissement de ce processus. De fait, il devient un régime acceptable pour l’unification européenne grâce aux victoires d’Hitler.

Enfin, l’ensemble des adversaires de Jaurès sont dénoncés et l’extension de ces haines qui lui sont attribuées englobent l’ensemble des ennemis du IIIe Reich. Le 31 juillet 1941, l’Oeuvre s’attaque aux Anglais, accusés d’ailleurs d’avoir armés Raoul Villain. Cette haine est justifiée par le fait que la Grande-Bretagne, c’est la City, le capitalisme poussé à son apogée, c’est donc un combat jaurésien que de la combattre à mort. Vient ensuite le tour des communistes, sous la plume de André Chaumet dans Les Chemins de la mort en 1943, jaurésien de très fraîche date qui souhaite démontrer que socialisme jaurésien et communisme sont des ennemis irréconciliables. Pour finir, quatre références antisémites sont présentes dans notre corpus. Le 29 mai 1941, La France au travail, hebdomadaire souhaitant adapter le discours ouvrier au national-socialisme, estime que Jaurès faisait partie des socialistes « qui comprenaient le péril juif ». Auparavant, le 1er mai 1941, le même hebdomadaire estimait que Jaurès accuserait les contemporains de la seconde guerre mondiale de « tiédeur » envers les juifs. La source de ces articles semble être les propos tenus par Jaurès dans La Dépêche les 1er et 8 mai 1895.

Conclusion

L’explication historique de cette instrumentalisation n’est pas aisée. Y voir une manifestation de médiocrité intellectuelle de ces auteurs ou d’absurdité nous semble insuffisant. Cette récupération nous semble obéir à des facteurs uniques à replacer dans le contexte très particulier des années noires, et il ne semble pas possible d’étendre cette explication jusqu’à notre époque.

Ils sont persuadés que Jaurès aurait empêché la guerre de 1914, et estiment que c’est être jaurésien que de se battre pour la paix, même sous la botte hitlérienne, en 1940. Ils sont persuadés que l’ennemi idéologique n’est pas Hitler mais la Grande-Bretagne, et ils ne se souviennent que très rarement des luttes de Jaurès pour la République et la démocratie. Affronter la Grande-Bretagne, c’est défendre la patrie européenne dans laquelle ils sont persuadés que le socialisme va s’installer grâce à Hitler. Ils lisent la Révolution Nationale au travers d’une grille de lecture inspirée de Jaurès et proclament que celle-ci doit permettre l’avènement d’un régime socialiste au moyen d’une mise en parallèle entre les textes de Pétain et du tribun.

En bref, Jaurès se retrouve instrumentalisé à l’aide d’une lecture hors contexte d’un corpus soigneusement choisi des textes de Jaurès, toujours exactement cité. Tous se présentèrent continuellement comme d’authentiques socialistes.

1- A ce sujet, on consultera avec le plus grand profit l’ouvrage de Jacqueline Lalouette, Jean Jaurès. L’assassinat, la gloire, le souvenir, Paris, Perrin, 2014.

2- Guillaume Pollack, « La mémoire improbable. Jaurès sous l’occupation », Cahiers Jaurès, n°211, mars-avril 2014, pp. 95-114. Le lecteur intéressé retrouvera dans cet article tout l’appareil critique qui a guidé notre recherche.

3- Philippe Burrin, La dérive fasciste, Doriot, Déat, Bergery, 1933-1945, Paris, Seuil 1986, p. 415.

Guillaume Pollack est un jeune historien, professeur d’histoire-géographie en collège à Pierrefitte-sur-Seine (93) après avoir travaillé pour le Comité d’Histoire de la Ville de Paris. Il est Doctorant à Paris 1 et actuellement travaille sur les militants et organisations issues de la gauche engagées dans la collaboration durant la seconde guerre mondiale.Il est adhérent de la SEJ (Société d’Etudes Jauressienne) depuis 2011


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