La gauche française au défi de Gaza (Christian Picquet)

mercredi 30 juillet 2014.
 

Le cycle infernal de la guerre ensanglante de nouveau la Palestine. Depuis le début de ce mois, les Gazaouïs se retrouvent une fois de plus sous les bombes et, depuis l’offensive terrestre qu’a déclenchée l’armée israélienne, ce sont des dizaines de victimes, civiles pour la plupart, qui viennent allonger chaque jour l’interminable liste des centaines de morts, des milliers de blessés, des dizaines de milliers de déplacés.

De fins observateurs se croient fondés à imputer au Hamas, aujourd’hui à la tête de l’administration de Gaza, la responsabilité de cette énième escalade meurtrière. Il est vrai que la stratégie de tension armée, conduite par le mouvement intégriste, représente une impasse redoutable, pour toute la région autant que pour les territoires palestiniens. Il n’en demeure pas moins que ce sont les dirigeants d’Israël qui s’avèrent les premiers responsables d’une situation sans issue. Que le blocus appliqué à la Bande de Gaza représente une abomination revenant à enfermer toute une population dans une prison à ciel ouvert et à la soumettre à une crise humanitaire permanente (d’autant que ledit blocus se double, de la part des présents dirigeants du Caire, de la fermeture de ce point de passage vers l’Égypte qu’est Rafah). Que la colonisation ininterrompue de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est interdit simultanément toute négociation digne de ce nom, et qu’elle a pour seule finalité de détruire les bases d’un futur État palestinien indépendant et viable. Que ce cynisme, aussi meurtrier qu’à courte vue, n’a cessé d’affaiblir l’aile démocratique et la gauche du mouvement national palestinien, Mahmoud Abbas ne présidant plus qu’une apparence d’autonomie dont l’autorité ne s’exerce que sur des lambeaux de terre. Que la violence qui s’exerce ainsi, au quotidien, contre tout un peuple, à l’abri d’une terrible disproportion des forces en présence – comme d’ailleurs à travers la détention arbitraire de milliers de Palestiniens, raflés en masse ces derniers temps en Cisjordanie –, fait macérer et grandir une haine qui devient progressivement l’unique école de formation de jeunes activistes entendant venger la négation de leur existence nationale.

À cet égard, on peut bien vilipender le fanatisme du Hamas ou du Jihad islamique, ce sont bel et bien Monsieur Netanyahou et son cabinet d’illuminés ultrasionistes qui agissent tels des apprentis-sorciers, interdisant au peuple israélien lui-même d’accéder jamais à la paix. Nul esprit un tant soit peu sensé ne peut, en effet, imaginer que l’on puisse éternellement maintenir quatre millions d’hommes et de femmes dans un état d’enfermement insupportable. Aucun individu responsable ne peut ignorer que l’annexion rampante des 22% de la Palestine mandataire, constituant les territoires occupés depuis maintenant 47 ans, va très vite confronter un État qui se proclame juif au redoutable défi d’une population arabe qui y devient démographiquement majoritaire, alors qu’on la prive de ses droits nationaux dans le même temps qu’on entend l’exclure à jamais de toute citoyenneté. Au demeurant, bien des voix israéliennes – celles, entre autres, d’un Yeshayahou Leibovitz, d’un David Grossman ou d’un Avraham B. Yehoshua – ont déjà eu l’occasion d’alerter leurs concitoyens sur le fait que l’occupation, autant que l’état de guerre permanent dans lequel vit Israël, engendrent la désagrégation morale du pays, la dérive religieuse d’une partie de ses habitants, sa segmentation en communautés de moins en moins soudées par un projet national, la corruption de ses élites et la désintégration de ce qu’il lui reste de vie démocratique. L’ancien président de la Knesset, Avraham Burg, a raison lorsqu’il constate, dans Le Monde du 19 juillet : « Si nous continuons avec le même modus operandi, la même chose se reproduira dans trois ans. Nous sommes encore l’occupant. Nous sommes encore dans une relation de maître et d’esclave. L’Autorité palestinienne est devenue le sous-traitant de l’occupation israélienne. Par le passé, nous avions au moins un processus politique, qui permettait de contenir les éruptions de violence. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Nos dirigeants ont fait échouer les négociations, et cela a créé un vide dans lequel les extrémistes s’engouffrent. »

L’EFFROYABLE COMPLICITÉ DES GRANDES PUISSANCES

La responsabilité des grandes puissances, et singulièrement des États-Unis qui n’ont jamais voulu renoncer à leur statut de gendarme de cette région, est ici clairement engagée. Faute d’avoir voulu recourir à l’arme des sanctions, qu’eût justifié la violation systématique des règles du droit international, elles se sont rendues complices de la politique de force ouverte des gouvernants d’Israël. Une attitude aggravée, ces dernières années, par la moindre importance stratégique que revêt un Proche-Orient dont la citadelle américaine dépend beaucoup moins pour ses approvisionnements énergétiques. Au cœur d’un monde arabe que les interventions impériales ont transformé en bourbier, où après la Libye et la Syrie c’est l’Irak qui en vient maintenant à se disloquer, l’administration Obama n’a manifestement que faire de la souffrance palestinienne. Une seule chose compte d’évidence à ses yeux : que l’État hébreu, par son surarmement et sa capacité nucléaire, demeure la garantie ultime des intérêts occidentaux dans cette zone.

Quant à la France, on ne dénoncera jamais assez les effets calamiteux de l’amplification du réalignement atlantiste dont François Hollande a pris la responsabilité depuis deux ans. Fallait-il, par exemple, dès le premier jour, légitimer l’offensive militaire de Tsahal contre Gaza, comme l’a fait le président de la République en assurant Benyamin Netanyahou de sa « solidarité »… sans avoir un seul mot pour les civils palestiniens morts le même jour ? N’est-il pas authentiquement indigne de s’être contenté, face à l’entrée des fantassins et blindés en territoire gazaouï, d’appeler le Premier ministre israélien à la « retenue », justifiant ce faisant le comportement abject de ce dernier ? Jusqu’où ira le gouvernement dans l’abandon assumé de ce qui constituait la position officielle de la France depuis le général de Gaulle, à savoir la formation d’un État palestinien sur l’intégralité des terres arabes conquises par Israël en 1967, conformément à toutes les résolutions des Nations unies ? Comment admettre, d’un gouvernement théoriquement de gauche, qu’il interdise des manifestations de soutien aux Palestiniens sous les bombes, fusse au prétexte qu’un précédent défilé parisien s’était conclu par des débordements violents ?

Jusque sur ce terrain, on mesure les conséquences de la désintégration politique et idéologique de la gauche française. Toujours, au fil de son histoire, même lorsqu’une fraction d’entre-elle s’était perdue par sa compromission honteuse avec les guerres coloniales, elle avait su, dans ses forces vives du moins, s’identifier par une solidarité sans failles avec les peuples en butte à l’oppression. Cela avait même, au tournant des années 1960, constitué le point de départ de la recomposition qui allait amener à la proclamation d’un nouveau Parti socialiste au congrès d’Épinay. Plus près de nous, tout au long des années 2000, j’ai souvenir que le Collectif national pour une paix juste et durable entre Palestiniens et Israéliens, que j’avais contribué à fonder et que je coordonnais, avait su rassembler la majeure partie de la gauche politique et sociale, des socialistes en grand nombre se prononçant alors pour que leur propre formation rejoigne le front unitaire formé en défense du droit. Cela avait privé de marges de manœuvre les pêcheurs en eaux troubles qui ont toujours rêvé de faire dériver cette bataille vers des affrontements dont les Juifs de France auraient été les cibles désignées.

Le sentiment d’impuissance qui prévaut aujourd’hui dans notre pays, et la tétanie s’étant du même coup emparée du camp progressiste, changent profondément la donne. Ils laissent le champ libre à des groupes et réseaux pour lesquels la tragique solitude des Palestiniens est devenu le commode alibi d’un déchaînement de détestation judéophobe et de diatribes jihadistes. Pour les forces concernées, l’intégrisme islamique est devenu l’acteur central de ce « choc des civilisations », initialement voulu et organisé à l’échelle planétaire par la droite néoconservatrice d’outre-Atlantique. Nul ne saurait ignorer cette menace, qui contient les germes d’une violente fragmentation communautaire de la société française.

LE DANGER D’UNE COMMUNAUTARISATION DE LA SOLIDARITÉ

Je veux m’arrêter sur ce point. J’ai perçu, sur les réseaux sociaux notamment, et de la part de secteurs militants dont je connais les convictions démocratiques, la tentation de relativiser les affrontements survenus, le 13 juillet, à proximité de deux synagogues parisiennes, puis ceux ayant transformé Sarcelles – ville particulièrement sensible, où un très grand nombre de Juifs cohabite depuis fort longtemps avec des populations originaires de toutes les migrations – en champ de bataille, une semaine plus tard.

Évidemment, ces amis ont raison, mille fois raison, de refuser l’assimilation des événements des derniers jours avec la « Nuit de cristal » (qui annonçait, rappelons-le tout de même, la « Solution finale » dans l’Allemagne hitlérienne), terrain sur lequel s’est fort hasardeusement aventuré le président du Conseil représentatif des institutions juives de France. Sans doute, sont-ils également fondés à incriminer les agissements provocateurs de cette milice paramilitaire d’extrême droite qu’est la Ligue de défense juive, laquelle ne devrait plus avoir d’existence légale au regard de la loi républicaine. Incontestablement, le recours à une politique autoritaire de la part d’un gouvernement allant jusqu’à bafouer le droit de manifester a-t-il contribué à cristalliser en France une dynamique redoutable de tensions et de confrontations de rue.

Il n’empêche ! Que des manifestants – une infime minorité, certes, de ceux qui venaient d’exprimer leur colère contre les massacres perpétrés à Gaza – aient été entraînés par on ne sait qui vers des lieux de culte juifs le 13 juillet, ou qu’ils s’en soient pris à des commerces tenus par des Juifs sarcellois dimanche dernier, revêt une portée symbolique des plus graves. Les faits ne souffrent aucune contestation, confirmés qu’ils se trouvent par des témoins dont on ne saurait mettre en doute l’intégrité. De toute évidence, dans une France en proie aux démons de la haine de l’Autre et à des sentiments d’exclusion privés de débouché à gauche, une fraction du mouvement de soutien à la Palestine martyrisée se montre encline à déraper vers l’antisémitisme et à se replier dans un communautarisme régressif, agissant en miroir de celui des dirigeants officiels du judaïsme français.

Prenons bien la mesure de ce qui se joue ici. Le climat devient à présent si malsain que, du côté des plus hautes instances de l’État comme de celui des grands médias, on n’hésite plus à reprendre en boucle l’idée d’une « importation du conflit israélo-palestinien ». Comme si l’on était subrepticement sorti d’un enjeu de paix et de droit international pour assister à l’affrontement, au cœur de l’Hexagone, d’éléments étrangers relayant une guerre qui se livre à des milliers de kilomètres. Quoique je puisse penser de la position des institutions qui disent les représenter, ceux des Juifs de France qui expriment leur sympathie pour la politique israélienne sont d’abord des citoyens français de plein droit, et ce serait réveiller les pages les plus noires de notre histoire que de mettre implicitement en doute leur enracinement national. De la même façon, les jeunes venus des quartiers populaires, qui forment les gros bataillons des défilés pour un cessez-le-feu, fussent-ils des enfants de l’immigration, fussent-ils de confession (ou de culture) musulmane, sont également des citoyens français, nés pour la plupart d’entre eux sur ce sol et exprimant leur engagement civique en recourant à un droit de manifestation garanti par la Constitution.

REPRENDRE L’INITIATIVE

Je le dis avec une certaine solennité, il y a quelque chose de détestable dans ces « unes » de journaux télévisés ou de gazettes reproduisant des images de guérilla urbaine rappelant furieusement des scènes déjà vues dans les territoires occupés palestiniens. Ce genre d’évocations ne peut que faire encore monter l’hystérie identitaire qui travaille en profondeur notre société et apporter de l’eau au moulin d’un Front national qui fond sur l’occasion de justifier ses appels à la « préférence nationale ». À la manière de Monsieur Wallerand de Saint Just : « Non contents d’importer le conflit israélo-palestinien dans notre capitale, les manifestants, aidés de quelques gauchistes, se révèlent être de redoutables casseurs. » Chaque membre de phrase a son importance : les manifestants « importent » donc un conflit extérieur à la France, ce qui sous-entend qu’ils sont étrangers ; ils sont de « redoutables casseurs », autrement dit de quasi-terroristes ; et ils sont « soutenus » par « quelques gauchistes », lesquels sont ici désignés comme les seuls vrais Français concernés par les manifestations…

On se doit, lorsque l’on est de gauche, de le dire et le redire : Paris n’est ni Gaza, ni Naplouse ; y défendre des opinions opposées, en s’interdisant toute mise en cause des origines et des croyances de chacun, relève banalement de l’exercice de la démocratie ; y manifester, lorsque la liberté et la justice se trouvent bafouées à l’autre bout de la planète, ne consiste pas à « importer » un foyer de tensions exogène, mais puise sa légitimité dans les fondations universalistes de notre République ; exprimer son rejet de la colonisation et de l’apartheid en Palestine procède, de surcroît, du meilleur de la tradition internationaliste d’un mouvement ouvrier agissant pour l’émancipation humaine, la paix et la fraternité entre les peuples. Il faut, sur ce plan, saluer la position d’un certain nombre de députés socialistes qui ont su se distinguer du ralliement incroyable de l’exécutif français à la politique des élites dirigeantes d’Israël, avant de protester publiquement contre l’interdiction des manifestations en Île-de-France.

Pour toutes ces raisons, il est plus que temps que la gauche reprenne l’initiative et qu’elle sache fixer le cadre politique d’une mobilisation de nature à permettre à la majorité du peuple français de se porter aux côtés de la Palestine écrasée :

- pour un cessez-le-feu immédiat à Gaza et la levée du blocus étranglant ses habitants ;

- pour des sanctions internationales à même de contraindre Monsieur Netanyahou à renoncer à ses provocations (la France ayant, pour ce qui la concerne, la responsabilité de contribuer à la suspension des accords d’association liant Israël à l’Union européenne, dont le Parlement européen a déjà voté le principe) ;

- pour l’arrêt de la colonisation des territoires palestiniens, avec pour objectif une solution négociée aboutissant à l’instauration d’un État palestinien viable, c’est-à-dire dans les frontières de 1967, avec Jérusalem-Est pour capitale.

Tel est l’unique moyen d’arrêter un engrenage dévastateur qui pourrait miner un peu plus une République déjà bien vacillante.


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