La République comme horizon par Christiane Taubira

mercredi 21 février 2007.
 

Pour l’observateur moyennement attentif, il est clair depuis quelque temps qu’Alain Finkielkraut est en état de siège. Ceux qui aiment la belle ouvrage littéraire, la fine intelligence, la pensée vive et prompte, éprouvent comme une nostalgie de ces années où, d’une plume alerte quoique souvent triste et rauque, ses oeuvres, s’évadant des assignations identitaires, ont nourri la réflexion sur les abysses troublantes et funestes où macèrent d’humaines pulsions meurtrières. Ce n’était pas Hannah Arendt, mais c’était une pensée écorchée et fulgurante, de celles qui rappellent à chacun d’entre nous combien il est le gardien de son frère.

Il ne relève pas de l’interrogation publique de savoir comment de vieux démons prennent possession d’esprits aiguisés. Mais qui eût prédit que, lorsque la société française s’emparerait, enfin durablement, des débats qui fondent la mise au jour de son identité nationale, les plus rugissantes querelles se résumeraient à un impossible dialogue entre deux sourds. Quand sortirons-nous des joutes logomachiques Dieudonné-Finkielkraut, où la vilenie de l’un sert de résonance à la marcescence de l’autre ? De gradins imaginaires leur parvient le cri "Queremos sangre !" (Nous voulons du sang !)

Que ne savent-ils que "vivre dans la haine, c’est vivre au service de son ennemi" (Mario Vargas Llosa, écrivain sud-américain) ? Y a-t-il un sens à ce qu’ils débrident leur parole hors du territoire national. L’un, à Alger ; l’autre, en Israël ? Et pendant que les gladiateurs se provoquent, l’un gâchant d’immenses talents, l’autre asséchant une sensibilité généreuse, tandis qu’académiciens et ministres entonnent la rengaine lamentable de poncifs éculés, l’amertume et la rancoeur rampent dans le coeur de ceux qui croyaient avoir rendez-vous avec la République. Ceux-là attendent qu’on leur explique, en toute rigueur, mais avec bienveillance, que c’est en pleine connaissance du passé, en pleine conscience des tendances originelles de brutalité, de discrimination et d’exclusion de la République que nous lui restons attachés, que nous la préservons, que nous voyons dans ses ambitions universelles le moins imparfait des cadres politiques et juridiques inventés par les hommes pour faire société.

Oui, nous avons un parti pris pour la "res publica", la chose publique. Parce que nous refusons d’écrêter la part d’inattendu, d’imprévisible, d’improbable, que les hommes et les femmes ont injectée dans l’Histoire, au temps même où ils la vivaient d’une rive à l’autre de la Méditerranée, ou de l’Atlantique, nous considérons que chacun est infiniment plus que son origine, que le passé du groupe ne peut enfermer le destin de l’individu. Il nous appartient de saisir la matière à faire destin commun, d’empoigner les leviers des lendemains que nous nous promettons en partage. Et, pour cela, apprivoiser nos ressentiments, frictionner nos raidissements, franchir les barrières, toutes les barrières car, comme le professait Frantz Fanon, "le destin de l’homme est d’être lâché."

L’universel républicain est question d’idéal. Ses trahisons sont affaire de manquements ou d’infidélités politiques. Son abolition serait annonce de désordre et de plus d’injustices encore. Car, face au racisme, à la relégation, aux préjugés, aux inégalités, il est le recours, la référence, le rempart des plus vulnérables. Et même si, par extraordinaire, cet universel n’était qu’une ruse, un leurre, une imposture, une fourbe fumisterie pour absoudre les fautes et les négligences d’Etat, il nous reviendrait de postuler nos exigences pour l’égalité des droits, qui suppose parfois l’inégalité des politiques publiques, pour l’engagement résolu des forces publiques autant que des énergies civiques autour d’un contrat qui reformule les obligations des pouvoirs et celles des citoyens, les droits étant arrimés aux devoirs, les libertés à la responsabilité, pour les uns et pour les autres.

Au lieu de prendre part à la confrontation chimérique et dévastatrice de communautés fictives, reconnaissons qu’il est vrai qu’en France même et dans l’Empire français, la République a couvert des exactions et des crimes. En excluant les femmes du suffrage universel, en expédiant au bagne et aux travaux forcés ses communards, ses pauvres, ses petits escrocs, ses adolescents délinquants, les militants anticolonialistes.

Elle a laissé instaurer le code de l’indigénat. Elle a encouragé la confiscation des terres, et, parfois, justifié des massacres coloniaux. Cela étant énoncé sans matoise équivoque ni stérile mortification, rappelons ce qu’il advint chaque fois que la République fut garrottée, répudiée ou abattue : les libertés individuelles furent en péril, et les libertés publiques en naufrage. L’esclavage rétabli après que la Ire République fut décapitée. La censure restaurée, les associations ouvrières et les sociétés de secours interdites, le délit d’opinion multipliant les prisonniers politiques dès que la IIe fut bannie. Des lois racistes et antisémites inscrites dans le code pénal, la laïcité torturée, la messe imposée aux fonctionnaires civils et militaires, les partis politiques supprimés lorsque la IIIe fut anéantie.

Nous savons que la République s’est laissé dévergonder, et qu’elle est encore travaillée par des tentations autoritaires et raboteuses, traversée par des tensions d’impatience et de désamour, défiée par les poujadismes, la xénophobie, les culturalismes étriqués. Elle demeure cependant l’horizon.

Il ne s’agit pas de réciter la Constitution, qui prétend méconnaître le sexe, les croyances, les accents et la couleur. Il ne s’agit pas davantage d’avancer, la main sur le coeur, en jurant que tout acte raciste est condamnable, et tout préjugé misérable, alors que sont méthodiquement exclus de toute responsabilité et de toute représentation ceux qui n’ont pas l’apparence de l’uniformité républicaine.

La France ne peut continuer à se penser sans prendre la mesure de la part du monde qu’elle porte en elle, et de ce qu’elle offre de singulier au monde. Elle n’est pas sortie humainement indemne de ses incursions en de lointains rivages. Elle en a conservé un goût tenace de l’aventure, une cordiale condescendance envers les extravagances tropicales, une attachante obstination à la conversion d’autrui, une très grande disposition narcissique. Ce ne sont pas là que des défauts.

C’est aussi une inclination, souvent inconsciente, à l’altérité. Le défi est de la faire affleurer. Pour que, sans vertige, elle se voie, enfin, telle qu’elle est ; qu’elle réalise l’inexcusable gâchis de talents accompli en ces nombreuses années de bavardage et de bricolage. Qu’elle remonte à la source d’amour de certains cris de haine. Qu’elle cesse de désespérer les plus patients. Le temps presse.


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