A l’approche d’un demi-siècle d’attente depuis 1968... La marmite chauffe et c’est tant mieux.

mercredi 3 juillet 2013.
 

Voilà que c’est au tour de la Turquie et du Brésil et à nouveau de la Grèce. Tout cela juste après les confrontations sociales et politiques survenues en deuxième rideau des révolutions démocratiques tunisienne et égyptienne. Tout cela après les manifestations de masse anti-austérité d’Italie, du Portugal et d’Espagne. Après le mai étudiant québécois, après les mobilisations anti Poutine en Russie et bien d’autres événements ailleurs. A l’échelle d’un instant historique, ce n’est plus de la désynchronisation mais de la quasi- simultanéité. La marmite chauffe et c’est tant mieux.

Si peu de hasard

Les plus anciens se souviennent qu’après les semaines de mai 1968 nous avions identifié (évidemment a posteriori) l’existence d’un faisceau de luttes annonciateur, de la grève générale belge de l’hiver 60-61 en passant par l’Amérique Latine guevariste, du printemps de Prague aux mouvements étudiants ouest-européens, aux grèves ouvrières dures en France à partir de 1966, etc. Comme une première montée de lave avant l’explosion française, avant l’avancée spectaculaire des luttes de libération, avant la longue confrontation sociale en Italie, les grèves étudiantes massives au Mexique, au Sénégal, au Japon, aux Etats-Unis et autres, ainsi que la révolution portugaise puis le fin du franquisme. Une crise globale de l’impérialisme et de ses accommodements sociaux dans les pays capitalistes avancés ; une crise de ses formes de domination dans les pays postcoloniaux, ainsi qu’une crise rurale. Des luttes ultra différentes dans des contextes politiques disparates mais néanmoins un instant historique unique qui n’était pas dû au hasard. Pourquoi ?

Les années 60 avaient été marquées, selon les pays et les continents, par diverses évolutions de fond. Massification et concentration ouvrière, naissance d’un nouveau prolétariat industriel, forte élévation des niveaux de qualification et de culture… Massification de la jeunesse étudiante qui débordait dorénavant du périmètre sociologique des classes aisées… Exodes ruraux et grossissement des villes… Ces phénomènes – à des degrés divers – traversaient de part en part la distinction « pays impérialistes versus pays dominés ». Une partie de ces transformations étaient dues à l’accélération du développement combiné, à la transformation des marchés et des techniques, à l’inexorable avancée planétaire de la marchandise jusque dans les campagnes traditionnelles et jusque dans les économies staliniennes. Des luttes bien différentes les unes des autres sans aucun doute, mais avec en partage cette portion de changements sociaux dus au petit quart de siècle d’un nouveau paradigme capitaliste. Derrière les faits s’exprimait, dans les profondeurs de toutes ces sociétés, la transformation de leurs formations sociales avec quelques points communs du côté du prolétariat industriel et des couches urbaines petites-bourgeoises en cours de salarisation massive. Ce n’était pas simplement une convergence fortuite ! Ni même une simple émulation réciproque.

A y regarder de plus près…

Et aujourd’hui ? Les conditions générales de la lutte des classes, après les défaites colossales de la mondialisation financière et de la construction ultra-libérale de l’Europe, sont incommensurablement plus difficiles qu’il y a 45 ans. La formulation intelligible d’une alternative systémique est pour le moment pratiquement anéantie, sans doute à cause de l’effondrement du socialisme « réel » (mais qui remonte maintenant à 25 ans !) et surtout à cause des contraintes et de l’échelle des problèmes que la mondialisation capitaliste impose à quiconque se penche sérieusement sur les mécanismes incertains d’une transition post-capitaliste. Nous sommes confrontés à une mutation interne du capitalisme, équivalente en questionnements théoriques et pratiques de ce que fut le basculement dans l’ère impérialiste du début du XXième siècle et qui fut à la racine de 25 ans de disputes théoriques.

Mais la vieille taupe révolutionnaire n’attend pas. Elle finit toujours par remontrer son nez, ici puis là, et puis soudainement ici, là et encore ailleurs. Dans pareille situation, la première question posée est de savoir si, au-delà de l’exaspération sociale due aux politiques libérales, s’exprime ou pas cette part de transformation sociale. Est-ce uniquement la prépondérance de l’aléatoire qui nous place devant pareille simultanéité ? Et dans ce cas nous resterions assujettis à la volatilité des résistances sporadiques. Ou bien y a-t-il une part objective, structurelle qui nous placerait face à un tout nouvel agenda ? Autrement dit, la comptabilité des luttes peut rester trop impressionniste si elle n’est pas conduite jusqu’aux profondeurs du substrat social.

D’autant que beaucoup de choses en découlent en matière d’action politique, d’insertion dans le mouvement spontané des luttes, dans les aspects programmatiques aussi. Le même type de questions se posait dans les années 60 entre ceux qui se montraient plus ou moins capables d’intégrer le « neuf » et ceux qui campaient déraisonnablement sur des analyses nostalgiques de la formation sociale. On pourrait ainsi (mais je n’ai pas cette indulgence) ranger dans cette dernière catégorie la position des staliniens jugeant le mouvement étudiant comme un mouvement de fils et de filles de bourgeois. J’ai aussi connu dans mon comité d’action en banlieue Sud de Paris, en mai 68, un débat (aujourd’hui insolite) sur la « nature » sociale des salariés qui occupaient leur site industriel… mais qui étaient en majorité des techniciens en blouse blanche. Prolétaires ou pas ? « Alliés » de la classe ouvrière (la vraie !), aristocratie ouvrière ou autres ?! Y faire du travail politique était-il important ou secondaire ? Toutes choses qui ont affecté jusqu’à très tard le mouvement syndical, notamment la CGT. En encore aujourd’hui certains secteurs syndicalistes ou politiques.

Je n’exclue donc pas que nous soyons dans une période identique de murissement d’une nouvelle donne sociale. Depuis 25 ou 30 ans, nos sociétés sont sous pression, non pas seulement des politiques libérales, mais d’une modification assez profonde des formations sociales. D’un côté une plus grande paupérisation mais de l’autre une plus grande insertion de nombreuses professions dans la complexité productive et cognitive du monde, et une part grandissante des tâches intellectuelles au sein du travail productif. Et, malgré cette polarisation sociale au sein même du salariat, une extension de la précarité, une prolétarisation grandissante des qualifications intermédiaires et même supérieures. Toutes choses qui modifient l’équation interne des classes laborieuses, qui déplacent la ligne de démarcation entre ceux qui n’auraient « que leurs chaînes à perdre » et une supposée aristocratie du salariat.

Tout cela me semble perceptible et plus rationnel que ce que l’on entend en général sur la composition sociale des manifestations de Moscou contre Poutine, des manifestations anti-islamistes du Caire ou de Tunis, et même d’une partie des manifestations européennes à Madrid ou à Lisbonne : des « classes moyennes » en colère car menacées à leur tour par la crise, et donc plus réactive sur la démocratie et l’environnement que sur les mécanismes d’exploitation. Je ne partage pas ce diagnostic. La notion de classe moyenne est un truc médiatico-sociologique pour contourner le problème des déplacements internes au sein du salariat depuis 25 ans ; problème aigüe qui n’est pas réductible à la stratification des revenus (bien que la question du patrimoine immobilier soit un facteur important de différenciation), mais qui par contre doit intégrer le fait que la chaîne de production de valeur inclue (et pas qu’un peu !) des couches hautement qualifié du salariat.

Le salariat s’est incontestablement agrandi. La diversité des situations de mise au travail par le capital y entraîne une forte hétérogénéité des expériences et des modes de vie. Mais, le capitalisme de la mondialisation financière fait naître de nouvelles contradictions entre lui-même et cette masse de salariés aussi diverse soit-elle, que ce soit sur la destruction du vivre ensemble, sur la cupidité d’un petit nombre, sur la démocratie (pensons ne serait-ce qu’aux institutions européennes !), et sur l’environnement. De plus, je ne pense pas que l’artiste, le médecin, le comédien, l’architecte… l’astrophysicien qui prend des risques en manifestant au pied d’un TV russe ou grecque pour dénoncer une tyrannie quelconque ne soient que des alliés éphémères et petits-bourgeois. Nos sociétés, jusqu’au Brésil, jusqu’en Egypte ou en Inde, se sont gonflées de tous ses métiers, de toute ces catégories, elles-mêmes « massifiées », si je puis dire.

Tout le monde comprend d’ailleurs que l’explosion turque, par exemple, n’a pas pour seule motivation la défense d’un urbanisme spécifique au centre d’Istanbul. Mais, aussi que ces étincelles de violence expriment une part de la frustration sociale et politique assez différente de ce que l’on pouvait connaître il y a deux générations. Même une partie des professions dites libérales est maintenant concernée par la grande broyeuse de la finance et des multinationales. Pas forcément salariées mais assujetties aux folies du système et conscientes de la souffrance générale.

En comparant ce qui est comparable, disons que ce n’est plus le même mix social qui tend à s’affronter aux gouvernements. De quoi poser les questions programmatiques différemment. D’autant que dans cette époque d’extrême tension sociale et de violence latente, il n’est plus exclu qu’une partie du prolétariat, le plus paupérisé, divague de plus en plus aux confins de la droite autoritaire, raciste, intégristes (pour certains), réactionnaires, victime d’un aveuglement nostalgique d’un passé qui ne reviendra plus jamais.

Le murissement d’une situation explosive peut résulter de la maturation d’une nouvelle équation sociale. Pour en comprendre la mécanique, il faut en vérifier les causes profondes dans l’évolution des classes sociales. Et pour peu que l’on retrouve des faits similaires aux quatre coins de la planète, dans de vieux pays industriels comme dans des pays plus spécifiques, alors c’est que nous avons peut-être les ingrédients d’une nouvelle époque de luttes.

A souligner aussi, en prolongement de l’analyse sociale, l’absence désormais de toute espace réformateur au sens d’un progrès social compatible avec les dispositions du capital. Aujourd’hui la moindre réforme sociale progressiste, qui aurait encore été possible il y a trente an, ne l’ai plus. Pour deux raisons : la dégradation continue du rapport de force permet pour le moment au capital de tout exiger et de tout obtenir pratiquement, notamment dans l’extension du domaine de la marchandise ; le système est devenu tellement fragile que son équilibre instable ne peut faire le moindre compromis avec une politique néo-keynésienne. Ce qui veut dire que la « réforme » nécessite un bras de fer immédiat avec le capital pouvant aller jusqu’à l’affrontement social sur des questions comme les retraites ou les services publiques (voir le cas présent du Brésil). La social-démocratie est donc irréversiblement embarquée dans une impasse, elle dont le credo est justement de gouverner sans friction majeure avec le capital. Ce qui pouvait encore être du domaine de la simple « volonté politique » d’un gouvernement social-démocrate il y a trente ans, a désormais basculé dans le domaine de la réforme radicale exigeant l’intervention massive de la rue. Ce n’est pas simplement la convergence (forcément inégale) des formations sociales qu’il faut apprécier mais aussi l’incapacité dorénavant mondialisée du capital à supporter des politiques sociales de compromis. D’une certaine mesure le système a globalisé ses interdits favorisant d’autant l’existence de traits communs aux affrontements locaux qu’ils soient en Egypte, au Brésil, en France ou en Turquie.

L’espoir d’un moment refondateur

Même si nous sommes toujours dans la période où il faut contenir le pessimisme de la raison par l’optimisme de la volonté… il n’est donc plus exclu que nous abordions un nouveau rivage. L’optimisme alors ne reposerait plus sur le simple constat que les peuples ont encore la capacité de se révolter mais sur le fait que cette révolte s’enracine cette fois-ci dans une nouvelle configuration tectoniques des classes sociales, dans le réagencement interne des classes opprimées, dans la possibilité d’une l’entrée en conflictualité de nouvelles couches urbaines. Dans la rencontre entre revendications sociales et écologiques ; dans l’importance renouvelée des revendications démocratiques, « institutionnelles », anti-corruption. Alors, le printemps arabe n’aura été possible que parce que socialement ces sociétés avaient changé au cours des 30 dernières années. Mais n’est-ce pas le cas aussi en Europe ? Et se faisant cela ne nous pousse-t-il pas à quelques réglages du corpus revendicatif.

Entre mai 68 et aujourd’hui ce sont écoulées 45 années. Rares ont été les périodes de notre histoire (française du moins) où un tel délai - sans nouvelles explosions politiques ou révolutionnaires – finit par interdire le passage de témoin et le renouvellement qualitatif et quantitatif de la génération de la « grande expérience » précédente. Alors que la génération de 68 est en train de disparaitre, il n’y a eu pour le moment aucun grand affrontement social qui depuis ait pu jouer un rôle de refondation politique et donc de rebond générationnel. Alors que les mouvements syndical et politique sont à reconstruire entièrement, il nous manque cette déflagration qui projetterait sur le devant de la scène non seulement ce nouveau mix social dont je parle plus haut mais aussi son expression militante forcément « jeune ». Le renouvellement militant a besoin de cette explosion refondatrice. Souhaitons-la.

La question posée est donc d’analyser ce présent en nous demandant si nous sommes les témoins ou pas d’une arrivée à maturité conflictuelle d’une nouvelle combinaison sociale. Deux choses semblent acquises. La mise en tension violente de nos sociétés ne cesse de croître. Et, la part des exigences démocratiques, anti-oppressives (femmes, homosexualité), écologistes s’affirme de plus en plus, ce qui, ajouté aux attentes sociales immédiates, favorise une « intuition » revendicative systémique.

Claude Gabriel


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