Faut-il enseigner la morale laïque à l’école de la république ?

lundi 22 octobre 2012.
 

Moi qui suis plutôt dubitatif sur la dynamique progressiste de notre gouvernement socialiste, j’approuve pleinement la décision de Vincent Peillon d’enseigner la morale laïque à l’école, telle qu’il la présente. Car il s’agit bien d’enseigner non une morale ou des morales, mais la morale laïque, à savoir un corps de valeurs universelles indépendantes de toute confession religieuse comme de toute option métaphysique particulière  : nous savons bien, depuis Kant, que si l’on devait fonder la morale sur la religion, on tomberait dans le relativisme et les athées en seraient dispensés  ! Il suffit donc de la garantir par la raison humaine telle qu’elle s’est constituée dans l’évolution naturelle (voir Darwin), puis dans l’histoire avec la Déclaration des droits de l’homme de 1789 dont la matrice normative est la liberté et l’égalité de tous  : qui donc pourrait désormais se soustraire à ce principe  ?

Cette morale n’a pas à intervenir dans le domaine des choix de vie individuels et dans les valeurs qu’ils impliquent – ce que j’appelle avec d’autres, comme Habermas ou Conche, le domaine de l’éthique –, et c’est même un de ses axiomes que d’interdire de s’en mêler. C’est pourquoi elle n’a rien à voir avec ce qu’une droite bornée, malhonnête et revancharde croit pouvoir appeler un ordre moral (à la Pétain de surcroît  !) ou un moralisme qui s’immiscerait dans nos préférences existentielles.

Elle ne légiférera que sur nos rapports avec autrui, ce qui constitue sa spécificité puisqu’un homme seul, tel Robinson sur son île, n’a pas besoin de morale. Car ces rapports ne sauraient être abandonnés au seul caprice individuel et à l’égoïsme qui le sous-tend la plupart du temps, comme le libéralisme nous en offre le triste spectacle. Et ni la société telle qu’elle est précisément, ni les familles telles qu’elles ne sont plus ou telles qu’elles ne sont pas du fait des inégalités socio-culturelles ou des identités religieuses, souvent rétrogrades, qui les marquent, ne sauraient y suffire  : c’est bien à l’école de la République, que tous fréquentent, de prendre le relais de ces instances en crise ou défaillantes.

Quel doit être alors son rôle  ? D’abord de rappeler, contrairement à une mode cette fois-ci libertaire qui rejoint sans le savoir le libéralisme économique, que nous n’avons pas seulement des droits qui nous concernent, mais aussi des devoirs à l’égard des autres. En ce sens, il s’agira de susciter ou de ressusciter, par divers moyens, dont avant tout la réflexion à la fois instruite et personnelle, le sentiment de l’obligation de plus en plus absent d’une société où l’individu narcissique est roi.

Il faudra donc enseigner en premier lieu les règles du vivre-ensemble qui imposent le respect intellectuel de chacun, de ses croyances ou de son incroyance pour autant qu’elles s’accordent avec la liberté de tous, mais aussi le respect pratique d’autrui dans l’existence quotidienne – et cela commence, eh oui  ! par la politesse dont on a pu dire que, si elle n’est pas tout, elle n’est pas rien et peut être le 
commencement du reste.

Mais il conviendra d’aller bien au-delà, et c’est sur ce point que le projet de Vincent Peillon me semble nouveau et fort, quitte à ce que j’extrapole un peu à la lumière de mes idées. La morale ne saurait être enfermée dans la bulle des rapports intersubjectifs comme l’a voulu un certain «  retour de la morale  » bien désuet  ; son champ d’application authentique, ce sont les rapports sociaux, donc notre existence proprement collective.

De ce point de vue, c’est dans ce domaine qu’il faut effectivement rappeler d’une manière intransigeante (mais sans dogmatisme aveugle) qu’il nous faut œuvrer partout pour la liberté et l’égalité  : refus du moindre racisme, même verbal, respect des différences sexuelles, combat impératif contre les discriminations dans les rapports hommes-femmes, dans le travail, etc. Tout un chantier est ici ouvert, qui peut s’appuyer sur l’histoire, le droit mais aussi sur les grandes œuvres philosophiques qui sont traversées par cette exigence et l’ont théorisée ou précisée  : Kant, Rousseau, Marx, Jaurès, les penseurs de la paix, etc.

Doit-on faire plus et indiquer par exemple que la morale nous conduit à des choix politiques visant à combattre la domination politique, l’oppression sociale et l’exploitation économique  ? Je suis convaincu de ce dernier point, mais on n’aura pas à l’enseigner au sens propre sous peine d’endoctrinement, même si on peut le suggérer et rappeler que ceux qui veulent séparer la morale et la politique «  n’entendront rien ni à l’une ni à l’autre  », comme l’a dit l’auteur de l’Émile  : c’est à chacun, avec son libre arbitre personnel, d’effectuer ou pas la transposition politique des valeurs morales. Car c’est d’abord cela, la laïcité  : la formation de l’esprit critique et de la liberté du jugement, ce qui implique que l’enseignement ne se substitue pas à ceux-ci et laisse les élèves choisir ultimement, mais en raison et non sur la base de l’ignorance ou de préjugés.

(1) Auteur en particulier de l’Ambition morale 
de la politique. Changer l’homme  ? 
Éditions L’Harmattan, 2010, 269 pages, 26 euros.

Par Yvon Quiniou, philosophe (1).


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