Le 12 janvier ont débuté en Roumanie les premières manifestations de l’année contre le gouvernement et « l’austérité ». L’élément déclencheur, ou plutôt la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, a été la réforme (et la privatisation à terme) du système de santé. Opposé au président roumain, Traian Basescu, le sous-secrétaire d’État au ministère de la Santé, Raed Arafat, a démissionné. Il s’opposait en effet publiquement à la privatisation du SMURD, le service des urgences médicales (l’équivalent du SAMU en France), que la nouvelle loi rendait possible. Deux jours plus tard, ce sont des centaines de manifestants qui sont descendus dans les rues du pays pour manifester leur solidarité avec Arafat.
Le lendemain, le gouvernement retirait le projet de loi, sans pour autant réussir à faire cesser les manifestations. En effet, derrière « le soutien à Raed Arafat » se cachait le mécontentement contre le gouvernement, en particulier contre le président Basescu, et toute sa politique d’ajustements, dictée par l’Union Européenne et le FMI. C’est ainsi que pendant le week-end les manifestations se sont radicalisées et ont pris un tournant violent. Place de l’Université, à Bucarest, la capitale, des jeunes des quartiers populaires et des supporters des clubs de foot se sont joints aux manifestants et se sont affrontés à la police. Il s’agissait de « bandes de jeunes, mécontents – eux aussi – de ne pas trouver de travail, de la réduction des prestations sociales, de l’augmentation du coût de la vie, du fait que la police protège les usuriers et les proxénètes mais les grille à la moindre bévue » [1]. Tout le week-end la situation a été très tendue. Plus de 30 personnes ont été blessées et 113 arrêtées.
Malgré la répression les manifestations ont continué. Plusieurs centaines de manifestants continuent à descendre tous les jours dans la rue. Et même si le froid extrême et la neige qui ont touché la Roumanie ces derniers jours ont fait baisser le nombre de manifestants, ce mouvement exprime le malaise profond des couches populaires durement touchées par les attaques du gouvernement, du FMI et de l’UE.
Des attaques brutales contre les masses
En 2009 la Roumanie a été fortement touchée par la crise économique internationale. Cette année-là, son économie a chuté de 7%. 440000 travailleurs ont perdu leur emploi. La devise roumaine, le leu, s’est dévaluée. Dans ce contexte le gouvernement a demandé un prêt de 20 milliards d’euros au FMI et à l’UE qui le lui ont octroyé en imposant en contrepartie des « mesures d’ajustement » drastiques. Depuis, le gouvernement roumain mène toute une série d’attaques contre les conditions de vie et de travail des masses : réduction de 25% des salaires de tous les fonctionnaires (une mesure qui a touché 1,3 millions de travailleurs) [2] et de 15% du montant des retraites (4,6 millions de retraités concernés) ; licenciement de près de 100000 salariés du public ; allongement de l’âge de départ à la retraite ; réforme du code du travail en mettant fin aux conventions collectives, en facilitant les embauches en CDD et en allongeant la période d’essai ; augmentation de la TVA (de 19% à 24%). Parallèlement à ces mesures contre les classes populaires, le gouvernement roumain a montré quels intérêts il défend : « Avec un salaire minimum de 158 euros par mois, un salaire moyen ne dépassant pas 350 euros et des retraites faméliques, les classes moyennes et populaires ont le sentiment d’avoir payé l’essentiel du plan de rigueur. Les classes aisées, souvent considérés comme des profiteurs du système, n’ont finalement pas vu leurs impôts augmenter (l’impôt sur le revenu roumain est de 16 %, taux unique) » [3].
Pour appliquer ces mesures antipopulaires le gouvernement a eu recours à 14 reprises en deux ans à une procédure d’urgence engageant sa responsabilité, lui permettant d’adopter des lois sans débat au Parlement. Cette méthode bonapartiste, de « période de crise », représente une violation claire des règles les plus élémentaires de la démocratie bourgeoise. C’est pour cela que beaucoup de manifestants dénoncent le « régime autoritaire » du président Basescu.
Gouvernement, opposition et bureaucratie syndicale : un vaste consensus pour mettre fin aux mobilisations
Alors que le jeudi 12 janvier les manifestations en soutien à Raed Arafat, perçu comme un « opposant » à la privatisation du système de santé, commençaient à peine et que leur pic de radicalité n’avait pas été atteint, le démissionnaire demandait dès le lendemain aux manifestants de rentrer chez eux. « Tôt vendredi, Arafat a demandé aux gens de ne pas descendre dans la rue en son nom, en insistant que les contestataires peuvent être facilement ‘manipulés politiquement’ et que les manifestations étaient en train de porter préjudice aux débats sur le système de santé » [4]. Le Premier Ministre Emil Boc a quant à lui condamné les violencesayant émaillé les manifestations du week-end avant de proposer à Arafat de réintégrer dès le 16 janvier le gouvernement pour « participer de l’élaboration d’une nouvelle loi de réforme du système de santé ».
L’opposition (l’Union Social-Libérale -USL) [5] quant à elle a déclaré sa « compréhension » et même son « soutien » aux manifestants, tout en condamnant « la violence des hooligans ». En réalité, elle essaye de capitaliser le mécontentement et d’atteindre son objectif d’élections anticipées. « ‘De notre point de vue, la solution est la démission de ce gouvernement, un accord entre le pouvoir et l’opposition pour des élections anticipées et un gouvernement de technocrates qui organise ces élections et gère les affaires du pays jusque là’ » [6] a déclaré à la presse le leader du Parti national libéral (PNL, opposition) Crin Antonescu à l’issue d’une réunion avec la coalition au pouvoir.
Face à la défiance exprimée par les manifestants à l’égard de l’opposition également, l’USL a dû appeler à un rassemblement séparé « pour ne pas politiser les manifestations ». L’enjeu était aussi d’éviter qu’il y ait une quelconque convergence entre la base de l’USL et les manifestants « indépendants ». Malgré cela, après le meeting de l’USL du 19 janvier qui a rassemblé 10000 personnes, des militants et sympathisants de l’USL sont allés manifester avec les « indépendants » Place de l’Université. Face au danger d’une convergence, incontrôlable pour l’opposition, entre ceux qui ont encore des illusions vis-à-vis de l’USL et ceux qui sont plus critiques à son égard, Crin Antonescu, chef du PNL, s’est empressé de déclarer lors d’une réunion avec le gouvernement : « Oui, je suis d’accord avec vous que la prolongation des tensions sociales affecte l’économie roumaine. Mettons fin à cela ! Vous avez deux possibilités : soit avec les gendarmes, soit avec les urnes. Moi je vous propose les urnes » [7].
La bureaucratie syndicale s’est complètement désolidarisée des mobilisations. Même si certains syndicats ont appelé à manifester, ils l’ont fait ponctuellement et séparément du mouvement en cours. Par exemple, Cartel Alfa, l’un des syndicats les plus puissants du pays, a appelé à une mobilisation pour le samedi 28 janvier… alors que le mouvement avait démarré le 12 ! Et cela sans appeler à la grève bien évidemment. Cependant, bien des manifestants sont conscients que l’entrée des travailleurs organisés, avec leurs méthodes, serait déterminante pour faire plier le gouvernement et parlent ouvertement de grève : « le prochain pas, c’est l’arrivée des syndicats et celui d’après, la grève qui amènera une pression publique et économique » [8]. C’est en ce sens que l’on voit combien la politique des bureaucraties syndicales vise consciemment à empêcher l’entrée des travailleurs dans la lutte, la convergence de ceux-ci avec le mouvement en cours et ainsi que la contestation gagne de l’ampleur, mettant en danger « la paix sociale » et le pacte « tacite » entre les différentes factions de la classe dominante complètement vendues à l’impérialisme.
Les travailleurs peuvent vaincre le gouvernement, le FMI et l’UE !
Malgré leur petit nombre (autour de 10000 personnes dans tout le pays aux moments les plus importants) et leur concentration dans les villes les plus importantes (Bucarest principalement, Cluj, Iasi, etc.), les manifestants ont réussi à effrayer le gouvernement mais également l’opposition bourgeoise. En effet, ils savent que derrière ce mouvement se cache un profond malaise parmi les classes populaires et que la situation peut devenir explosive.
Alors que l’opposition parlementaire, depuis le début de la crise, fait semblant de « résister » aux mesures d’austérité dans le cadre légal bourgeois (Parlement, Cour constitutionnelle) sans rien obtenir, les masses commencent à se rendre compte que la mobilisation est un outil bien plus puissant : c’est la première fois que le gouvernement recule (certes, très partiellement) face au mécontentement populaire depuis 2010 (retrait de la loi sur le système de santé, réintégration d’Arafat, démission du ministre des Affaires étrangères après avoir insulté les manifestants sur son blog personnel).
Cependant, ce ne sont que des concessions infimes. Certains manifestants sentent qu’ils veulent et peuvent aller plus loin : « ‘On réclame la démission de Basescu, mais que ce soit lui ou un autre, c’est presque un détail’, explique Mircea, étudiant à Bucarest. ‘Ce qu’on veut, c’est que le système change, qu’on en finisse avec le vol et la corruption à grande échelle, les lois adoptées sans débat, les contrats arrangés…’ A côté de lui, Mihaela, 64 ans, acquiesce. Retraitée, elle est dans la rue depuis vendredi. ‘Je n’ai pas l’habitude de manifester. Mais là, l’histoire avec Raed Arafat m’a mise hors de moi. J’en ai marre, j’ai travaillé toute ma vie, j’ai une retraite de 700 lei et me retrouve obligée de continuer à donner des cours pour m’en sortir. Et je ne parle même pas de mes enfants, qui ne trouvent pas d’emploi malgré leurs diplômes.Il faut en finir une bonne fois pour toute avec la corruption, la pauvreté, le système…’ » [9].
Mais même si ces mobilisations font peur au pouvoir en place, elles ne sont pas suffisantes pour renverser le rapport de forces en faveur des exploités. Le gouvernement en est conscient et espère que la lassitude ou l’hiver feront fléchir la détermination des manifestants. En ce sens l’entrée dans le mouvement des travailleurs organisés, avec leurs méthodes de lutte (grève, auto-organisation, etc.), est fondamentale pour chasser le gouvernement et ses attaques antipopulaires dictées par les intérêts du patronat roumain et de ses tuteurs impérialistes français, italiens et allemands très présents dans le pays et responsables de sa situation actuelle, et pour commencer à remettre sérieusement en question « la corruption, la pauvreté et le système » !
Philippe Alcoy
27/1/2012.
[1] Presseurop.eu, « Ces “indignés” qui défient les politiques », 19/1/2012.
[2] Rappelons que récemment, face à une plainte de deux fonctionnaires roumains qui dénonçaient la réduction de 25% de leur salaire comme une violation des Droits de l’Homme, la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) a « validé les mesures d’austérité prises par le gouvernement roumain en 2010 (…) Selon la CEDH, l’État roumain n’a violé aucun droit fondamental en réduisant les salaires de 25% (…) À travers cette décision, la CEDH a jugé que l’État roumain pouvait prendre de telles mesures. La Cour reconnaît que n’importe quel État a une marge d’appréciation dans le domaine des politiques financières, de manière à stabiliser son équilibre budgétaire » (Le Courrier des Balkans, « Roumanie : des baisses de salaires ‘‘qui ne violent pas les droits de l’homme’’ », 10/1/2012).
[3] Le Monde, « En Roumanie, manifestations contre l’austérité, les privatisations et le gouvernement », 17/1/2012.
[4] NineOclock.ro, « Protests in Bucharest, elsewhere, five gendarmes injured », 15/1/2012.
[5] Coalition électoraliste constituée par le Parti Social-démocrate, la Parti National Libéral et le Parti Conservateur.
[6] Europe1, « Roumanie : la démission du gouvernement exigée », 18/1/2012.
[7] Radio Romania International, « Pacto social vs. elecciones anticipadas », 25/1/2012.
[8] Le Courrier des Balkans, « « Indignés » de Roumanie : les raisons de la colère », 23/1/2012.
[9] Le Petit Journal de Bucarest, « Explosions de rue », 17/1/2012.
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