Roumanie : le capitalisme sauvage a fait plus de dégâts à Bucarest que le communisme

vendredi 16 avril 2010.
 

La conclusion du rapport commandé par la Présidence roumaine est sans appel : en vingt ans, Bucarest a subi plus d’outrages que sous Ceauşescu. Espaces verts qui disparaissent, vieilles demeures appartenant au patrimoine rasées pour laisser place à des buildings sans âme. Les Nouvelles de Roumanie dressent un portrait alarmant de cette situation qui vaut aussi pour les autres villes du pays, livrées aux promoteurs immobiliers et au capitalisme sauvage.

Dorina Banisor est venue spécialement au dernier congrès d’Opération villages roumains (OVR) qui s’est tenu à Angers pour défendre la cause de sa capitale. Aux côtés des membres de son association Salvaţi Bucureştiul (Sauvez Bucarest), présidée par Dan Nicuşor, un jeune mathématicien, cette économiste se bat pour sauver Bucarest. "Peu de capitales dans l’Europe ont autant de quartiers pittoresques, parsemés de petites maison et leurs jardins" plaide cette Bucarestoise de naissance qui s’afflige de les voir mourir peu à peu : "Des investisseurs viennent, achètent ce qu’ils peuvent, démolissent et font pousser d’immenses tours".

Des millions d’euros de profits en jeu

Les autorités laissent faire. Ce n’est pas surprenant, quand des millions d’euros de profits sont en jeu, les promoteurs immobiliers sachant « arroser » qui de droit. Les dégâts touchent aussi bien les quartiers protégés, les maisons classées. Les généreux bakchichs permettent de s’asseoir sur les normes et de construire des buildings de dix étages ou plus, là où seulement deux sont autorisés.

Le capitalisme sauvage profite d’une législation inadaptée, interprétable, pour mener à bien ses juteux projets, au grand dam des vieux Bucarestois, mais aussi des jeunes. Et quant il se heurte à un obstacle apparemment infranchissable, il trouve toujours une méthode pour le contourner. Quant une « proie » est repérée, une vieille demeure bourgeoise de caractère dont il faut se débarrasser pour faire place à un volumineux ensemble immobilier, des promoteurs s’en emparent pour une bouchée de pain, paient des SDF pour la squatter. Lorsqu’elle sera suffisamment vampirisée, les fenêtres arrachées, la toiture défoncée, parfois en partie incendiée, réduite à l’état de ruine… il ne restera plus qu’à la démolir. Inutile d’aller porter plainte à la police : aucune législation précise n’empêche ces agissements. Quant à la mairie ou à l’État, ils laissent faire alors qu’il devrait leur revenir d’entretenir le patrimoine, d’acheter les maisons menacées, d’exproprier au besoin.

Seulement 7m2 d’espaces verts par habitant

Le bilan des deux dernières décennies est accablant : 600.000 arbres bordant les rues de la capitale ont disparu et 1,5 million au total dans tout Bucarest. Sont également passés à la trappe, rendus parfois à leurs anciens propriétaires qui en avaient été dépossédés et consacrés désormais à des projets immobiliers ou commerciaux : 7,2 ha d’espaces vert du parc Herăstrău, 10 ha du parc Tineretului, 4,5 ha du parc Verdi dans le quartier Floreasca, 12 ha du parc IOR, 7,2 ha du parc Prisaca Dornei, et bien d’autres, 45 équipement sportifs, des écoles ont été rasés. Il ne subsiste plus que six piscines dans la capitale, celle du strand Tineterului a laissé place à un building de 23 étages.

En 1989, Bucarest comptait 3.470 hectares d’espaces verts. En 2004, leur superficie a diminué de moitié et, aujourd’hui, elle dépasse guère les 1.200 à 1.300 hectares. Les Bucarestois vivent désormais dans un espace vert de 7m2, alors que la moyenne européenne est de 26m2. Par comparaison, les habitants de Varsovie en bénéficient de 32m2, ceux de Londres de 64m2, de Stockholm de 83m2.

L’OMS préconise une superficie de 50m2. Des problèmes de santé n’ont pas tardé à apparaître, notamment chez les enfants, comme le relèvent les statistiques recueillies auprès des médecins. Entre 1995 et 2006, les cas de pharyngite ont augmenté de 66 % chez les moins de quatorze ans, les cas de bronchites ont doublé et le nombre de crises d’asthme nécessitant une hospitalisation ont été multipliés par cinq. De même, le nombre de Bucarestois hospitalisés pour une cardiopathie a doublé.

De véritables « emmerdeurs » pour la mairie de Bucarest

Devant ce constat effrayant, Salvaţi Bucureştiul s’efforce de sensibiliser et de mobiliser la population, les médias, vole au secours des propriétaires touchés par les projets immobiliers. La tâche est rude car la société civile en Roumanie est balbutiante, voire inexistante. Pourtant, il y a urgence, car de nouvelles menaces pèsent sur la capitale et notamment sur le palais Ştirbei, un de ses joyaux architecturaux, qui risque de sombrer dans l’ombre immédiate d’un gratte-ciel, comme cela a été le cas pour la cathédrale catholique.

L’ONG, qui regroupe principalement jeunes, étudiants mais aussi anciens Bucarestois, tous bénévoles, notion qui ne va pas encore de soi en Roumanie, a entamé une véritable guérilla urbaine. Elle harcèle le Conseil municpal, exigeant sans relâche la transparence de ses projets.

Les élus bucarestois la haïssent et, à leurs yeux, ses membres passent pour de véritables "emm…". Mais cette tactique porte ses fruits. Ainsi 150 projets ont été bloqués, 10 mises en chantier ajournées, 10 autres attaquées en justice. La construction du Dâmboviţa Center, un mall - ou centre commercial - devant s’étendre sur dix hectares au coeur de la capitale a été suspendue. Le chantier d’Obor, qui doit faire disparaître un des plus vieux marchés de Bucarest où les paysans viennent vendre les produits de leurs jardins pour laisser aussi place à un autre mall, connaît le même sort.

Salvaţi Bucureştiul se bat aussi pour que la loi devienne plus restrictive et que les élus, abusant de dérogations spéciales ne puissent plus autoriser la construction d’immeubles de huit ou dix étages, là où la règlementation n’en permet que deux. Elle vient d’enregistrer son plus grand succès, compensant ses innombrables déceptions lorsqu’elle voit s’effondrer ces belles demeures qui font le charme de Bucarest. Dorénavant, les dérogations ne pourront plus dépasser 20 % de la norme autorisée.

Une victoire encourageante de la société civile

La nouvelle loi est entrée en vigueur le 1er octobre. La veille de sa mise en application, le Conseil municipal s’est empressé d’inscrire à son ordre du jour 48 dossiers ne la respectant pas. Mais Salvaţi Bucureştiul et quelques autres ONG veillaient au grain. Leurs militants ont envahi la salle des délibérations, trouvant opportunément le renfort de deux ou trois élus, heureux de se faire une publicité devant l’attroupement des médias, et qui, par leurs interruptions et prise de paroles, ont entravé les travaux de leurs collègues.

Dans le brouhaha général, le Conseil a été incapable de faire adopter ses projets avant les douze coups de minuit fatidiques. Les 48 nouveaux buildings devront donc respecter la norme des 20 % à ne pas dépasser. Cette victoire sur le fil a mis du baume au coeur de l’ONG et l’encourage à persévérer. Mais Dorina Banisor et ses amis savent que la société civile a encore un long chemin à faire avant que la Roumanie ne rejoigne les normes européennes. « Chez nous, il y a deux catégories de gens », constate-t-elle, un brin désabusée, « ceux qui s’estiment au-dessus de la loi… et ceux qui pensent qu’ils sont en-dessous et que, de toutes façons, rien ne changera ». [...]

« On ignore trop la loi dans notre pays, on ne lui fait pas confiance, on ne la connaît pas, on ne la respecte pas. La faire appliquer serait déjà un grand pas en avant !. »


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