L’absence de conscience de classe rend inintelligible ou invisible le positionnement des partis politiques par rapport au groupe dominant.
Voir l’article : où est la gauche ? http://www.gauchemip.org/spip.php?a...
Suite à l’article de Serge Halimi paru dans le Monde diplomatique de novembre 2011 mentionné et commenté par Clémentine Autain, on peut lire un article tout aussi intéressant concernant la gauche intitulé : histoire d’un label politique, rédigé par Laurent Bonelli .
Il montre qu’il est difficile de donner une définition simple et immuable de la notion de gauche dont la relativité varie avec l’évolution historique des différents groupes socio - politiques. Néanmoins, après la révolution industrielle, au XIXe et XXe siècle, un des critères ou repères fondamentaux était le positionnement par rapport au régime de propriété et de la redistribution des richesses qui en découle. Ce positionnement valait aussi bien pour les partis que pour les syndicats. Tout en écoutant en accord total avec l’article, j’ajouterais ce qui suit.
Or, depuis la Libération, ce régime de propriété a cessé progressivement d’être un repère politique pour un positionnement à gauche (le compromis social fordo-keynésien des 30 glorieuses aidant) et cette perte de repère s’est accélérée depuis les années 1990 avec l’effondrement du bloc soviétique qui semblait infirmer l’importance de ce critère de propriété puisque la collectivisation en URSS et dans ses pays satellites avait abouti à un échec économique et politique.
Cela ne signifie pas que la gauche ne parle plus de meilleure répartition des richesses produites, mais elle considère que c’est par le moyen d’une fiscalité plus juste que cette redistribution sera plus équitable et non pas par une quelconque socialisation des moyens de production et d’échange. C’est du moins la position de la gauche dite modérée ou réformiste. Une partie de la "droite sociale" partage aussi ce point de vue.
Il est symptomatique que dans le discours politique de la gauche, y compris souvent dans celui de l’Autre gauche, le clivage entre classes antagoniques n’apparaisse pas ou apparaisse sous une forme atténuée. L’expression Grande bourgeoisie ( les sociologues Michel et Monique Pinçon utilisent à juste titre ce terme, sans qu’il ait forcément une connotation marxiste) a disparu du langage public des différents représentants politiques de tout les mouvement de gauche.
On préfère alors utiliser : oligarchie financière, oligarques, patrons voyous, rapaces, actionnaires sans scrupules et avides de profit, etc. Les expressions "bourgeoisie financière", "grande bourgeoisie internationale", etc. sont considérées comme archaïques, ringardes, marxistes, manichéennes, etc. Cependant, un historien aussi éminent que Fernand Braudel, et qui n’était pas de tradition marxiste, dans son ouvrage "La dynamique du capitalisme", utilise bien le terme de bourgeoisie pour qualifier la classe capitaliste.
Et pourtant, et pourtant… Jamais depuis la Libération l’existence d’une grande bourgeoisie n’a été aussi évidente pour quiconque prend le temps de se pencher sur le revenu et le patrimoine des Français (ce serait évidemment aussi la même constatation pour les autres pays capitalistes). Il n’est même pas nécessaire de se référer à des études statistiques de l’INSEE, de la Cour des Comptes, ou aux ouvrages de Michel et Monique Pinçon, pour entrevoir cette réalité. Même des magazines distribués en kiosques que l’on ne peut taxer d’anticapitalistes comme Alternatives économiques, Marianne et parfois même la Tribune ou les Échos ! dénoncent le régime des rentiers, les inégalités astronomiques de revenus, etc.
Mais cela ne suffit sans doute pas pour que les citoyens reconnaissent l’existence d’un groupe dominant qui est conscient de ses intérêts de classe et déterminé à les défendre coûte que coûte. Les riches sont perçus comme des s’individualités et non comme éléments d’une classe.
Et en même temps, pour une multitude de raisons que nous ne détaillerons pas ici, les salariés ont perdu progressivement leur conscience d’appartenir à la même classe, au-delà de la diversité des professions et des secteurs d’activité : le groupe des dominés. Ils partagent pourtant une communauté de destin, qu’ils soient des travailleurs du Public ou du Privé, ou encore qu’ils soient travailleurs indépendants : celui d’être exploités ou spoliés par le groupe dominant.
C’est la perte de cette conscience de classe vis-à-vis d’elle-même et vis-à-vis de la classe dominante , qui est, de mon point de vue, à l’origine de la perte de repères politiques clairs pour la gauche actuelle. Le brouillage devient total lorsque le PS se rallie sans réserves à l’économie de marché et contribue activement au développement du néolibéralisme . Et depuis les années 90, une partie de l’électorat populaire, ne croyant plus aux espérances des communistes, ne voyant plus d’alternative à une politique libérale, se réfugie de plus en plus, tant en France qu’en Europe, dans l’abstention ou les partis d’extrême droite.
Le PS, en persistant à ne plus avoir des repères de classes et se faire le champion du libre-échange, porte une lourde responsabilité dans la montée du Front National depuis plus de 20 ans maintenant. Évidemment, j’ai montré dans une étude précédente s’étendant sur trois parties que la montée du Front National avait des causes multiples. Mais cela ne doit pas estomper la responsabilité du PS qui a tout intérêt à se rapprocher du Front de gauche plutôt que du Modem s’il ne veut pas affaiblir la démocratie dans ce pays, malgré ses prétentions à vouloir la développer en ayant organisé des primaires.
Certes il est possible de définir des critères permettant de distinguer des conceptions de gauche de celles qui ne le sont pas. Du point de vue philosophique, Jacques Généreux, dans ses ouvrages "La dissociété" et "L’autre société", a bien montré qu’il existait une conception socialiste de la nature humaine (héritée de Rousseau) qui s’oppose à une conception libérale de celle-ci (héritée de Hobbes). Du point de vue économique, le positionnement par rapport au régime de propriété reste encore pour une partie de la gauche un critère fondamental propre à définir la gauche.(importance du secteur public, hostilité à certaines privatisations, etc.)
Mais ceci ne peut suffire. C’est en ayant une approche socio-historique et anthropologique que l’on peut mieux clarifier la situation, en considérant comme cas particulier le système capitaliste, parmi les différents types de systèmes et de sociétés qui ont existé depuis le néolithique.
De tout temps, l’Homo sapiens, animal social intelligent, conscient, muni de langages et d’outils (dont les armes) a toujours vécu en sociétés et au fur et à mesure que celles-ci se développaient et se complexifiaient, sont apparus deux groupes sociaux : celui des dominants et celui des dominés. Les classes dites capitaliste et ouvrière décrites par Marx ne sont que des cas particuliers existant à une époque donnée
La domination repose sur trois piliers : 1)la puissance économique (contrôle des richesses naturelles produites -par exemple accès à l’eau et aux récoltes- possession des usines, etc. ; 2) la force (muscles, armée, police) ; 3) la spiritualité ou l’idéologie (sorciers, prêtres, idéologues, contrôle des moyens de diffusion idéologique).
L’asservissement matériel des dominés est pérennisé par le conditionnement ou intégration idéologique : en psychologie sociale, on parlerait du partage du système de représentations du monde entre les dominés et les dominants . Ainsi, par exemple, les intérêts particuliers de classe du groupe dominant sont considérés comme universels ou une donnée naturelle par les deux groupes. Cette communauté de représentations n’est pas réductible à la défense des intérêts du groupe dominant. Elle assure aussi une cohésion sociale globale : culture commune, règles et lois communes notamment.
Le groupe dominant comprend deux pôles économiques : celui de la propriété et celui de la gestion ou de la compétence. (les conseiller du roi, les clercs, les directeurs de marketing et ménagement, …) Ce groupe est généralement solidaire face à l’adversité pour défendre ses intérêts mais cela n’exclut pas des divisions, des compétitions, des rivalités internes. De la même manière, il partage grosso modo le même système de valeurs, la même idéologie mais il existe aussi des variantes, des visions contradictoires par exemple sur le rôle de l’État
Le groupe dominé ne contrôle pas l’accès aux ressources naturelles ou produites par le travail des animaux, leur propre travail humain et celui des machines (à traiter la matière ou l’information). Le groupe dominant s’approprie la force de travail des dominées selon différentes formes : esclavage, servage, salariat, artisanat, etc. Il serait trop long ici de détailler ou d’énumérer toutes les formes possibles existant dans les 17 types de formations économiques ayant existé depuis le néolithique, socialisme étatique inclus (voir "La société" de Robert Fossaert. 6 volumes)
Politiquement et idéologiquement, le groupe dominé se divise en quatre groupes selon son positionnement idéologique (et notamment son niveau d’allégeance) par rapport aux groupe dominant.
Premier groupe G1 : les collaborateurs. Ils partagent la totalité du système de représentations du groupe dominant dont ils sont en quelque sorte les serviteurs obéissants. Ainsi le serf peut vénérer son seigneur qui le protège, l’ouvrier peut vénérer son patron qui lui apporte son emploi et son "pain", etc. Le groupe dominant s’appuie sur ce groupe auquel il confère des pouvoirs variés (notamment au sein des appareils d’État lorsque la société atteinte un certain niveau de complexité) pour exercer sa domination.
Deuxième groupe G2 : les collaborateurs critiques. Ils partagent pour une part importante le même système de représentations que le groupe dominant mais ils considèrent que leurs intérêts de groupe ne coïncident pas totalement avec celui du groupe dominant. Ils considèrent néanmoins que leurs intérêts sont conciliables. Le groupe dominant s’appuie sur ce groupe lorsque le groupe G1 à perdu de sa crédibilité de son influence sur le groupe des dominés.
Troisième groupe G3 : les oppositionnels réactifs. Ils ne partagent pas pour une bonne part le système de représentation du groupe dominant. Ils se rendent compte que leurs intérêts sont antagonique avec celui-ci. Mais ils n’ont pas élaboré un système de représentations autonome cohérent pouvant s’opposer au système dominant.
Quatrième groupe G4 : les oppositionnels cognitifs. Il ne partage pas le système de représentations du groupe dominant et sont conscients que leurs intérêts sont antagoniques avec ceux du groupe dominant. Ils ont élaboré un système de représentations autonome qui peut être alternatif au système de représentations dominant il se concrétisait par un projet politique fondamentalement différent.
Remarquons que l’antagonisme des intérêts n’est jamais total à 100 %. Pour pouvoir reproduire sa domination, le groupe dominant doit apporter aux dominés un minimum d’avantages matériels, de services. L’anthropologue Maurice Godelier, dans son ouvrage l’idéel et le matériel, a montré que la dette était un procédé extrêmement efficace pour la reproduction de la domination.
Cette séparation entre groupes n’est pas étanche : il peut exister une porosité entre chacun d’eux. En outre, des modifications de positionnement pour un groupe donné, peuvent se produire au cours de l’Histoire.
Lors de certaines périodes critiques, certains de ces groupes peuvent fusionner. Lorsque le groupe dominé renverse et prend la place du groupe dominant, il y a révolution. Les dominants et leurs alliés se décomposent à leur tour en deux ou trois groupes.
L’avantage de cette typologie, c’est qu’elle est opérationnelle dans tous les systèmes politiques existants sur notre planète depuis l’Antiquité. On peut l’appliquer à la France de l’Ancien régime et évidemment à notre époque, tant pour les partis politiques, que pour les syndicats ou à un grand nombre d’associations. On peut l’appliquer à l’ex-URSS ou à la Chine actuelle.
Évidemment il s’agit ici d’une approche synthétique structurale qui n’a pas la prétention de rendre compte de tous les détails, de toutes les nuances qui peuvent exister. Ainsi un groupe n’est pas monolithique : il peut être traversé par différents courants ou être composé de différentes strates pouvant apparaître parfois comme antagoniques. Néanmoins cette approche permet d’avoir une clé pour appréhender les lignes de force qui sous-tendent les actions politiques en deçà de leur mise en scène visible et verbeuse, et au-delà des tactiques et stratégies du moment.
Alors où est la gauche ?
Dans un notre type de société, le groupe dominant est la grande bourgeoisie capitaliste actuellement à dominante financière. Le groupe G1 est constitué, au niveau politique, par l’ensemble des partis de droite dont l’UMP est le meilleur collaborateur. L’extrême droite est une strate de ce groupe qui constitue une voie de recours en cas de difficultés graves mettant en cause l’hégémonie du groupe dominant. Pour une approche historique de la période contemporaine en France (du XIXe siècle à nos jours), on peut se reporter à l’ouvrage de René Rémond : Les droites en France (éditions Aubier – Montaigne) réactualisé en 2005 par : "Les droites aujourd’hui" (éditions du Seuil ; coll. Point- histoire)
Le groupe G2 est actuellement constitué principalement par le PS, EELV et le PRG. Au niveau syndical on trouve : la CFDT, l’UNSA, FO
Le groupe G3 est constitué par le NPA, LO, POI, alternative libertaire et les mouvements dits gauchistes ne se présentant pas aux élections Au niveau syndical, on n’y trouve les anarchosyndicalistes
Le groupe G4 est constitué du Front de gauche et de ses mouvements alliés. Au niveau syndical on y trouve : la CGT, Sud, la FSU
Là encore chacun de ces groupes est traversé par des courants se distinguant souvent sur des questions d’alliance avec des groupes différents.
Qu’est-ce que la gauche ? C’est l’ensemble : G2, G3, G4
Une approche historique est donnée par l’ouvrage de l’historien Jean-Jacques Becker : "Histoire des gauches en France" (2004 – éditions La découverte) La gauche, considéré comme une entité unique, n’est qu’une fiction médiatique : il y a, et il y a toujours eu trois gauches. Cette fiction médiatique consiste à réduire la gauche au parti socialiste. Il s’agit en fait d’une manipulation au service du groupe dominant.
Globalement, les partis ont changé de nom selon les moments de l’Histoire, mais le repérage précédent en quatre groupes n’a pas changé. Répétons que la manipulation médiatique d’aujourd’hui consiste à confondre sémantiquement la gauche et le PS. On élimine ainsi, comme cela est confirmé par la quasi censure médiatique, le Front de gauche mais aussi les autres courants.
Le but de l’opération pour le groupe dominant est de réduire minimum l’influence et l’importance numérique des groupes G3 et G4 et aboutir à un bipartisme : G1 –G2 tel qu’il existe aux Etats-Unis.
Une des difficultés politiques stratégiques pour le groupe G4 est de mettre en évidence la véritable nature du groupe G2, c’est-à-dire un collaborateur- critique, mais collaborateurs tout de même, du groupe dominant (comme le dénonce nettement le groupe G3). Une dénonciation trop radicale rend alors incompréhensible pour un certain nombre d’électeurs sympathisants du Front de gauche l’alliance contractée avec le PS, c’est-à-dire entre G4 et G2 lors des élections.
La dénonciation ne peut être alors qu’atténuée : "le PS accompagne le libéralisme", "le PS se plie au diktat des marchés", etc. Si Martine Aubry a pu se permettre de taxer François Hollande "d’homme du système", cela semble difficile pour Jean-Luc Mélenchon de taxer le PS de "parti du système". Il serait alors accusé immédiatement de faire chœur avec le Front National alors que, pourtant, ce dernier parti appartient aussi au système comme l’Histoire l’ montré à maintes reprises pour l’extrême droite. Mais comme nous l’avons vu ci-dessus, une telle dénonciation peut être complètement incompréhensible par un certain nombre de citoyens qui n’ont absolument pas conscience de l’existence de ce groupe dominant qui a le pouvoir d’ instrumentaliser des partis politiques. Une telle alliance ne peut être comprise par ceux qui ont une conscience de classe et qui ont une méthode dialectique et historique d’analyse. Comme nous l’avions déjà écrit dans un article précédent, le PS comme le PCF a ses zones d’ombre et ses zones de lumière.
La dynamique de chacun des groupes et leurs articulations ne peut être comprise que dans une dynamique globale, c’est-à-dire encore une fois, notre approche doit être systémique. Par exemple, si le groupe G3 est faible numériquement, le groupe G2 aura tendance à se rallier à une partie du groupe G1 ; en revanche, si le groupe G4 est numériquement important, il se ralliera plus volontiers à lui.
Souvent les discours voilent ces positionnements par rapport au groupe dominant. C’est donc par des actes, par la nature des lois qui sont votées par les représentants des différents groupes que les masquent tombent et que la réalité du positionnement se révèle. Les lois votées sont-elles favorables au groupe dominant ou groupe dominé ? Cela est aussi valable dans tous les types de commissions locales, nationales, internationales.
Finalement, cette mise en évidence dès rapports de classes permet une lecture simple et non simpliste du champ politique, évite de se laisser distraire ou piéger par les discours trompeurs, les stratégies tordues, les comportements calibrés par le marketing politique et les spin - doctors. ( pour ceux qui ne connaissent pas ce terme indispensable à connaître en cette période électorale , voir : http://fr.wikipedia.org/wiki/Spin_doctor )
Hervé Debonrivage
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