Comment et pourquoi l’Etat français a-t-il laissé le Front National agir à sa guise depuis 20 ans ? infiltration d’organisations, déstabilisation de quartiers et villes par incitation à la violence, bande armée avec faux-papiers et salaire en liquide, vente d’armes, intervention barbouzarde à l’étranger pour des assassinats de chefs d’état et coups d’état...
Le DPS ("service d’ordre" du Front National) n’a pas seulement une fonction d’affichage et de protection des réunions. Claude Hermant, animateur de la Maison du peuple flamand (Lambersart, banlieue de Lille) l’explique parfaitement.
En mars 1999, il fait partie d’un groupe de mercenaires envoyé au Congo, sur ordre de Bernard Courcelle, l’ancien chef du service d’ordre du Front national Département Protection et Sécurité, DPS.
Etiez-vous au courant que des membres du DPS soient enrôlés pour des missions de ce genre ?
J’ai commencé à travailler pour le DPS en 1994. Le rôle officiel du DPS est d’assurer la protection des meetings, des permanences, des défilés. Ou la protection rapprochée des cadres du Front. Mais, en 1997, j’ai été contacté par Bernard Courcelle pour faire partie d’une structure spéciale. C’était un groupe composé de 30 à 60 personnes, chargé d’opérations clandestines en France ou à l’étranger à la demande de pays alliés. Les membres de ce groupe spécial sont appelés les « fantômes ». Ils ont tous une formation militaire ou paramilitaire.
De quel genre d’opération s’agit-il ?
En 1997, j’ai suivi une formation de 90 jours au siège du Front national. Ces cours, très techniques, nous étaient donnés par d’anciens fonctionnaires du renseignement. Ils portaient notamment sur l’infiltration et la manipulation de foule. Après cette formation, il m’a été demandé d’infiltrer des organisations telles que Ras l’Front dans le Nord. Il s’agissait d’être informé et de prévenir les actions de contre-manifestation lors de nos meetings. J’ai recruté moi-même des membres du DPS pour cette mission. Au plan national, Ras l’Front, Sos Racisme et Act Up étaient nos priorités pour l’infiltration. Je sais qu’une infiltration a été possible au siège national de Sos Racisme. C’est du renseignement. C’est malsain. Le second type de mission demandé aux « fantômes » consiste à organiser la déstabilisation de certains quartiers ou des villes qui ne sont pas acquises aux idées du Front. Là encore, il faut infiltrer. Prendre contact avec des bandes. Inciter à la violence ou à la rébellion. Fournir la logistique dans des quartiers sensibles pour donner aux jeunes la possibilité de s’exprimer par la violence. Dans un quartier, si vous mettez le feu à une voiture, dans l’heure qui suit, neuf fois sur dix vous en avez quinze autres qui brûlent.
Est-ce que ça vous paraît correspondre au discours du Front national ?
Non, mais en faisant avancer l’insécurité vous faites progresser l’électorat du Front. Si l’insécurité gagne le coeur des Français, le Front peut être là avec ses solutions.
Quand avez-vous été chargé de ce type d’opération ?
Après avoir effectué ma formation. Nous étions chargés de constituer, chacun, une équipe. Dès lors, Bernard Courcelle nous donnait les missions. C’était géré au niveau national. Les quartiers favorables au Front ne sont pas concernés. Par contre, on va nous demander de mettre la pression sur les quartiers ou les villes où le Front fait de trop faibles scores.
Comment s’organisent concrètement les contacts entre les membres de ce groupe ?
Nous ne sommes plus sous les ordres de nos responsables départementaux, et nous prenons nos ordres directement de Bernard Courcelle. C’est une structure à part. Entièrement auto financée par Courcelle. Les « fantômes » sont autonomes financièrement. Ils reçoivent un salaire en liquide, des faux papiers et tous les moyens nécessaires à leurs opérations. Quand vous avez des besoins spécifiques, on vous les donne. Pour payer un jeune pour mettre le bordel dans les quartiers, pour avoir les moyens de se déplacer, de louer une chambre d’hôtel. Les « fantômes » sont en autarcie complète. Ils font leurs demandes à travers ce qu’on appelle des « boîtes aux lettres ». En l’occurrence, il s’agit d’une permanence téléphonique assurée, pendant une heure, une fois par semaine, dans une cabine publique.
D’autres missions plus violentes vous ont-elles été demandées ?
Lors de certaines réunions, j’ai entendu parler d’attentats à l’explosif sur la région de Nice. De missions de surveillance ou d’écoutes de membres de l’opposition ou d’élus dans certaines villes. Mais aussi de surveillances demandées par des autorités étrangères amies, comme le Congo.
D’où provenait à votre avis l’argent de ces opérations ?
Les opérations étaient entièrement financées, si ce n’est par le Front, en tout cas par Bernard Courcelle au moyen de contrats de sécurité à l’étranger, du mercenariat ou du trafic d’armes.
En 1996, Bernard Courcelle a été mis en cause avec le trafiquant belge Marti Cappiau, pour une vente d’armes litigieuse aux forces tchétchènes.
Qu’avez-vous su de cette opération ?
M. Courcelle a proposé aux Tchétchènes de leur fournir des instructeurs et des armes. Il a demandé à Marti Cappiau d’ouvrir des comptes en banque, et les Tchétchènes ont fait un premier versement d’un million de dollars. Ils ont demandé un matériel spécifique, assez récent comme des Kalachnikov AK-74, que Bernard Courcelle était capable de vendre sous 24 heures. Mais, à ma connaissance, on leur a fourni des armes datant de l’après-guerre, des AK-47. Les Tchétchènes ont demandé réparation. M. Courcelle a toujours les Tchétchènes derrière lui, pour payer sa dette.
Qu’est-ce que l’ex-DPS venait faire, en mars 1999, dans une fausse tentative de putsch au Congo ?
Le DPS a été très présent en Afrique, ces quatre dernières années. En 1997, on avait déjà des membres du DPS engagés dans le soutien à Mobutu au Zaïre. Au Congo, quand Denis Sassou N’Guesso a repris le pouvoir, il a été proposé à Bernard Courcelle d’ouvrir une entreprise de sécurité à Pointe-Noire pour récupérer les « Cobras » revenant du front et les former au renseignement et aux combats de ville. Les instructeurs étaient membres du DPS. En 1999, Bernard Courcelle a vu l’opportunité de rendre un nouveau service au pouvoir. Marti Cappiau, son associé dans l’affaire tchétchène, avait vendu des armes au précédent président, Pascal Lissouba renversé en 1997. Il rencontrait régulièrement des membres de l’opposition. Moyennant finances, et à travers moi, Courcelle lui a demandé de faire croire à l’opposition qu’il venait de décrocher un contrat de sécurité auprès du Président, et qu’il était possible de le faire assassiner. Quand nous sommes partis au Congo, plusieurs responsables militaires de l’opposition étaient persuadés que leurs hommes étaient en place là-bas. C’est ce qu’on appelle une intoxication. Le ministre de l’Intérieur Pierre Oba en était informé.
Dans ce cas, pourquoi avez-vous été incarcéré ?
J’ai recruté moi-même les membres de l’équipe, au sein du DPS. Nous avons effectué des missions d’encadrement militaire sur Pointe-Noire et Brazzaville, jusqu’au mois de mai. Nous avons continué à faire croire à l’opposition que nous étions en mesure d’effectuer un coup d’Etat. Tous les soirs, je téléphonais en ce sens à Paris. Ces appels étaient enregistrés par moi-même et l’un des responsables de la sécurité présidentielle. Courcelle et Marti Cappiau avaient fait venir trois hommes qui n’étaient pas dans le secret, et qui ont été arrêtés dès le 29 mars. L’idée du ministre de l’Intérieur Pierre Oba était d’en faire les responsables du faux coup d’Etat, de les faire abattre sur une tentative d’évasion. Je me suis opposé à cette exécution. C’est pourquoi j’ai été moi aussi arrêté le 17 mai. Je me suis retrouvé accusé comme les autres de complot. Je n’ai évidemment pas baigné dans un réel projet de coup d’Etat. Pendant trois semaines, j’ai formé des Saspen (Service d’actions spéciales de la police nationale) aux combats de ville. Avec d’autres DPS, nous avons aussi participé à des opérations de police.
Dans quelles conditions avez-vous été graciés ?
Nous étions quatre emprisonnés, et nous avons réussi à nous évader des locaux de la sûreté congolaise, le 5 juin 1999. Nous avons rejoint l’ambassade de France, qui nous a remis aux autorités six jours plus tard. Mais les Congolais ont cherché un compromis pour obtenir notre silence. J’ai écrit au président Denis Sassou N’Guesso pour lui expliquer que j’avais travaillé dans cette affaire à la demande du ministre de l’Intérieur, pour infiltrer l’opposition et mettre un coup d’arrêt à la déstabilisation du pays. Nous avons été graciés au lendemain de notre condamnation. Mais l’ancien président Pascal Lissouba et son ministre de finances Moungounga N’Guila ont été condamnés à vingt ans de prison par contumace.
Avez-vous été dans la confidence d’autres opérations à caractère international ?
D’abord l’ex-Zaïre. Lorsque Mobutu a été rapatrié en France, c’est avec l’aide du DPS. Nous avons eu le projet de l’aider à reconquérir le pouvoir. Militairement, il s’agissait d’utiliser deux planeurs pour bombarder la résidence de Kabila. Ils devaient porter chacun une bombe de 250 kilos, afin de percer le plafond blindé de la résidence. L’opération, qui devait démarrer de Brazzaville, a été annulée sur intervention de Denis Sassou N’Guesso. Ensuite, il y a eu le Niger. C’était un projet d’assassinat du président Ibrahim Baré Maïnassara. Nous devions monter un projet de formation de la garde présidentielle, et profiter de cette position pour le faire exécuter. Finalement, le contrat nigérien n’a pas été signé : nous sommes partis au Congo. Mais j’ai appris là-bas l’exécution du président nigérien par des membres de sa garde personnelle.
Avez-vous eu connaissance de missions de ce type sur le territoire français ?
Fin 1998, le ministre de l’Intérieur congolais Pierre Oba a demandé à Courcelle de surveiller l’ancien ministre Moungounga N’Guila. Oba le soupçonnait d’être le bailleur de fonds du soulèvement. M. N’Guila vit dans la région parisienne. La mission nous a été confiée par Courcelle. Avec d’autres DPS, nous avons monté notre planque, dans un bosquet. Equipés de jumelles le jour, et de lunettes infrarouges, la nuit. On arrivait au matin, vers 6 heures, et on repartait vers minuit. Cette mission a duré trois mois, de décembre 1998 à mars 1999. Je me suis alors aperçu que la surveillance avait pour but la préparation d’un attentat. Courcelle avait réuni les conditions et le matériel nécessaires : deux pains de 250 grammes de plastic et un dispositif de traction qui devait être posé sur la roue de la voiture de M. N’Guila. Tout ceci a été préparé dans une ferme prêtée pour l’occasion par un membre de la famille de Courcelle. A aucun moment durant cette période, je n’ai été mis au courant d’un projet d’attentat sur le territoire français. Je me suis violemment opposé à cette action. Devant ma désapprobation totale, le projet a été annulé in extremis. Je me tiens prêt à témoigner devant la justice sur cette affaire, comme sur les autres d’ailleurs.
Entretien par LASKE Karl
Interview de Claude Hermant, Libération
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