La signification du socialisme du XXIe siècle pour le Venezuela (par Venezuelanalysis )

dimanche 31 décembre 2006.
 

Dans ce qui a semblé être une surprise pour presque tout le monde, le 30 janvier 2005, le président Hugo Chavez a annoncé dans un discours au 5e Forum social mondial qu’il appuyait la création du socialisme du XXIe siècle au Venezuela. Selon Chavez, ce socialisme serait différent de celui du XXe siècle. Même s’il est resté vague sur ces différences, il a insinué que ce ne serait pas un socialisme d’Etat à l’image de celui mis en œuvre en Union soviétique et en Europe de l’Est ou tel que le pratique Cuba aujourd’hui. Il s’agirait plutôt d’un socialisme qui serait davantage pluraliste et moins centré sur l’Etat.

« Nous avons assumé l’engagement de conduire la révolution bolivarienne vers le socialisme et de contribuer à la construction du socialisme, avec un nouveau socialisme, le socialisme du XXIe siècle, basé sur la solidarité, la fraternité, l’amour, la justice, la liberté et l’égalité », a affirmé Chavez dans un autre discours au milieu de 2006 [1]. Ce socialisme n’est d’ailleurs pas prédéfini. Au contraire, dit Chavez, nous devons « transformer le mode du capital et aller vers le socialisme, vers un nouveau socialisme à construire tous les jours » [2].

Etant données cette explication assez vague et les politiques concrètes menées par le gouvernement de Chavez durant les sept dernières années, la question se pose de savoir si le Venezuela se dirige vraiment vers quelque chose que l’on pourrait appeler le « socialisme du XXIe siècle ». En d’autres termes, le Venezuela se dirige-t-il vers quelque chose que l’on pourrait qualifier d’ordre post-capitaliste dans lequel le vieux rêve de liberté individuelle, d’égalité et de justice sociale (‘liberté, égalité et fraternité’, selon la devise de la Révolution française) deviendrait une réalité pour tous les citoyens ?

Avant de pouvoir répondre à cette question, il est nécessaire d’éclaircir exactement ce que l’on entend par le mot ‘capitalisme’, qui est, on le sait, un terme vague. Une définition relativement simple du capitalisme identifie au moins trois éléments prédominants qui permettraient de qualifier un ordre social de capitaliste. Premièrement, il implique la propriété privée des moyens de production, que cela soit de la terre, des usines et d’autres formes de capital qui permettent la production de biens et de services vendables.

Un deuxième élément crucial du capitalisme, dans sa forme « pure », est la régulation de la distribution et des échanges via des marchés régulés par la compétition. Ceux-ci sont un aspect essentiel et intégral du capitalisme et permettent de déterminer non seulement la distribution mais aussi les prix et, de ce fait, les choses qui seront produites et celles qui ne le seront pas. Tant que des propriétaire auront intérêt à s’assurer qu’ils ne perdent pas leur investissement au profit de concurrents qui essaient de maximiser leurs propres profits et qui les réinvestissent dans leur affaire, tous les propriétaires doivent aspirer à maximiser des profits. Ainsi, la propriété privée des moyens de production avec des marchés compétitifs implique forcément la poursuite de la maximisation du profit.

Enfin, le troisième élément est un système régulateur, un Etat qui aide à corriger les fréquents dysfonctionnements et le comportement instable du capitalisme. Celui-ci a besoin d’un Etat qui non seulement garantit que les contrats entre les individus, sur lesquels sont basés les échanges, soient réglés en cas de conflit, mais qui agisse également comme un médiateur dans les conflits sociaux, en général entre les propriétaires et les non-propriétaires qui s’opposent souvent sur des questions ayant trait à l’inégalité. Tandis que les mouvements sociaux ont historiquement réussi à exiger de l’Etat qu’il réponde mieux à leurs besoins, la plupart du temps en le démocratisant, l’Etat est, dans une grande mesure, influencé par les détenteurs du capital : ces lobbies financent les campagnes politiques et les médias de masse, et exercent généralement plus de pouvoir dans les démocraties capitalistes.

Eloigner une société du capitalisme ne signifie cependant pas, en soi, la rapprocher du socialisme. Après tout, elle pourrait aussi bien se rapprocher du féodalisme ou de toute autre sorte d’organisation sociale indésirable. Qu’est-ce qui constitue donc le socialisme et, plus spécifiquement, le socialisme du XXIe siècle ? Plutôt que de m’engager dans une longue discussion théorique à ce sujet, je vais juste en faire une description à gros traits, en me basant sur ce qu’il n’est pas (le capitalisme) et sur l’accomplissement de certaines idées et valeurs sociales. Je soutiendrais donc que contrairement au socialisme réel du XXe siècle (principalement en Europe de l’Est), le socialisme du XXIe siècle devrait accomplir les trois objectifs de la Révolution française. Le socialisme d’Etat du XXe siècle a uniquement atteint les objectifs de justice sociale (ou solidarité, ou fraternité) et, dans une certaine mesure, d’égalité formelle (puisque les membres du parti étaient « plus égaux » (Orwell) que les non-membres). Le socialisme du XXIe siècle devra donc concrétiser (dans leur intégralité) les idéaux d’égalité, de liberté et de solidarité (ou justice sociale) formelles. En d’autres termes, pour qu’il se distingue du socialisme d’Etat du XXe siècle, il devra être un socialisme libertaire, qui fasse en sorte que « le libre développement de chacun [soit] une condition du libre développement de tous » (Marx).

Le Venezuela se rapproche-t-il du socialisme du XXIe siècle ?

A partir de ces définitions générales du capitalisme et du socialisme du XXIe siècle, nous pouvons voir maintenant comment se situent les politiques du gouvernement Chavez par rapport à celles-ci.

Changer la propriété des moyens de production matériels et intellectuels

En prenant chacun des trois éléments qui définissent le capitalisme, concentrons-nous d’abord sur la façon dont les politiques du gouvernement Chavez affectent ou transforment la propriété des relations de production matérielle (en opposition à la production intellectuelle). Tandis que la grande majorité des capacités productives du Venezuela sont encore privées ou étatiques, une des priorités du gouvernement a été de développer des formes non-privées de propriété et de contrôle, comme les coopératives, la cogestion et l’expansion de la gestion/propriété publique.

Par exemple, au cours de la présidence de Chavez, le nombre de coopératives au Venezuela est passé de 800 en 1998 à plus de 100 000 en 2005, soit plus de 100 fois plus en sept ans. Plus d’un million et demi de Vénézuéliens font donc maintenant partie d’une coopérative, ce qui représente environ 10% de la population adulte. [3] Le gouvernement a activement soutenu la création de coopératives dans tous les secteurs, surtout par des crédits, des achats [publics, ndlr] préférentiels et des programmes de formation.

En ce qui concerne la cogestion, le gouvernement mène plusieurs expériences dans plusieurs entreprises publiques, comme celle d’électricité, CADAFE, ou dans l’entreprise de production d’aluminium, Alcasa [4]. En fonction du résultat de ces expériences, le gouvernement pense convertir davantage d’entreprises publiques à la cogestion. Celles-ci ne seront toutefois pas livrées au contrôle total des travailleurs car, selon le gouvernement, elles sont trop importantes pour le Venezuela pour être uniquement gouvernées par les personnes qui y travaillent : dans la mesure où elles ont un impact sur toute la société, il faut suivre le principe de subsidiarité qui implique que la société doit aussi pouvoir, à travers ses représentants dans l’Etat, dire comment l’entreprise doit être gérée.

Une autre stratégie pour changer la propriété et le contrôle des moyens de production a été l’expropriation d’usines inexploitées. Actuellement, au moins quatre usines, qui produisent du papier, des valves et des produits agricoles, ont été expropriées et mises sous le contrôle des travailleurs. En collaboration avec la fédération syndicale nationale, l’Union nationale des travailleurs (UNT), le gouvernement est en train d’évaluer les situations de 700 autres complexes de production abandonnés qui pourraient également être expropriés et livrés aux anciens travailleurs de ces usines.

Enfin, pour ce qui est de l’expansion de la gestion publique, le gouvernement de Chavez a créé plusieurs nouvelles entreprises publiques, notamment dans les domaines des télécommunications, du transport aérien et de la pétrochimie. De même, il a repris les commandes de l’entreprise pétrolière PDVSA, auparavant semi-autonome, et l’a mise sous le contrôle direct du gouvernement.

Bien sûr, le simple fait qu’il y ait plus d’entreprises allant contre la logique du capitalisme, qu’il y ait par essence des tentatives anti-capitalistes, comme des coopératives, des entreprises cogérées et publiques, ne signifie pas pour autant que le Venezuela soit désormais une société post-capitaliste pour ce qui est de la propriété des moyens de production. Toutefois, il y a un mouvement indéniable dans cette direction. Il est encore trop tôt pour dire si ces formes de propriété vont devenir prédominantes dans l’économie vénézuélienne. On mesurera vraiment la volonté du gouvernement d’aller dans cette direction si, et quand, le capital privé sera forcé de devenir marginal dans l’ensemble de l’économie. Il est encore impossible de dire pour l’instant si une confrontation aussi directe aura lieu et à quoi elle aboutira.

Cependant, créer une sphère de moyens de production qui ne sont ni la propriété ni contrôlés par le privé ne représente pas un changement en soi si cette propriété et ce contrôle suivent les mêmes principes que la propriété privée : la maximisation des profits avant toute autre chose et le reversement des profits non réinvestis pour la consommation des élites. Par conséquent, pour garantir que les entreprises coopératives, cogérées et gérées par l’Etat suivent de nouveaux principes, le gouvernement Chavez a créé un nouveau type d’unité de production économique, appelée Entreprise de Production Sociale (EPS).

Les EPS sont « des entités économiques dédiées à la production de biens et de services, où le travail a sa signification propre, sans discrimination sociale ni privilèges associés à la position de chacun dans la hiérarchie, où il existe une égalité réelle entre ses membres, où la planification se fait de façon participative, et qui sont publiques, collectives ou mixtes » [5]. Afin d’être qualifié d’EPS et de bénéficier alors d’un traitement préférentiel pour des crédits à faibles taux d’intérêt et des contrats publics, les entreprises doivent répondre à un certain nombre d’exigences comme « privilégier les valeurs de solidarité, de coopération, de complémentarité, de réciprocité, d’équité et de durabilité plutôt que la valeur de rentabilité » [6]. Si ces valeurs sont vraiment mises en pratique, alors on peut effectivement affirmer que pour ce qui est de la propriété et du contrôle des moyens de production, le Venezuela s’éloigne du capitalisme et se rapproche du socialisme du XXIe siècle.

S’éloigner du marché

Pour ce qui est de l’abandon du marché comme régulateur de la production et de la distribution des biens et services, le gouvernement Chavez a surtout insisté sur le fait d’utiliser l’Etat comme un mécanisme n’étant pas fondé sur le marché. L’Etat a donc été très actif dans la redistribution des richesses durant la présidence de Chavez, tant à travers ses programmes de réforme des terres urbaines et rurales, ses programmes sociaux basés sur les revenus du pétrole pour rendre l’accès gratuit à la santé et à l’éducation, permettre l’accès aux aliments de base ou octroyer des aides aux secteurs clés comme les coopératives et les « noyaux de développement endogène ». Bien entendu, même si les mécanismes de redistribution de l’Etat vont contre un principe fondamental du capitalisme, cela ne brise pas pour autant la logique du capital tant que la plupart des échanges se font dans le cadre d’un marché libre, ce qui est encore le cas au Venezuela. En tant que telle, ces politiques sont plus sociales-démocrates que socialistes.

Le principe de s’éloigner de la logique de distribution basée sur le marché a aussi dominé le commerce extérieur du Venezuela. Le gouvernement Chavez ne s’est pas seulement opposé avec véhémence aux accords de libre-échange promus par les Etats-Unis, mais il s’est également engagé dans un grand ensemble d’accords commerciaux fondés sur le principe de solidarité plutôt que sur celui de concurrence. Par exemple, l’accord Petrocaribe fournit aux nations caraïbes le pétrole vénézuélien à un tarif préférentiel et leur permet également de le payer en nature. Le principal cas est celui de Cuba, qui a fourni 20 000 médecins et assistants médicaux au Venezuela en échange de livraisons de pétrole. Des accords semblables existent avec l’Argentine, l’Uruguay et l’Equateur.

Encore une fois, ce type d’échange non marchand et qui met l’accent sur la coopération, la complémentarité et la solidarité au détriment de la concurrence ne représente encore qu’une part minoritaire des échanges, par rapport au commerce traditionnel. Comment le gouvernement de Chavez pourra-t-il accroître les échanges non basés sur le marché ? Et le fera-t-il ? Cela reste à voir, surtout dans la mesure où personne ne sait vraiment comment ces échanges coopératifs (et non concurrentiels) pourraient fonctionner à grande échelle.

Une gouvernance qui ne serait plus guidée par des intérêts privés

Pour ce qui est de la rupture avec le troisième élément important du capitalisme - un système de gouvernance sous le contrôle de puissants intérêts privés -, il s’agit de l’aspect sur lequel le Venezuela a le plus avancé. Et ce, d’au moins trois façons au cours des dernières années. Premièrement, le gouvernement Chavez a pu se libérer du contrôle du capital privé, grâce à la combinaison de revenus massifs du pétrole et de la totale perte de légitimité de l’ancien régime. Deuxièmement, il a institué des formes de démocratie directe et a accru la participation des citoyens dans l’Etat. Et troisièmement, il a affaibli les possibilités d’utiliser les forces armées pour réprimer la population civile via ce qu’il appelle l’union civile-militaire.

Le premier aspect est sans doute le plus important car il a permis pratiquement toutes les mesures anti-capitalistes prise par le gouvernement Chavez. En ce sens, les revenus du pétrole du Venezuela, qui sont passés de 226 dollars per capita en 1998 à 728 dollars en 2005 [7], ont été une mine d’or qui a donné au gouvernement une énorme liberté face à la capacité du capital privé de menacer de grèves d’investissements. De même, l’application d’un contrôle des changes a renforcé début 2003 l’indépendance du gouvernement vis-à-vis du capital privé. Tandis que la plupart des gouvernements de gauche, comme celui de Lula au Brésil, doivent constamment choisir entre poursuivre des politiques progressistes et s’aliéner le capital et donc le bien-être économique ou encourager l’investissement privé et abandonner les politiques progressistes, le gouvernement Chavez est, lui, largement délivré de ce dilemme. Les énormes revenus du pétrole permettent au gouvernement d’investir, de poursuivre des politiques fiscales et de régulation progressistes, de dépenser librement, sans avoir à s’inquiéter vraiment de la fuite des capitaux et du désinvestissement.

Cette liberté, combinée à l’autodestruction récurrente de l’opposition (à travers la tentative de coup d’Etat [8], le blocage de l’industrie pétrolière [9], l’échec du référendum révocatoire [10] et le boycott, en décembre 2005, des élections à l’Assemblée nationale [11]) est sûrement la raison principale qui a permis au gouvernement Chavez de pratiquer des politiques de plus en plus anti-capitalistes au fur et à mesure de sa présidence. Cela contraste nettement avec l’histoire de la plupart des gouvernements progressistes qui, de temps en temps, emploie une rhétorique radicale, pour ensuite succomber aux exigences du capital privé.

La deuxième façon dont le gouvernement atténue l’influence du capital privé est en introduisant la démocratie participative dans de nombreux secteurs de l’Etat. Cela se met en place à travers les conseils de planification locale, la participation citoyenne aux programmes sociaux et toute une gamme d’autres mécanismes institutionnalisés pour la participation de la société civile au gouvernement (référendum, choix de hauts fonctionnaires et audits citoyens des institutions publiques).

Une des principales formes de la participation citoyenne sont les conseils de planification locale. Lancés en 2001, ils sont restés lettre morte dans un premier temps du fait d’un ensemble de limites inhérentes à la loi même, qui permettait la création de conseils trop grands pour qu’ils puissent être gérés convenablement et pour que la participation y soit satisfaisante. Un nouvel effort a été fait en 2006 avec la loi des conseils communaux, qui basent les conseils sur des unités de 200 à 400 familles et pratiquent une démocratie directe dans leurs communautés, allouant des ressources financières et créant des ordonnances locales.

La démocratie participative au Venezuela prend également la forme de la participation citoyenne dans les « missions », récemment créées, qui fournissent éducation, santé, alimentation, services locaux, réforme des terres et protection environnementale. Ces missions, plutôt que d’être simplement imposées d’en haut, sont largement dirigées par les citoyens dans toutes les communautés, sous la forme de comités de santé, de terre et d’éducation.

Enfin, il y a les droits constitutionnellement garantis à la démocratie participative sous la forme de quatre différents types de référendum d’initiative citoyenne (révocatoire, d’approbation, d’abrogation et consultatif), le droit des citoyens à mener des audits des institutions publiques (controlaria social) et le droit des organisations de la société civile de co-nommer des candidats à la Cour suprême, au Conseil national électoral et au Conseil moral républicain (soit le procureur général, le contrôleur général et le défenseur des droits de l’homme).

Une telle participation des citoyens à tous les niveaux du gouvernement accroît la responsabilité et affaiblit le poids des puissants intérêts privés. Même si les citoyens peuvent encore succomber aux menaces de désinvestissement du capital privé, ils ont toutefois plus d’influence sur les prises de décision que lorsque des représentants élus ont le pouvoir de décision, généralement sous l’influence de puissants groupes privés qui exercent sur eux une pression constante et financent leurs campagnes électorales.

Le troisième secteur où le gouvernement Chavez a fait un réel effort pour permettre une démocratie plus directe a été de transformer un des moyens traditionnels servant à éliminer l’engagement et le mécontentement des citoyens : les militaires. Historiquement, les militaires en Amérique latine servaient à réprimer les populations et à empêcher qu’elles ne résistent à l’imposition de politiques gouvernementales qu’elles n’acceptaient pas. Pour Chavez, et pour la plupart des Vénézuéliens pauvres, les émeutes de 1989 contre les politiques économiques imposées par le Fonds monétaire international (FMI) [12], qui ont considérablement augmenté le prix des transports publics et de nombreux produits alimentaires de base, étaient une expression de mécontentement vis-à-vis du gouvernement relativement anti-démocratique [13] de Carlos Andrés Perez. Cette explosion de mécontentement a immédiatement été anéantie par une intervention militaire massive, qui s’est terminée par un massacre de 300 à 3 000 Vénézuéliens pauvres.

Selon Chavez, c’est à cause de la séparation constante entre les militaires et la population que les forces armées du Venezuela et d’Amérique latine ont pu si souvent et si facilement réprimer leur propre peuple. Leur manque de contact avec les civils, leur isolement étaient tels qu’il leur été facile d’agir sans empathie ou remords envers leurs concitoyens. A l’inverse, Chavez, suivant une maxime maoïste, soutient que « les militaires doivent être au peuple ce que le poisson est à l’eau ». L’application de ce principe est qualifiée d’« union civile-militaire » et signifie, en pratique, que les militaires doivent être intégrés le plus possible à la population civile, en étant en contact permanent avec elle et en assumant même des tâches civiles dans le processus. Les militaires se sont donc été fortement engagés dans les différentes « missions », en fournissant souvent des services comme la distribution de nourriture, l’aide à la construction et le transport par exemple. En outre, la population civile a été invitée à rejoindre les réserves militaires du Venezuela, pour apprendre à se battre dans une guerre de guérilla, au cas où une force étrangère comme les Etats-Unis envahirait le pays. Cela doit, selon Chavez, renforcer l’union civile-militaire.

Ceux qui critiquent cette nouvelle conceptualisation [du rôle, ndlr] des militaires au Venezuela affirment qu’il s’agit d’une militarisation de la société civile et que cela pourrait devenir un moyen de faire précisément ce que Chavez dit qu’elle est supposée combattre : la répression de la population. Il n’y a cependant pas de preuve concrète à cela. Tout visiteur peut attester que les forces armées au Venezuela ont beaucoup moins de présence militaire dans la population que dans des pays où elles étaient vraiment utilisées pour la répression, comme en Argentine dans les années 1970 ou au Salvador dans les années 1980. Personne au Venezuela n’a peur des militaires et leurs activités au sein de la population se limitent à remplir les fonctions civiles mentionnées ci-dessus mais pas à réprimer. Les groupes de défense des droits humains comme Human Rights Watch ne citent pas les forces armées comme étant responsables des violations de droits humains. Au contraire, au Venezuela, le principal responsable à cet égard reste la police (et ce bien avant que Chavez n’arrive au pouvoir), notoirement corrompue et contrôlée par les gouvernements locaux. En d’autres termes, il semble que, plutôt que de militariser la société civile, l’union civile-militaire a permis de « civiliser » les forces armées.

Ces trois facteurs, les énormes revenus du pétrole, la création d’une démocratie plus participative et la « civilisation » des forces armées, signifient que le gouvernement Chavez est bien plus libre de mettre en oeuvre des politiques indépendantes des puissants intérêts privés qui déterminent normalement la politique gouvernementale dans les pays capitalistes. La liberté dont il jouit pour mettre en place des politiques de gauche est à bien des égards unique au monde. Bien que d’autres pays bénéficient aussi de cette liberté grâce à la richesse de leurs ressources naturelles (comme une industrie publique du pétrole), elles sont en général aux mains de gouvernements extrêmement conservateurs et autoritaires (comme au Moyen Orient) et n’ont pas intérêt à mener des politiques progressistes.

Cette liberté a permis au gouvernement Chavez de mettre en place des politiques qui s’éloignent clairement de la propriété et du contrôle privés des moyens de production, des affectations et de la distribution déterminées par le marché et qui se rapprochent de formes de gouvernance et d’économie plus socialistes. Néanmoins, il ne s’agit visiblement pas du socialisme d’Etat du XXe siècle, tel que pratiqué en Europe de l’Est et en Chine et encore aujourd’hui à Cuba. Il s’agit plutôt d’une forme de socialisme plus libertaire, dans la mesure où il cherche activement la participation citoyenne ainsi que des formes de démocratie directe.

Obstacles au socialisme du XXIe siècle au Venezuela

Les principaux obstacles au socialisme du XXIe siècle au Venezuela se divisent en deux catégories générales : les obstacles internes et les obstacles externes. Les obstacles extérieurs sont ceux qui sont extérieurs au projet bolivarien comme l’opposition interne qui cherche continuellement à miner le gouvernement de Chavez sans se compromettre dans le processus politique, le gouvernement des Etats-Unis qui tente d’isoler celui de Chavez et les forces du capital national et international qui rendent extrêmement difficile l’instauration dans un seul pays du socialisme du XXIe siècle. Les obstacles internes proviennent quant à eux de la persistance d’une culture politique anti-démocratique de clientélisme et de personnalisme.

L’opposition comprend presque tous les secteurs qui jouaient traditionnellement un rôle déterminant dans la société vénézuélienne comme les anciens partis de gouvernement, l’ancienne fédération syndicale, la hiérarchie ecclésiastique, les grandes entreprises et presque tous les médias privés de masse. Le problème clé du gouvernement Chavez avec l’opposition n’est pas tant son pouvoir, qui a fortement diminué du fait de ses propres échecs et de sa désorganisation, mais sa volonté marquée de ne pas jouer le jeu démocratique, comme l’ont prouvé la tentative de coup d’Etat d’avril 2002, le blocage de l’industrie du pétrole de décembre 2003 et le boycott des élections à l’Assemblée nationale en décembre 2005. Rarement au cours de la présidence de Chavez, l’opposition a fait des propositions concrètes sur la façon dont elle gouvernerait différemment le Venezuela. Actuellement, l’opposition continue de nier la légitimité du gouvernement en menaçant de boycotter les élections présidentielles de décembre 2006, arguant que le registre électoral est incorrect. Cependant, un audit de l’Institut interaméricain des droits de l’Homme montre que les erreurs dans le registre sont négligeables. L’autodestruction graduelle de l’opposition n’en fait donc plus un obstacle pour le gouvernement, et en a de ce fait augmenté la marge de manœuvre.

Le deuxième obstacle externe à la création du socialisme du XXIe siècle est l’administration Bush. D’après des documents rendus publics ces dernières années, il est clair que celle-ci était au courant de la tentative de coup d’Etat de 2002, mais au lieu de s’y opposer antérieurement ou lors des faits, Bush l’a soutenue en niant qu’il s’agissait d’un coup d’Etat et en accusant Chavez de sa propre chute. De même, à travers la Fondation nationale pour la démocratie (NED, National Endowment for Democracy) et l’Agence des Etats-Unis pour le développement international (USAID, United States Agency for International Development), l’administration Bush a fait parvenir aux groupes d’opposition au Venezuela plusieurs millions de dollars par an, afin de créer une opposition à son image. Et, pour ce qui est des mesures ouvertement opposées au gouvernement Chavez, l’administration Bush a appliqué une série de sanctions économiques mineures [14] et a mené une campagne pour isoler le Venezuela sur la scène internationale. Finalement, chacune de ces mesures a été un échec relatif. Par exemple, l’opposition, malgré les fonds et les conseils reçus des Etats-Unis, reste désespérément désorganisée et a peu d’impact au Venezuela, du fait de ses nombreux échecs au cours de la présidence de Chavez [15]. Les sanctions économiques ont eu peu d’impact, car les revenus du Venezuela en devises proviennent presque entièrement du pétrole, produit dont les Etats-Unis ne peuvent pas se passer. En outre, les efforts pour isoler le Venezuela ont rencontré peu de succès dans le reste du monde.

Enfin, le troisième obstacle externe est pour de nombreux pays l’obstacle le plus sérieux à des gouvernements progressistes du fait de sa capacité à organiser une grève des investissements si un gouvernement met en oeuvre trop de politiques contraires à ses intérêts. Le Venezuela reste une place lucrative pour les investissements, du fait du récent boom des revenus du pétrole (essentiellement depuis mi 2003) et malgré la rhétorique anti-capitaliste du gouvernement et ses fréquentes hausses d’impôts sur l’industrie pétrolière. En outre, la fuite des capitaux a été limitée par une politique de taux de change restrictive. Par conséquent, le capital national et international n’est désormais plus autant un obstacle qu’il ne l’était antérieurement au début de la présidence de Chavez.

Les obstacles beaucoup plus sérieux à l’instauration du socialisme du XXIe siècle au Venezuela sont donc internes. Le principal est probablement la persistance d’une culture de clientélisme. Il y a en effet beaucoup de preuves anecdotiques montrant que, malgré les critiques de Chavez dénonçant les systèmes de clientélisme des gouvernements précédents, de nouvelles formes ont vu le jour. Tandis qu’il était avant presque impossible pour les personnes n’étant pas membres d’un des partis au pouvoir d’accéder à des emplois ou des services publics, il est prouvé aujourd’hui que même si l’affiliation au parti n’est pas un problème, les dirigeants du gouvernement Chavez empêchent souvent les anti-chavistas - car les opposants de Chavez sont connus - d’accéder à des emplois ou certains services publics.

L’exemple le plus notoire de cette pratique a été ladite « Liste Tascon », établie par le député de l’Assemblée nationale pro-Chavez Luis Tacson et qui répertorie tous les Vénézuéliens ayant signé la pétition en faveur d’un référendum révocatoire contre le président Chavez [16]. A l’origine, l’objectif de cette liste était de permettre aux partisans de Chavez de s’assurer qu’ils n’y apparaissaient pas et de vérifier que la liste n’incluait pas frauduleusement des personnes ne souhaitant pas y figurer.

Le clientélisme qui accorde principalement des emplois et des services publics aux chavistas ne contredit pas seulement la promesse faite lors de la campagne de Chavez de créer un gouvernement qui n’exclut personne mais affaiblit également l’Etat de droit, ouvrant ainsi une porte à la corruption et à la délégitimation du gouvernement, et va à l’encontre du principe d’égalité formelle. Pire : les systèmes de clientélisme encouragent une forme limitée de solidarité, qui ne s’applique qu’à un groupe (dans ce cas, un groupe politique) et s’oppose fondamentalement à la création d’une société dans laquelle la solidarité inclurait tout le monde, sans tenir compte ni de la nationalité ni des opinions politiques.

Le deuxième obstacle interne est le culte latent autour de la personnalité de Chavez et la tendance au Venezuela à la personnalisation de la politique en général. D’une part, il est vrai que la capacité de Chavez à embarquer tout le monde dans un grand mouvement « bolivarien » pour un changement radical au Venezuela est quasiment sans précédent dans l’histoire récente du Venezuela. Mais d’autre part, cette capacité s’est transformée en dépendance extrême du mouvement envers Chavez, faute d’un programme ou d’une organisation politique clairement définis. De ce fait, si Chavez devait disparaître du jour au lendemain, tout le mouvement se briserait en mille morceaux car il perdrait la colle sa colle unifiante. Cette extrême dépendance signifie aussi qu’il est très difficile pour les partisans de Chavez de le critiquer parce que chaque critique menace d’affaiblir le projet en fournissant des munitions rhétoriques à l’opposition. Une conséquence supplémentaire de ce manque de critique est d’isoler Chavez, ce qui rend difficile pour lui de tester ses idées et ses politiques face au monde extérieur. Les critiques provenant de ses propres rangs sont très rares et celles de l’extérieur sont très vite discréditées. Ainsi, le risque est grand d’aboutir à des politiques mal orientées [17].

Le troisième obstacle interne est une forte tendance à une direction hiérarchique, de haut en bas, pas seulement de la part de Chavez, mais aussi de la part de tous les fonctionnaires de l’administration publique. Malgré une réelle volonté de créer une démocratie participative au niveau local, la bureaucratie gouvernementale est encore très hiérarchique, ce que les instincts militaires de Chavez ont renforcé. Un tel leadership dans l’administration publique a exacerbé les problèmes mentionnés ci-dessus, comme la culture politique de la personnalisation, de telle sorte que remettre en question ses supérieurs et corriger des erreurs dans la gestion des politiques publiques restent très difficile à faire.

Perspectives

Il est très probable que le gouvernement Chavez continue à progressivement se radicaliser car il a réussi soit à vaincre soit à éviter presque tous les obstacles que tous les gouvernements progressistes ont normalement à affronter : la plupart des gouvernements affrontent ce que certains politologues ont appelé les « contradictions de l’Etat providence », qui fait que les gouvernements élus démocratiquement dans les pays capitalistes doivent obéir à deux maîtres contradictoires [18]. D’une part, les gouvernements doivent répondre aux demandes de la population qui les a élus, sans quoi ils risquent de ne pas être réélus lors du prochain cycle électoral. D’autre part, ils doivent satisfaire les demandes du capital, sans quoi ils doivent affronter une grève de celui-ci et une crise économique. Ces deux acteurs font pression sur les gouvernements, ce qui pose un sérieux problème car leurs exigences sont souvent contradictoires. Les citoyens veulent généralement que le gouvernement les protège des ravages du capitalisme (en régulant le commerce, en protégeant l’environnement, en évitant les crises économiques, etc.), tandis que le capital veut avoir le moins de régulations et d’impôts possible. Dans un effort pour résoudre au moins partiellement cette contradiction à travers l’endettement, les gouvernements du Premier ou du Tiers monde ont lourdement emprunté, de façon à répondre aux besoins financiers de l’Etat providence sans avoir à taxer ni le capital ni la population. Pourtant, lorsque la crise de la dette est devenue trop lourde, les gouvernements ont réduit leurs dépenses et ont adopté en masse le néolibéralisme comme une voie qui était supposée les sortir de la contradiction. Le néolibéralisme n’a pourtant pas résolu cette contradiction et a fait pencher la balance du pouvoir en faveur du capital.

Pourtant, avec l’échec du néolibéralisme à améliorer significativement le niveau de vie des populations et avec l’augmentation dramatique des inégalités, les peuples d’Amérique latine ont voté contre ce modèle et en faveur d’une grande variété de gouvernements de gauche. La contradiction entre les exigences du capitalisme et celles de la population en général est encore présente dans presque tous ces pays. La seule exception semble être le Venezuela qui, en vertu de ses revenus du pétrole, est bien moins dépendant du capital privé et donc de ses exigences. En plus de cette indépendance économique, les échecs répétés de la vieille élite vénézuélienne pour éliminer Chavez ont aussi joué un rôle. Chavez, qui, en 1998, a débuté en politique en affichant des opinions plutôt modérées, a donc pu ainsi profiter de chaque défaite de l’opposition pour devenir de plus en plus radical. De même, n’ayant pas été formé politiquement par un parti ou une idéologie politique, mais plutôt dans son affrontement avec le pouvoir d’Etat, Chavez a dessiné une voie pragmatique et libérée de toute orthodoxie, se donnant donc la possibilité d’emprunter une voie plus radicale, si les événements et son analyse des besoins du Venezuela l’amenaient dans cette direction.

En d’autres termes, tandis que la définition et la mise en oeuvre du socialisme du XXIe siècle vont certainement évoluer, du fait du manque relatif d’obstacles externes, ce sont les obstacles internes que créent la culture de clientélisme et de personnalisme qui sont les plus à même de menacer le projet. Trouver comment surmonter ces obstacles, ce qui impliquerait une reconstruction de l’Etat pour éliminer les structures de clientélisme et la création d’un mouvement politique efficace qui ne dépendrait pas de Chavez, afin de dépasser le personnalisme, reste le plus grand défi du socialisme du XXIe siècle au Venezuela.

NOTES :

[1] Conférence Enlaces Alternativos, Vienne, 13 mai 2006 (www.gobiernoenlinea.gob.ve).

[2] Ibid.

[3] SUNACOOP (Superintendencia Nacional de Cooperativas), www.sunacoop.gob.ve.

[4] [NDLR] Lire à ce propos Fabrice Thomas, Venezuela : cogestion ouvrière dans la fabrique d’aluminium Alcasa, RISAL, 30 janvier 2006.

[5] « Empresas de Producción Social », article du magazine d’entreprise de PDVSA, Siembra Petrolera, n°1, Jan.-Mar. 2006, p.55

[6] Article 3 du décret n° 3.895, du 13 septembre 2005, publié dans la Gaceta Oficial n°38.271.

[7] Selon les propres calculs de l’auteur, basés sur les données venant du ministère des Finances du Venezuela, de l’Institut national de statistiques et de la Banque centrale vénézuélienne.

[8] [NDLR] Consultez le dossier Coup d’État au Venezuela sur le RISAL.

[9] [NDLR] Consultez le dossier Lock out & sabotage pétrolier sur le RISAL.

[10] [NDLR] Consultez le dossier Référendum au Venezuela sur RISAL.

[11] [NDLR] Lire Maurice Lemoine, Désertion calculée de l’opposition vénézuélienne, RISAL, 12 décembre 2005.

[12] [NDLR] Lire Frédéric Lévêque, Le Caracazo, c’était il y a 15 ans, RISAL, février 2004.

[13] Le mouvement bolivarien de Chavez tout comme beaucoup d’analystes extérieurs analysent la période de 1958-1993 comme relativement anti-démocratique car la répression d’Etat et le pacte des élites (Pacto de Punto Fijo) entre les deux principaux partis a empêché leurs concurrents d’arriver au pouvoir durant ces années.

[14] Ces sanctions sont le résultat de la mention du Venezuela sur un grand nombre de listes, comme celle des pays ne combattant pas suffisamment le terrorisme, le trafic de drogue et le trafic d’êtres humains.

[15] Ces échecs comprennent la tentative de coup d’Etat d’avril 2002, le blocage de l’industrie du pétrole en décembre 2002, le référendum révocatoire de 2004 et le boycott des élections à l’Assemblée nationale de décembre 2005.

[16] Il y a probablement autant d’opposants utilisant cette liste pour éliminer les partisans de Chavez. Cela n’excuse cependant pas cette pratique, spécialement de la part d’un gouvernement qui a fait campagne contre les systèmes clientélistes.

[17] Les récents changements dans le code pénal sont un exemple d’une politique mal orientée : ils augmentent quelque peu les peines pour insulte à un membre de la fonction publique. Cette loi existe depuis des décennies mais augmenter les peines pour ce délit est contraire aux droits civiques et ne semble pas de grande utilité.

[18] Un des principaux théoriciens de cette thèse était Claus Offe, dans son livre, The Contradictions of the Welfare State, 1984, MIT Press

par Gregory Wilpert

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RISAL - Réseau d’information et de solidarité avec l’Amérique latine

URL : http://risal.collectifs.net/

Source : Venezuelanalysis (www.venezuelanalysis.com), 11 juillet 2006.

Traduction : l’équipe du RISAL (www.risal.collectifs.net).


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